L'économie marocaine subit un glissement inquiétant vers l’informel
Il n’y a pas de chiffres récents pour mesurer l’ampleur du phénomène, mais tout le monde en parle dans les milieux d’affaires: l’actuel contexte économique pousse de nombreux opérateurs à se réfugier dans l’informel, en attendant des jours meilleurs. Les causes sont nombreuses et les conséquences peuvent être graves.
Tous les grands secteur sont touchés par le glissement vers l’informel: Commerce, BTP, industrie…
Les petites entreprises sont les plus concernées par le mouvement mais les grandes et moyennes structures sont également nombreuses à réaliser une partie de leurs activités dans le circuit non structuré, pour payer moins d'impôts et de charges sociales et ne pas subir les contraintes de la réglementation, notamment le Code du travail.
La hausse du nombre de défaillances d’entreprises peut renseigner sur l’ampleur du phénomène: «Quand la situation économique devient difficile, soit les entreprises ferment, soit elles basculent dans l’informel», rappelle un analyste.
Médias24 a interrogé plusieurs chefs d’entreprises et représentants du secteur privé. Globalement, ils évoquent tous la même cause: la précarisation du tissu entrepreneurial. Une précarisation due à plusieurs facteurs:
- Accélération des importations "déloyales" dans plusieurs secteurs d’activité.
- Hausse des charges et pression sur les marges.
- Tassement de la demande intérieure: pouvoir d’achat des ménages et investissement en ralentissement.
- Difficultés financières des entreprises, notamment en raison de l’allongement des délais de paiement et de l’accès de plus en plus difficile au financement bancaire.
- Fiscalité et réglementation inadaptées.
Les conséquences peuvent être désastreuses. Les chefs d’entreprises ne tirent pas encore la sonnette d’alarme mais rappellent que le glissement vers l’informel peut avoir un effet boule de neige: chaque entreprise peut basculer totalement ou en partie dans l’informel pour résister face à celles ayant déjà franchi le pas.
Rappelons que l’économie informelle ne cesse de grossir, comme en témoigne la dernière étude du Haut Commissariat au Plan sur le sujet, publiée en octobre 2016.
Les problématiques qu’elle pose sont complexes et structurelles. Et elles préoccupent au plus haut degré les représentants du secteur privé. D’ailleurs, l’une des dernières contributions de la CGEM au débat public est son étude sur le secteur informel, publiée en avril dernier et dans laquelle elle propose une série de mesures pour traiter le phénomène.
Reste la mobilisation des pouvoirs publics qui, malgré quelques réussites locales et ponctuelles, demeure faible.
Le textile est l'un des secteurs les plus touchés par le glissement vers l'informel. Principale cause, selon Karim Tazi, président de l'AMITH (Association marocaine des industries du textile et de l'habillement): Les importations "massives" de produits turcs qui exercent une concurrence déloyale sur la production locale. "Ces importations ont pris de l’ampleur au point qu’elles affectent même le textile de contrebande importé de Chine", déclare-t-il.
Pour lui, ces importations "sauvages" de produits subventionnés par l'Etat Turc sont plus toxiques pour les opérateurs que la contrebande chinoise. "Ces dernières sont combattues par la Douane mais l’effet est annulé par l’augmentation des importations de textile turc", martèle-t-il.
Et d'ajouter: "Le secteur est en souffrance, il faut prendre des mesures antidumping et antisubventions à l’importation comme celles récemment adoptées par l’Union européenne".
"L’informel de production (petits ateliers) ne nous dérange pas vraiment, au moins il crée de l’emploi. Il faut le traiter en intégrant les unités de fabrication artisanales dans le circuit formel, mais seulement après avoir résolu le problème des importations sauvages", recommande M. Tazi.
"Ces unités ont besoin d’un environnement favorable et d’un statut adapté comme celui des auto-entrepreneurs (comptabilité simplifiée…)", ajoute-t-il.
Le président de l'AMITH appelle à la refonte de la fiscalité du secteur. Pour lui, le Maroc est plus compétitif et plus qualitatif que la Turquie mais ce pays gagne face au Maroc grâce aux subventions.
"L’Amith est en train d’instruire une demande de mesures de défense commerciale auprès du ministère du Commerce et de l’Industrie contre les produits turcs. Mais globalement, il faut une prise de conscience au plus haut niveau du gouvernement si on veut mettre en place un nouveau modèle de développement. Les opérateurs du textile ne sont pas dans une logique de rente, ils veulent créer des emplois et des richesses. Il leur faut simplement un environnement sain pour le faire", conclut-il.
Mohamed Fikrat: "Pourquoi continuer à perdre de l'argent dans le formel quand on voit que les autres basculent dans l'informel?"
Mohamed Fikrat, président de la commission Investissement, compétitivité et compensation industrielle à la CGEM, qui a chapeauté l'étude du patronat sur l'informel, confirme qu'il y a un glissement vers l'informel.
«Il n’y a pas d’étude récente pour confirmer la tendance, mais plusieurs personnes autour de moi se disent obligées de basculer vers l’informel pour continuer à survivre», déclare-t-il.
«Ces personnes voient que le phénomène n’est pas traité et se demandent pourquoi continuer à perdre de l’argent et risquer de disparaître», ajoute M. Fikrat.
Pour lui, les entrepreneurs voient en l’informel une sorte de refuge, notamment quand ils font face à des difficultés, administratives ou économiques. Et justement ces derniers mois étaient marqués par un ralentissement.
En 2017, hausse de la croissance grâce à l'agriculture (HCP)
«Ces derniers mois, les gens tentaient de trouver des solutions pour survivre, dont le basculement vers l’informel. Nous espérons que l’arrivée de la bonne récolte de cette année dynamisera l’économie au cours des prochaines semaines», affirme, optimiste, le patron de Cosumar.
Selon lui, il faut rester prudent: «Le glissement vers l’informel exerce un effet d’entraînement sur l’économie formelle. Les entreprises se trouvent dans l’obligation de réaliser une partie de leur activité dans le circuit non structuré ou de réduire leurs charges et investissements pour pouvoir baisser leurs prix et survivre. C’est un phénomène qui empêche l’amélioration de la compétitivité de l’économie».
Quelles solutions? «A la CGEM, nous préconisons des solutions inclusives et progressives pour traiter le problème. Un problème compliqué, qui a pris de l’ampleur et qui ne peut être résolu que par des lois ou des sanctions. Il faut mener un travail fin et collectif (secteur par secteur), associer les professionnels et imaginer des solutions pour créer les conditions favorables à l’intégration du tissu informel. Il y a plusieurs exemples de réussite, notamment dans le secteur du commerce de proximité dans des grandes villes comme Casablanca (souk namoudaji, ndlr)».
Hakim Marrakchi: "Il faut alléger les charges des entreprises"
Pour sa part, Hakim Marrakchi, PDG de Maghreb Industries (confiseries) et ancien vice-président de la CGEM, dit ne pas ressentir de mouvement particulier de basculement vers l’informel dans son secteur d’activité. Mais il reconnaît que le phénomène devient inquiétant.
Pour lui, le glissement vers l'informel est la conséquence de deux phénomènes possibles: une réglementation pénalisante (Code du travail, problèmes d’autorisations…) et une taxation que l’on veut éviter (TIC, impôts sur les salaires…). «Il n’y a pas de troisième cause à ma connaissance».
Les règlementations en déphasage avec la réalité sont nombreuses et la fiscalité n’est pas adaptée à plusieurs secteurs d’activité, selon M. Marrakchi.
Mais surtout, «on bascule dans l’informel à cause de la précarité, quand on est dans une situation difficile avec des marges faibles», estime-t-il.
Et c’est le cas actuellement avec une hausse importante du coût du travail, de l’énergie et des matières premières, alors qu’en face il y a une stagnation des prix. «Nous sommes dans une économie ouverte et quand on ne peut pas s’aligner sur les prix des produits importés, on est obligé de basculer dans l’informel ou de fermer», précise M. Marrakchi.
Il y a aussi l’allongement des délais de paiement et les tensions sur les trésoreries qui contribuent à la précarisation des entreprises
La solution? "Il faut baisser les charges des entreprises, notamment à travers une fiscalité adaptée et moins de charges sociales. Ceci, bien entendu, en plus de freiner les importations déloyales. Si les importations font baisser les prix, elles tuent la production locale et précarisent l’emploi. Il faut aussi normaliser l’installation de marques au Maroc, comme cela se fait dans d’autres pays", préconise-t-il.
Concernant le ralentissement de l’économie et du pouvoir d’achat des ménages, M. Marrakchi affirme qu’il n’y a plus le même rythme de croissance qu’il y a quelques années. Or c’est la croissance qui permet d’absorber l’effet de la hausse des charges.
"Jusqu’en 2011, la croissance était portée par la consommation des ménages (nourrie par les importations, ndlr) et l’investissement. Il y a eu par la suite un ralentissement de ces deux composantes sans qu’il y ait compensation par une hausse de la production. Tous les pays qui ont misé sur la production s’en sortent mieux que ceux qui ont parié sur la consommation. Au Maroc, il faut changer de modèle et élargir les mesures d’encouragement (comme celles du Plan d’accélération industrielle, ndlr) à tous les secteurs productifs", résume M. Marrakchi.
Khalid Dahami: "Il est important de développer notre propre recette pour maîtriser le phénomène"
Pour Khalid Dahami, président de Fédération du commerce et services (GGEM), c’est la précarisation des petites structures (TPE) qui les pousse à basculer dans l’informel. "Il y a actuellement une crise, les gens n’ont plus envie de consommer ou d’investir", avertit le responsable.
Mais ce dernier reste optimiste. "Pour l’instant, je vois toujours en l’informel une opportunité, un vivier d’entrepreneurs qui ont besoin d’être accompagnés de manière intelligente, notamment par l’éducation beaucoup plus que par la réglementation", déclare M. Dahami.
"Le phénomène existera toujours, comme dans les pays développés. Il faudra maîtriser son ampleur en accompagnant la migration vers la sphère structurée, pour qu’il ne se transforme pas en menace: baisse anormale des prix, destruction de la valeur, manque de traçabilité...", poursuit-il.
"Il faut un travail d’écoute, de marketing et bien tenir compte de la dimension humaine. Il y a de belles expériences dans le commerce de proximité, notamment à Casablanca et dans le sud du Maroc. Les gens qui évoluent dans l’informel sont des gens qui travaillent, ce ne sont pas des voleurs. Il faut être créatif et développer notre propre recette pour maîtriser ce phénomène", conclut-il.
Le 04 Juin 2018
Source Web : Médias 24
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