Cette génération de jeunes ressent la finitude du monde »
Sentiment de ne pas être en adéquation avec ses valeurs, désir d’éthique, tentation de prendre des chemins de vie alternatifs… l’inquiétude sur le climat se lie de plus en plus, chez les étudiants et les jeunes diplômés, à une remise en cause du système économique, explique la sociologue Cécile Van de Velde.
Depuis six mois, des marches pour le climat rassemblent des milliers de jeunes, à Paris et dans plusieurs pays d’Europe. Certains font grève tous les vendredis pour soutenir cette cause. Cécile Van de Velde, sociologue à l’université de Montréal, travaille sur la question de la colère et de la désobéissance civile dans la jeunesse. Elle analyse pour Le Monde cette mobilisation.
Quel regard portez-vous sur les mobilisations pour le climat, qui ont lieu depuis la fin de l’année 2018 ?
Ce qui frappe d’abord, c’est l’extrême jeunesse des participants : le cœur des manifestations est constitué d’adolescents, issus de milieux urbains et plutôt aisés. J’ai même croisé, à Montréal de nombreux enfants en famille, brandissant fièrement leur première pancarte. Même en France, où la tradition de mobilisation est plus marquée chez les étudiants, les plus jeunes se mobilisent aussi fortement. C’est la première prise de parole de la « génération d’après », et qui en annonce d’autres.
Nés au tournant des années 2000, ces jeunes ont connu la jonction des crises économiques et environnementales, et portent un rapport au temps particulier : ils ressentent fortement la finitude du monde. Ils ont grandi dans une forme d’incertitude radicale. J’ai pu voir monter et se diffuser, au fil de mes recherches sur la colère sociale, ce sentiment d’urgence vis-à-vis des questions écologiques. En 2012, la colère des jeunes diplômés était principalement structurée par les thématiques sociales et économiques. Aujourd’hui, le malaise est plus existentiel, plus global. Il porte davantage sur la question de la marche du monde et de l’humanité menacée.
Cela va de pair avec un rapport plus concret et radical au politique : ces jeunes générations ont davantage confiance en leurs capacités de changement social que leurs aînés, notamment parce qu’ils ne considèrent pas n’avoir plus rien à attendre. En 1968, Margaret Mead, dans son ouvrage Le Fossé des générations, annonçait une inversion de la transmission entre générations : au lieu d’être descendante – des parents vers les enfants –, cette transmission pouvait devenir ascendante. C’est cette forme d’inversion générationnelle qui est à l’œuvre aujourd’hui sur les questions climatiques et environnementales.
Comment comprendre cette colère envers la classe politique et le monde économique ?
C’est un point intéressant : on n’y retrouve pas, ou peu, de jeunes issus de territoires périphériques ou de jeunes issus des milieux plus populaires. C’est une colère des « inclus », ce qui ne veut pas dire pour autant que les autres ne sont pas sensibles à ces questionnements, mais leur colère se structure davantage sur l’injustice sociale. Dans le mouvement sur le climat, c’est le thème de l’injustice générationnelle qui domine, et on retrouve, dans nombre de slogans, la dénonciation d’un passé qui grève le futur, le refus d’un héritage marqué à la fois par la dette et le doute. Il ne faut pas opposer par exemple le mouvement des « gilets jaunes » et ce mouvement sur le climat : même s’ils diffèrent fortement, ce sont deux formes de critique systémique, l’une marquée par des questions de survie individuelle et de justice sociale, et l’autre de survie collective et de justice générationnelle.
On y retrouve, comme dans toutes les colères sociales et politiques d’aujourd’hui, les mêmes ferments. A savoir un sentiment d’impuissance, avec cette impression de ne pas pouvoir avoir suffisamment de prise sur son destin, qu’il soit individuel ou collectif. Et un sentiment de mépris ressenti face à l’action ou l’inaction politique. Il faut noter que le mouvement ne cible pas la génération aînée dans son ensemble, mais plutôt celle qui se cache derrière « le système » : ce qui est dénoncé, au fond, c’est le cynisme du monde de la finance et de la politique, ainsi que leur complicité supposée. On voit d’ailleurs dans les enquêtes internationales sur les valeurs que la conscience environnementale et la demande d’éthique politique sont deux revendications qui distinguent fortement les jeunes générations montantes. Non pas que ces revendications n’existent pas chez les autres, mais elles sont portées à l’extrême par ces jeunes générations. Il est symptomatique que ce mouvement ait comme égérie une jeune adolescente, Greta Thunberg, considérée comme incorruptible et non affiliée ; elle porte en elle-même cette vision « pure » du politique.
Certains jeunes diplômés parlent de « dissonance cognitive » lorsqu’ils travaillent pour des entreprises avec lesquelles ils se sentent en contradiction morale… Comment analysez-vous cette expression particulière ?
Dans les parcours, ces tensions entre « l’être » et « le système » sont de plus en plus exprimées. Pour certains, elles sont vécues comme un réel déchirement. Au niveau individuel, la question posée est d’abord d’ordre éthique : s’ajuster au marché du travail, d’accord, mais jusqu’où ? Par nécessité, la plupart des jeunes diplômés acceptent de renoncer à certaines valeurs pour rester dans la course, mais ils peuvent développer alors un sentiment majeur de désajustement. Je les appelle les « loyaux critiques » : ils jouent le jeu, mais portent une critique radicale du système, depuis l’intérieur. De plus en plus de diplômés refusent actuellement de renoncer à certaines valeurs et s’engagent vers des chemins alternatifs, que ce soit à l’intérieur même du système – monter son entreprise écologique par exemple –, ou à l’extérieur – quitter le marché du travail et vivre de la débrouille. Mais il faut bien sûr disposer de quelques filets de sécurité pour pouvoir franchir ce pas. Même s’ils restent minoritaires, ces parcours sont révélateurs de la dynamique actuelle du changement social, qui passe de plus en plus par les comportements sociaux eux-mêmes. Plus encore que la consommation quotidienne, c’est le choix de vie lui-même qui devient codé comme un acte de résistance politique.
Le 19 avril 2019
Source web Par Le Monde
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