La richesse des nations et le capital immatériel: de quoi parle-t-on?

Le Conseil économique social et environnemental (CESE) et Bank Al-Maghrib viennent de livrer une étude sur la "Richesse globale du Maroc entre 1999 et 2013. Le capital immatériel: facteur de création et de répartition équitable de la richesse nationale". Que signifie cette étude ? Quel est son intérêt ?
La problématique de la mesure du capital immatériel du Maroc ouverte par le discours royal de 2014 est d’un immense intérêt. Elle n’est pas seulement une curiosité intellectuelle, propre au monde du savoir. Sa finalité ultime n’est pas de repositionner le Maroc dans le classement des nations. Elle est surtout d’une grande utilité pour réévaluer les politiques publiques de développement.
Mais il faut admettre que la comptabilisation de la richesse d’une nation est une entreprise complexe. Elle suppose de mesurer des actifs mais aussi des passifs. Trois problèmes connexes apparaissent : quels sont les postes de cette richesse ? Comment les évaluer individuellement et par agrégation ? Comment articuler les comptes de stock et les comptes de flux ?
Nous savons que toute mesure économique est définie en termes de valeur monétaire. Cependant, la prise en compte des stocks conduit à mélanger des valeurs de statuts différents dans la mesure: valeur réalisée contre paiement d’une somme d’argent, valeur imputée, valeur actualisée (c’est-à-dire anticipée), valeur substituée (coût d’opportunité). Étant donné la disparité des statuts, l’intégration des comptes de revenu (flux) et des comptes de patrimoine (stock) ne peut aller sans conventions et approximations.
La littérature économique sur la croissance ainsi que les productions des organismes internationaux ont exploré des méthodologies et conduit des investigations sur la mesure de la richesse des nations.
Initialement, le problème réside dans l’appréciation des défis à long terme qui menacent les ressources de la planète et qui concernent les générations futures plus encore que les générations présentes : le changement climatique, l’épuisement des forêts et la raréfaction des ressources aquatiques et fossiles.
Plus récemment, les crises ont renseigné sur les risques de solvabilité des secteurs financiers privé et public qui menacent la solvabilité financière des Etats.
De ces investigations, il en est sorti que le maintien de la richesse totale d’une nation est la clé des régimes de croissance viables, soutenables et durables. Le développement à long terme dépend de la richesse totale, c’est-à-dire:
- du capital matériel produit (équipements, structures et terrains urbains),
- du capital naturel (gisements, ressources forestières, zones protégées, terres cultivées et pâturages)
- et du capital immatériel (capital humain, infrastructures institutionnelles, capital social et actifs financiers étrangers nets).
La somme de ces trois composantes est la richesse réelle de la nation.
Aussi, les perspectives de développement futur d’une nation sont liées aux variations de sa richesse réelle nette totale. C’est-à-dire les variations qui ne détruisent pas la richesse, mais génèrent plutôt une épargne nette ajustée (ou épargne authentique) permettant un investissement net de la société. C’est la condition pour emprunter le sentier d’une économie soutenable.
En l’état présent de nos connaissances, la richesse des nations est loin d’être mesurée de manière complète. S’il est possible de mesurer les différents types de capital qui forment la base productive de l’économie, il est plus complexe de mesurer la productivité agrégée du volume des autres types de capital.
Tout d’abord, le capital naturel est extraordinairement diversifié (gisements, forêts et terrains). Les ressources naturelles marchandes sont soit non renouvelables (énergie et minéraux), soit renouvelables (forêts et poissons). Des tentatives sont faites pour comptabiliser les stocks de matières énergétiques. Il est par contre délicat d’attribuer une valeur monétaire aux autres ressources naturelles comme l’air et l’eau. De plus, il faut évaluer sur le plan monétaire les catégories de dommages causés par l’épuisement des ressources naturelles, la dégradation du patrimoine naturel non marchand, des atteintes à la biodiversité.
Ensuite, la mesure des actifs immatériels a fait plus de progrès dans la comptabilité des entreprises qu’en comptabilité nationale.
La révolution des technologies de l’information a donné un tel essor aux actifs immatériels qu’on leur accorde une plus grande attention dans la valeur des actifs et du patrimoine de l’entreprise. Par contre, les comptables nationaux sont moins enclins à capitaliser les dépenses immatérielles à l’échelle du pays.
Il est vrai que les actifs immatériels ont un caractère non vérifiable et non visible, ce qui complique et rend parfois difficile l’application de la méthodologie de l’inventaire permanent. D’autre part, il n’est pas facile de distinguer les composantes prix et quantités et même trouver une unité de mesure pertinente.
Mais la vision microéconomique de l’entreprise et la vision macroéconomique du développement se différencient par la liste des postes classés en investissements immatériels.
Au niveau de l’entreprise, la préoccupation est l’innovation, la gouvernance et la responsabilité sociale.
Au niveau macroéconomique, les organismes internationaux ont inclus d’autres catégories: institutions, cohésion sociale, légitimité politique, efficacité des administrations publiques, règles de droit… Certaines sont universelles. D’autres servent à promouvoir un modèle type de société. Toutes restent à mesurer.
Enfin la mesure du capital humain rencontre d’autres embûches. Il est évidemment incorporé dans les personnes. On suppose que sa valeur est liée à l’investissement en nombre d’années d’éducation. Mais pour l’approcher, il faut tenir compte du problème des différences de qualité de formation, de taux d’intérêt appropriés appliqués aux dépenses annuelles d’éducation par travailleur.….
On constate que si pour les catégories d’actifs immatériels qui s’apparentent plus au capital matériel, il est possible d’utiliser des méthodes pour en mesurer la valeur en tenant compte du coût d’usage et du rendement du capital, la mesure du stock de capital humain est autrement plus délicate. Elle exige de mesurer le nombre de travailleurs actifs ajusté des risques de mortalité pendant la vie active, de définir un prix fictif de la productivité de cette catégorie de capital, etc.
En somme, la mesure des types de capital qui ne sont pas pris en compte dans les systèmes de comptabilité nationale est une condition préalable à la comptabilisation de la richesse nationale. Seul un effort statistique massif mobilisant les ressources publiques permettra une avancée décisive sur ces problématiques.
Mais ce n’est pas qu’une question de statistiques ou de classement dans les rangs des nations.
L’enjeu est l’élaboration de politiques publiques appropriées pour le développement humain durable et de responsabilité envers les générations futures.
Le 16 Décembre 2017
Source Web : Médias 24
Les tags en relation
Les articles en relation

Faut-il plus d’inflation et de dettes pour réoxygéner l’économie ? Retour sur un débat
Si les économistes du 19e siècle n’étaient pas d’accord sur le mécanisme de création de la richesse et de sa distribution, les modèles sociétales con...

Coronavirus, impact économique : Abdellatif Jouahri répond à nos questions
Mesures de soutien du comité de veille économique, taux directeur et liquidités, prévisions de croissance, impact sur les réserves de Change, chute de la b...

Le CESE passe à la vitesse supérieure
Voici un «Think Tank public» qui ne chôme pas. Le site du Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) en témoigne quantitativement et qualitativeme...

Marché de change: Le dirham s’apprécie de 0,2% par rapport à l’euro et se déprécie de 0,4%
Le dirham s'est apprécié de 0,2% par rapport à l'euro et s'est déprécié de 0,4% vis-à-vis du dollar au cours de la période allant du 25 au 3...

Banques. Les taux débiteurs maintiennent un trend baissier
La dernière livraison de la Banque centrale relative aux taux débiteurs enregistrés au quatrième trimestre de l’année 2016 fait ressortir une baisse par ...

Le Sommet des consciences de la COP 22 de Marrakech, le 3 novembre prochain
Le Sommet des Consciences de la COP 22 de Marrakech se tiendra le 3 novembre prochain, en vue de renforcer la prise de conscience sur l'impératif d'une...

Cryptomonnaies au Maroc : interview avec l’économiste Othmane Fahim
L’économiste au sein de l’Observatoire marocain de la très petite et moyenne entreprise (OMTPME), Othmane Fahim, a analysé, dans une interview accordée ...

CESE: Neuf grands choix pour définir le nouveau modèle de développement
Le Conseil économique social et environnemental (CESE) propose dans son rapport sur le nouveau modèle de développement d'adopter de nouvelles inflexions ...

Voici les raisons pour lesquelles le gouvernement Akhannouch renonce à la taxe sur les superprofits
Au cours d’un point de presse organisé hier, mardi 25 octobre 2022, autour du Projet de loi de finances (PLF) 2023, le ministre délégué en charge du Budge...

L'inflation en dessous de 1% cette année Un mauvais signe pour la dynamique économique ?
La décélération de l’inflation résulte notamment des produits alimentaires, dont l’indice a baissé de 0,2% à fin novembre dernier. La décélération ...

Crédit du Maroc lance sa fenêtre participative sous l’enseigne «ARREDA»
Le Crédit du Maroc va déployer dans les prochaines semaines un premier dispositif de 12 points de vente dans les principales villes du Royaume. Le Crédit ...

Droit de grève au Maroc : vers une loi organique équilibrée après 60 ans d'attente
La Commission de l’enseignement, des affaires culturelles et sociales à la Chambre des conseillers poursuit l’examen du projet de loi organique n° 97.15 s...