Me Bassamat Fassi Fihri: “Si le projet de loi n°38-15 est adopté, les Marocains fuiront leur justice“
Le projet de loi n° 38-15 portant sur l’organisation judiciaire du Royaume, a été adopté le 7 juin 2016 par la Chambre des représentants. Il est revenu à la Chambre des conseillers, le même jour, pour une deuxième lecture.
Heureusement, pourrait-on dire. En effet, à la lecture de ce texte et plus particulièrement de l’article 14, plusieurs juristes marocains ont sursauté. Celui ci imposera s’il était adopté en l’état, la traduction en arabe et par traducteur assermenté de toutes les pièces produites dans le cadre d’une procédure.
Mission impossible et blocage garanti de la justice, nous dit Me Bassamat Fassi Fihri, avocate au barreau de Casablanca, qui a alerté Médias 24 sur ce texte.
Pour elle, cette disposition “irrationnelle“ doit absolument être amendée par la Chambre des conseillers, sinon les répercussions pour la justice et les justiciables seront “extrêmement graves“. Entretien.
Médias 24: Le projet de loi relatif à l’organisation judiciaire du Royaume impose dans son article 14, la traduction en langue arabe et par un traducteur assermenté de tous les documents (pièces probantes) à produire devant les juridictions.
Quelles difficultés cette disposition peut-elle poser?
Me Bassamat Fassi Fihri: L’article 14 de ce projet impose la traduction de toutes les pièces en langue arabe, il ne s’agit donc pas d’une faculté mais d’une obligation, même si le texte n’a pas prévu de sanction en cas de défaut de production des traductions.
En effet, l’expression «doivent être traduits» est à interpréter comme une disposition impérative permettant aux tribunaux le cas échéant de déclarer la demande irrecevable.
Ce projet de loi a déjà été voté par la Chambre des représentants, qui n’a pas estimé utile de l’amender. Si ce dernier est voté par la deuxième Chambre, on peut lui prédire des répercussions extrêmement graves, car il engendrera d’énormes difficultés techniques et financières pour les justiciables.
En premier lieu, se pose un problème de délai, car toute requête doit être déposée accompagnée de la traduction de l’ensemble des pièces par un traducteur assermenté. Le texte ne faisant pas de distinctions entre les document, tout devra être traduit.
Cela signifie que toutes les procédures de référé ou les ordonnances sur pied de requête qui sont déposées et obtenues dans l’urgence perdront cette nature, compte tenu des délais de traduction.
Imaginez une saisie conservatoire sur navire qui doit être pratiquée dans l’heure, au risque de voir le navire quitter un port marocain, le temps passé à traduire les pièces permettra au navire de quitter le port.
Certaines procédures doivent être déposées dans des délais précis, sous peine de forclusion, les délais de traduction seront là aussi un sérieux handicap.
En outre et fait plus grave encore, cette disposition constitue à mon sens une réelle atteinte aux droits de la défense, puisque les tribunaux accordent généralement deux à trois semaines au défendeur pour produire ses éléments de défense et lorsqu’il s’agit d’une procédure de référé de quelques jours, voire de quelques heures. Le défendeur ne pourra matériellement pas avoir le temps de faire traduire les pièces qu’il entend produire à l’appui de son mémoire en défense compte tenu desdits délais.
Par ailleurs, le nombre de traducteurs assermentés au Maroc est extrêmement faible.
Une ville comme Casablanca compte par exemple pour la langue française 55 traducteurs assermentés, pour 3.680 avocats titulaires (soit un traducteur pour 67 avocats).
Sur un autre plan, les juridictions commerciales à Casablanca ont eu à traiter en 2014 près de 85.000 affaires et chaque dossier comporte nécessairement des courriers échangés entre les parties, des contrats. Dans ce cas, il est difficile d’imaginer que les avocats puissent se précipiter pour mobiliser les quelques interprètes en exercice.
En effet, le Royaume compte 367 traducteurs assermentés toutes langues confondues (français, espagnol, anglais, allemand, italien, russe et hébreu) selon la liste publiée au Bulletin officiel numéro 6361 du 18 mai 2015, ce qui ne suffira certainement pas à répondre aux besoins de tous les justiciables.
Par ailleurs, rares sont les traducteurs qui bénéficient d’une spécialisation, la plupart ne maîtrisent pas les termes techniques liés à la matière ce qui va immanquablement mettre en péril l’issue du litige.
A ces difficultés, s’ajoute le coût des traductions à faire supporter aux justiciables, les prix pratiqués par les traducteurs demeurent très élevés et sont facturés au mot ou à la ligne (en moyenne 250 MAD H.T. pour 240 mots), ils ne seront pas à la portée de la majorité des citoyens.
Les justiciables devront les prendre en charge, comme ils devront s’acquitter des taxes judicaires, des honoraires d’experts, des honoraires d’huissier et des honoraires d’avocat. Il est à noter que les honoraires d’avocat sont irrépétibles en droit marocain, c’est-à -dire que ces derniers ne peuvent pas être répercutés sur la partie ayant perdu le procès.
 Ce projet me semble totalement irrationnel, mais permettra, si c’est le but recherché, d’alléger la charge des tribunaux, car les Marocains fuiront leur justice alors même que l’article 118 de la Constitution énonce que «L’accès à la justice est garanti à toute personne pour la défense de ses droits et de ses intérêts protégés par la loi».
- Les difficultés que vous citez se situent exclusivement dans le champ du droit commercial. Qu’en est-il des autres domaines tels que la famille, le pénal, le civil etc…
-Ces difficultés concernent tous les domaines de l’activité, chaque fois que des pièces devront être produites.
En droit civil, par exemple il faudra traduire aussi les contrats, les courriers échangés, ou par exemple des procès-verbaux d’assemblée générale de copropriétaires ou des règlements de copropriété.
Il en sera aussi de même en droit pénal des affaires.
Plus grave encore, la Convention de Varsovie par exemple qui est une convention internationale régissant le transport international de personnes, bagages ou marchandises, effectué par aéronef contre rémunération, n’a jamais été traduite en langue arabe comme d’ailleurs la majorité des convention internationales.
Cela signifie que pour s’en prévaloir devant les tribunaux, il faudra veiller à sa traduction préalable alors que l’Etat ne l’a pas fait.
- Etant donné que la langue arabe est la langue officielle, cette disposition semble pourtant logique…
-Certes, la langue arabe est la langue officielle, cela résulte de la Constitution du Royaume, mais également de l’article 5 du Dahir du 26 janvier1965 relatif à l'unification des tribunaux qui énonce: «Seule la langue arabe est admise devant les tribunaux marocains, tant pour les débats et les plaidoiries que pour la rédaction des jugements.»
Mais cela n’a jamais empêché les juridictions du Royaume de statuer au vu de documents établis en langue française.
La Cour de Cassation, anciennement Cour Suprême, a toujours rappelé que la langue arabe ne concerne que les actes de procédure à savoir requêtes, mémoires et jugements, à l’exclusion des pièces.
A titre d’exemple, dans un arrêt du 17 juin 1992, la Cour précisait qu’il n’est nul besoin de recourir à un traducteur pour traduire les pièces établies en langue étrangère si le magistrat est en mesure d’en comprendre le sens. La Cour rappelle que la langue arabe n’est nécessaire que pour les requêtes, mémoires et jugements.
L’application de ce principe n’a jamais posé de difficulté et lorsque certains magistrats ne comprennent pas le sens des pièces produites, ils invitent les parties à produire une traduction, mais cela demeure assez exceptionnel.
L’exception d’hier deviendra bientôt une règle impérative.
Personne ne s’est jamais plaint du défaut de traduction des pièces, alors pourquoi cet excès de zèle?
Il me semble qu’au prétexte d’asseoir une identité arabo-musulmane, nos politiques continuent de faire preuve d’improvisation et agissent dans la précipitation, pour promulguer le maximum de textes avant les législatives.
Ils n’ont pas su tirer les leçons de l’échec de la politique de l’arabisation de l’enseignement, qui avait été mise en place en 1960 puis installée dans les années 1980 et il a fallu une intervention du Souverain le 10 février 2016 pour que la langue française soit enseignée à partir de la première année de l’école primaire, que l’anglais soit introduit plus tôt et que les matières scientifiques soient enseignées en français.
Sa Majesté a déclaré dans le Discours du Trône du 30 juillet 2015: «La réforme de l’enseignement doit se départir de tout égoïsme et de tout calcul politique qui hypothèquent l’avenir des générations montantes, sous prétexte de protéger l’identité».
Cette déclaration de sagesse s’applique également au domaine judiciaire, puisque la promulgation de ce texte contribuera à un ralentissement encore plus important de l’issue des procès et sera également dommageable pour la notation du Maroc par des organismes comme la Banque mondiale.
Si cette disposition devait être considérée comme indispensable au «bon fonctionnement de la justice», il aurait fallu faire une réforme préalable, afin que toutes les entités personnes physiques ou morales adoptent exclusivement la langue arabe dans toute la documentation et les échanges: courrier, chèque, lettre de change, billet à ordre, relevé de compte, contrat de bail, contrat de financement, même si une partie est étrangère, acte de garantie etc…
- Juridiquement parlant, si cette disposition est adoptée en l’état, sera-t-elle opposable à tous les justiciables? Y a-t-il une jurisprudence dans ce domaine?
-Comme je l’ai rappelé, le texte n’évoque pas la possibilité de traduire, mais pose une injonction: «Doivent être produits en langue arabe ou traduits par un interprète assermenté les pièces…».
Cette exigence n’existait pas dans la loi sur l’arabisation, de sorte que les tribunaux en feront une application systématique.
-      Qu’en est-il dans les pays comparables au Maroc? Liban, Tunisie, Algérie?
-Dans ces trois pays, la traduction des pièces est facultative, le juge peut cependant, s’il le considère nécessaire, enjoindre aux parties de produire la traduction d’un document précis s’il n’en comprend pas le sens, ce n’est donc pas une règle.
Le 14 Juin 2016
SOURCE WEB Par Médias 24
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