Au Maroc, le grand malaise des couches moyennes
Stagnation des revenus, pression fiscale, recours coûteux au secteur privé pour l'enseignement et la santé, faible création d'emplois de qualité... La classe moyenne au Maroc vit une situation difficile. Censée être la colonne vertébrale de toute société, elle est pourtant marginalisée dans les politiques publiques, malgré les appels du Roi d'y accorder plus d'attention et d'adopter un modèle de développement équilibré et équitable.
Les sondages réalisés après le démarrage du mouvement de boycott le 20 avril dernier ont montré que ce sont principalement les ménages de la classe moyenne qui en sont le moteur.
Même si ce mouvement ne concerne que trois produits de consommation courante, il reflète un véritable malaise social que vit cette frange de la population censée être la colonne vertébrale de toute société.
Un malaise alimenté par un ralentissement du pouvoir d’achat, un faible niveau de création d’emplois alors que la population en âge de travailler augmente sensiblement, des politiques publiques créatrices de déséquilibres économiques et sociaux ou du moins qui peinent à les rétablir, et par des services publics défaillants.
En 2008, dans le discours du Trône, le Roi Mohammed VI avait insisté sur l’urgence de donner à la classe moyenne une place et une assise au sein de l’architecture sociale marocaine, et appelé le gouvernement à veiller à ce que toutes les politiques publiques soient stratégiquement vouées à l’élargissement de cette classe.
En octobre 2017, dans son discours d’ouverture de la session parlementaire d’automne, le Souverain avait appelé à l’adoption d’un nouveau modèle de développement, «équilibré et équitable, garant de la dignité de tous, générateur de revenus et d’emplois». Il avait notamment insisté sur la nécessité d’assurer un enseignement de qualité, un accès digne à des services de santé d’un bon niveau, une justice équitable et une administration au service du citoyen.
A aujourd’hui, d’aucuns diront que les résultats sont faibles, voire inexistants. Surtout, le gouvernement semble déconnecté des préoccupations de la population.
Qui est la classe moyenne?
D’abord qui est la classe moyenne? Après le discours royal de 2008, cette question avait soulevé un vif débat.
Le HCP, qui a publié une étude sur la classe moyenne en 2009 sur la base des données de 2007, avait défini la classe moyenne comme étant formée des ménages percevant un revenu mensuel situé entre 2.800 DH et 6.763 DH. Autrement dit, les ménages percevant entre 0,75 et 2,5 fois la médiane des revenus des Marocains.
Sur la base de cette fourchette, la classe moyenne au Maroc regroupait en 2007, selon le HCP, 53% de la population contre 34% pour la classe modeste et 13% pour la classe aisée. Elle représente 16,3 millions de personnes dont 62,9% en milieu urbain.
Après le recensement de 2014, le HCP a actualisé ses données à l’occasion d’une étude intitulée «Pauvreté et prospérité partagée au Maroc du troisième millénaire» réalisée conjointement avec la Banque mondiale.
Selon cette étude, le poids de la classe moyenne a augmenté, passant de 53% de la population en 2007 à 58,7% en 2014. Soit de 16,3 millions de personnes en 2007 à 19,7 millions en 2014, dont 67,5% d’urbains. Cette population effectue une dépense mensuelle moyenne par personne comprise entre 840 DH et 1.728 DH contre 653 DH à 1.358 DH en 2007.
Cette définition a été largement contestée par les économistes, pour qui l’approche utilisée est purement statistique et gonfle artificiellement la classe moyenne. «Si l’on se fie à cela, un jardinier et une femme de ménage formeraient un foyer qui fait partie de la classe moyenne, ce qui serait un non-sens au vu des conditions de CSP requis pour cette population», analysait en 2014 Youssef Saadani, alors économiste à la CDG, qui intervenait lors d’une rencontre organisée par Attijariwafa bank sur le sujet.
Sa propre définition de la classe moyenne se base sur des rubriques de dépense censées se trouver chez un foyer moyen, notamment le logement (3.000 DH la traite), la voiture (2.000 DH), les frais de scolarisation des enfants (2.000 DH) et les autres charges (3.000 DH). Ce qui fait que la borne inférieure du revenu d’un foyer de la classe moyenne se situerait à 10.000 DH et le plafond à 40.000 DH.
En recoupant les différentes données du HCP et de la CNSS concernant les revenus, l’économiste était arrivé à la conclusion selon laquelle environ 10% de la population marocaine ferait partie de la classe moyenne.
Les économistes du CESEM avaient auparavant (en 2009) réalisé un travail sur la base de définitions statistiques et non-statistiques pour mieux cerner la classe moyenne. Ce travail, basé également sur les principaux postes de dépenses, avait abouti à quatre classes moyennes:
- La classe moyenne D: revenus mensuels par foyer compris entre 11.110 DH et 14.450 DH.
- La classe moyenne C: entre 14.450 et 16.650 DH.
- La classe moyenne B: entre 16.650 et 20.000 DH.
- La classe moyenne A: entre 20.000 et 25.000 DH.
Pour le HCP, ces travaux sont contestables. "La délimitation des classes sociales ne se fixe pas sur la base d’un modèle de revenu ou de niveau de vie, abstraction faite du niveau réel de la richesse et de sa distribution dans la collectivité nationale considérée. Un modèle de référence copié sur l’étranger ou tout simplement souhaité est, d’emblée, inapproprié", avait-il déclaré à l’époque à un confrère.
Les contraintes auxquelles font face les couches moyennes
La définition de la classe moyenne a toujours été problématique partout dans le monde. Ce qui est sûr, c’est que cette classe moyenne, qu’elle soit large ou pas, fait face au Maroc à plusieurs contraintes.
Dans son intervention en 2014, l’économiste de la CDG préconisait que «pour élargir cette classe sociale, il faut réunir trois conditions : plus d’emplois, plus de rémunération, et des services publics de meilleure qualité pour abaisser le coût d’accès à l’éducation, au logement, au transport…». Pour lui, grâce à des politiques publiques optimisées, l’on peut ramener de 10.000 à 6 000-7.000 DH le revenu minimum requis pour accéder de fait à la classe moyenne.
-Le pouvoir d’achat
Selon le HCP, le pouvoir d’achat des ménages a baissé en 2014 et 2016 (-1,5% et -0,6% respectivement). Les données pour 2017 ne sont pas encore disponibles. En 2015, il s'était légèrement apprécié de 0,7%.
Le revenu brut disponible par tête s’élève à moins de 20.000 DH par an en moyenne, dont seulement 13% sont épargnés.
Le pouvoir d’achat s’améliorait au cours des années précédant 2014, selon le HCP, mais avec des taux toujours plus bas: en 2008, l’augmentation du pouvoir d’achat s’élevait à plus de 5%.
Ce tassement s’explique par une augmentation des revenus inférieure à celle des prix.
-Le chômage
L’élargissement de la classe moyenne se heurte à la faiblesse des créations d’emplois de qualité dans un contexte où la population en âge de travailler augmente sensiblement.
Celle-ci s’établit à 25,5 millions de personnes à fin 2017. La population active (en situation de travail ou de recherche de travail) s’élève, elle à 11,9 millions, soit un taux d’activité de 46,7%. Un niveau très bas qui montre qu’une partie non négligeable de la population en âge de travailler n’est pas sur le marché du travail, sans être en formation ou à l’école.
La population active occupée s’affiche à 10,7 millions de personnes, soit un taux d’emploi encore plus bas: 41,9%.
Le chômage (10,2%) frappe particulièrement les jeunes (26,5%) et les diplômés (18%).
-Le logement
La classe moyenne est la grande oubliée des politiques publiques en matière d’habitat. Si les projets haut standing se sont multipliés ces dernières années dans les grandes villes, et le dispositif du logement social a permis de mettre sur le marché une offre abondante à destination des chouches défavorisées, la classe moyenne ne trouve toujours pas chaussure à son pied.
Soit elle s’endette fortement pour payer le prix élevé des appartements dits de standing, soit elle se rabat sur le logement social ou la maison marocaine moderne, faute d’offre adaptée.
Le dispositif du logement subventionné pour la classe moyenne (80 à 150 m2 à un prix maximum de 7.200 DH/m2 TTC), destiné aux ménages dont le revenu est inférieur à 20.000 DH par mois, n’a pas rencontré le succès espéré. Depuis son lancement en 2014, à peine 9.000 logements ont été conventionnés, 3.300 mis en chantier et 220 achevés, ce qui est largement inférieur aux objectifs.
Les promoteurs immobiliers ne sont pas intéressés par ce dispositif en raison de la faiblesse des incitations fiscales et du plafond de prix qui rend impossible le développement de projets dans les centres urbains (coût élevé du foncier), emplacement qui intéresse le plus la demande compte tenu du manque d’équipements publics dans les périphéries.
Les développeurs de projets avaient demandé d’accorder des dérogations urbanistiques pour construire en hauteur et ainsi amortir le coût du foncier. Mais le gouvernement n’a toujours pas accédé à cette demande.
Ce dernier prépare actuellement un plan de relance du secteur de l’habitat devant notamment permettre de mettre sur le marché un logement adapté à la classe moyenne.
-L’enseignement
Face à la défaillance de l’école publique, qui persiste malgré des années d’études et de réformes, la classe moyenne n’a d’autre choix que de recourir au secteur privé pour assurer un enseignement de qualité à ses enfants.
Profitant de cette forte demande, les écoles privées augmentent continuellement leurs prix, sans que la qualité suive forcément. Selon les chiffres du HCP, de 2013 à 2017, le coût de l’enseignement préscolaire, primaire et secondaire a augmenté de plus de 20%. Certains établissements revoient chaque année leurs prix à la hausse et imposent de nouveaux frais (inscription, adhésion, tests…).
Cette situation alourdit les charges des ménages de la classe moyenne dont certains se trouvent obligés de s’endetter pour payer la scolarité et assurer les autres besoins de leurs enfants.
Quasiment chaque année, des partis politiques demandent dans le cadre de l’examen des projets de lois de finances d’introduire la déductibilité fiscale d’une partie des frais de scolarité dans le privé du revenu imposable. Cette proposition n’a jamais été acceptée par le gouvernement.
-La santé
A l’instar de l’enseignement, l’accès aux soins de santé de la classe moyenne se fait en grande partie dans les établissements privés, compte tenu de l’état et de la qualité des prestations dans les hôpitaux publics.
Les frais dans ces structures sont élevés et ne cessent d’augmenter: +11,5% pour les services médicaux et +4,8% pour les services hospitaliers entre 2013 et 2017, selon le HCP.
Ceci alors que toute la classe moyenne ne bénéficie pas d’une couverture médicale: La part de l’emploi salarié dans l’emploi total ne dépasse pas 60%. De plus, l’assurance maladie de base (AMO) ne couvre pas tous les frais ni toutes les prestations.
L’extension de l’AMO aux indépendants est en cours et l’objectif du gouvernement est d’atteindre un taux de couverture maladie de plus de 90% au terme de son mandat. Un objectif qui semble difficile à atteindre au vu du rythme où vont les choses.
-Les impôts
Malgré les déclarations et les stratégies lancées, le gouvernement est clairement en train de lever le pied sur ces secteurs sociaux. En même temps, la pression fiscale sur les couches moyennes est l’une des plus élevées.
Sur les 40 milliards d’impôts sur le revenu qu’encaisse l’Etat chaque année, près de 74% sont payés par les salariés. Dans la mesure où près de la moitié des salariés ne paient d’impôt car percevant le revenu minimum (et donc ne faisant pas partie de la classe moyenne), la pression repose surtout sur les salaires intermédiaires, donc sur la classe moyenne.
In fine, celle-ci paie beaucoup d’impôts, profite peu des services publics comme le transport, la santé et l’éducation, alors que ses revenus s’améliorent faiblement. Il devient urgent d’agir…
Le 24 Juin 2018
Source web Par Médias 24
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