Carburants : Comprendre ce qui se trame en 7 points

Depuis la libéralisation des prix des carburants, les pétroliers marocains ont engrangé des milliards de marge supplémentaire, payés par les Marocains à la pompe. TelQuel, qui a révélé les tenants de l’affaire dès mai 2017, reprend point par point.
La libéralisation c’est quoi ?
La libéralisation des prix des hydrocarbures, c’est une politique mise en place par le gouvernement d’Abdelilah Benkirane qui a conduit à la fin du contrôle de l’État sur les prix des carburants.
Le processus a commencé en 2012. Jusqu’à cette époque, l’État supportait la différence entre le coût réel et le prix à la pompe de l’essence et du gasoil, pour que le plein coûte moins cher aux Marocains. En 2012, le prix du litre d’essence a été augmenté de 2 dirhams, et celui de gasoil de 1 dirham. En 2013, la subvention de l’État a ensuite été fixée à 0,8 DH/litre d’essence et 2,6 DH/litre de gasoil. En 2014, la subvention pour l’essence a été supprimée, et celle pour le gasoil a été progressivement baissée. En 2015, la subvention a été totalement levée sur le gasoil. Le 1er décembre 2015, les prix des carburants étaient totalement libres, c’est-à-dire que l’État n’avait plus la main pour imposer un prix aux pétroliers.
Pourquoi est-ce qu’on en parle maintenant ?
Parce qu’une commission d’information parlementaire doit présenter un rapport le 15 mai au parlement. Ce groupe de 13 députés est présidé par Abdellah Bouanou (PJD). Ils ont été chargés en aout 2017 d’enquêter sur les prix des hydrocarbures après une première enquête de TelQuel en mai 2017 qui montrait que les pétroliers montaient immédiatement les prix à la pompe lorsque le cours du pétrole augmentait, mais ne répercutaient pas immédiatement la baisse et que, par conséquent, ils engrangeaient des bénéfices très importants.
Les députés qui ont enquêté l’ont bien remarqué aussi. Ils ont fait un travail détaillé en calculant combien les pétroliers gagnaient en plus depuis la libéralisation sur chaque litre de carburant, combien chacun avait gagné en plus au total depuis la libéralisation. Les députés ont aussi estimé que depuis la libéralisation, soit en deux ans, les pétroliers ont gagné plus de 15 milliards de dirhams supplémentaires. Les élus ont consigné ces détails dans un rapport provisoire que TelQuel détient, mais ces détails ne figurent plus dans le rapport final qu’ils vont présenter le 15 mai au Parlement, que TelQuel a également en sa possession et qui a largement fuité dans la presse depuis le 11 mai.
Quels passages ont disparu du rapport définitif et pourquoi ?
Le rapport provisoire contenait notamment le calcul du surplus payé sur chaque litre de carburant (0,96 centime/litre de gasoil), le calcul global de ce que cela représente en milliards de dirhams depuis la libéralisation (15 milliards de dirhams) ou encore les bilans (anonymes) des principales sociétés du secteur qui montrent des résultats en hausse de 38 à 892 % entre 2015 et 2016.
Selon des sources de TelQuel, des membres de la mission parlementaire ont exigé un nettoyage du rapport. Lesquels ? Nous ne savons pas.
Il y a plusieurs explications possibles à ce "nettoyage". La première, c’est que ces passages du rapport permettaient clairement de chiffrer combien chaque pétrolier avait gagné en plus depuis la libéralisation. En dirhams, le leader du marché, Afriquia, est en tête alors qu’il est actuellement visé par une campagne de boycott depuis le 20 avril. Ces passages ont-ils été supprimés pour préserver cette société dont le président du RNI et ministre de l’Agriculture Aziz Akhannouch est actionnaire ?
La suppression de ces passages tend aussi à limiter la responsabilité des responsables politiques qui ont mis en place la libéralisation sans que des mécanismes de contrôle soient effectifs : le Chef du gouvernement, le précédent Abdelilah Benkirane et l’actuel Saad Eddine El Othmani, les ministres de l’Énergie Abdelkader Amara et Aziz Rebbah et enfin des Affaires générales Mohamed Louafa et Lahcen Daoudi, tous des cadors du PJD à l’exception de l’istiqlalien Louafa.
Enfin, on pourrait arguer que ces passages ont été supprimés parce qu’ils contiennent des erreurs. En reprenant les calculs de la mission parlementaire, TelQuel s’est en effet rendu compte que les députés avaient sous-évalués ce que coute un litre de carburant au pétrolier, grossissant ainsi d’environ 15 % leur marge. Mais ce dernier argument ne tient pas dans la mesure où le rapport est prêt depuis février, largement de quoi reprendre les calculs.
Combien ai-je payé en plus à la station-service ?
Au 1er décembre 2015, le litre de gasoil coutait à la pompe 7,98 dirhams. Au 16 décembre 2017, ce même litre coutait 9,65 dirhams. Dans le même temps, le cours international du pétrole a aussi augmenté, donc cette hausse n’est pas uniquement à imputer aux pétroliers.
Ce que les automobilistes marocains ont payé en plus aux pétroliers, c’est leur marge, leur bénéfice. Pour la calculer, on fait la différence entre le prix de vente à la pompe et le prix de revient (ce que coûte un litre de carburant au pétrolier). En moyenne, depuis la libéralisation, la marge des pétroliers sur un litre de gasoil est de 1,95 dirham. Cette marge n’était que de 1,1 dirham au 1er décembre 2015. Les pétroliers marocains se sont donc servi une marge supplémentaire de 0,83 dirham sur chaque litre de gasoil. Avec l’essence cela représente un total de 13 milliards de dirhams supplémentaires payés par les automobilistes et récoltés par les pétroliers entre fin 2015 et fin 2017. En y ajoutant les premiers mois de 2018, le député Omar Balafrej arrive, dans une interview à Yabiladi, à un total de 17 milliards.
On peut aussi aller plus loin et considérer que la marge de base des pétroliers était de 0,6 dirham pour un litre de gasoil. C’est ce qui était prévu par la loi avant la libéralisation. Les pétroliers l’ont rapidement doublé dès le 1er décembre 2015, arguant que cette marge n’avait pas bougé depuis 1997. En faisant ce calcul, on arrive en fait à un total de plus de 20 milliards de dirhams sur 2 ans.
À qui cela a profité ?
Aux pétroliers bien sûr, puisque dans le même temps, les marges des stations-service, elles, n’ont pas bougé. Les marges brutes des sociétés importatrices de carburants, elles ont en revanche fortement augmenté. On peut avoir un aperçu de ce que ces sociétés ont gagné en plus en 2016, l’année suivant la libéralisation, en se reportant à leurs comptes annuels. Les opérateurs y renseignent en effet leur "marge brute sur ventes en l’état", c’est-à-dire la différence entre les ventes de marchandises en l’état et les achats revendus de marchandises. Pour le dire simplement, ce que les opérateurs ont acheté et revendu sans transformation. Sans surprise, et sans exception, la marge brute a explosé pour tous les opérateurs entre 2015 et 2016. La différence entre 2016 et 2015, c’est ce que les clients de ces stations-service ont payé en plus en 2016 par rapport à 2015. Théoriquement, cela ne comporte pas uniquement les carburants, mais aussi les lubrifiants et autres gourmandises que l’on peut acheter en station. Néanmoins, compte tenu de la part des ventes de carburants dans le chiffre d’affaires des stations-service, et puisqu’il est avéré que ce sont bien les marges sur les carburants qui ont augmenté l’année suivant la libéralisation, ces chiffres permettent de se faire une idée.
Le rapport note aussi que l’État a économisé 35 milliards de dirhams en cessant de subventionner les carburants.
Les pétroliers se sont-ils mis d’accord pour appliquer des marges à la hausse ?
Le rapport de la mission d’information parlementaire ne le prouve pas. Le rapport provisoire de la mission Bouanou relève que "les prix entre les différents concurrents sont très proches", mais estime que ce n’est "pas anormal". "Sans qu’il y ait nécessairement d’entente, elles [les stations, NDLR] s’alignent les unes aux autres," lit-on dans le rapport. C’est ce que nous confirme, à sa manière, une source du secteur : "l’effort pour maintenir les prix bas est fait par Afriquia, parce qu’il est leader".
En matière de fixation, outre les parts de marchés, le nerf de la guerre ce sont les capacités de stockage. En ayant la capacité d’acheter d’importante quantité à l’internationale quand les cours sont en baisse, les opérateurs peuvent piloter le marché, jouer sur les variations de stocks et ainsi booster leur marge.
Que disent les pétroliers pour leur défense ?
Les pétroliers invoquent le fait qu’ils ont des investissements importants à faire pour constituer des stocks stratégiques de carburants. C’est vrai, l’État exige que les pétroliers constituent un stock de 60 jours et ce n’est pas respecté, selon la Cour des comptes. Depuis 1980, les pétroliers ont d’ailleurs touché 3 milliards de dirhams de l’État pour les aider à constituer ces stocks, mais la Cour des comptes relève que ces milliards "n’ont pas été investis conformément à leur objet". Néanmoins, depuis 2015 et la libéralisation, selon le rapport provisoire de la mission d’information parlementaire, les pétroliers ont tout de même engagé 2 milliards d’investissements principalement dans des capacités de stockage. Par ailleurs, depuis 2017, ils ont promis d’investir 10 milliards sur 5 ans.
Les pétroliers invoquent aussi le fait qu’ils engrangent des marges en prévision de hausse du pétrole à l’international. Ainsi, depuis le début de l’année certaines hausses n’auraient pas été répercutées. Nous n’avons pas encore pu le vérifier.
Enfin, les pétroliers mettent en avant que leurs marges n’avaient pas été augmentées depuis 1997, et qu’ils ont réajusté leurs marges pour coller à leurs nouveaux frais. Or, lorsqu’on se penche sur les comptes des opérateurs, on constate que les charges d’exploitations n’ont pas systématiquement augmenté entre 2015 et 2016. Plus éloquent encore, quand ces charges ont augmentées c’est bien souvent dû à une augmentation des "achats revendus de marchandises", autrement dit, plus de carburant acheté, et revendu plus cher.
Le 14 Avril 2018
Source Web : TelQuel
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