Pétrole : Pourquoi EACOP, l’oléoduc géant que Total veut construire en Afrique, passe mal ?
AFRIQUE Un pipeline de 1.443 km chauffé à 50 °C… L’oléoduc EACOP vise à acheminer le pétrole de l’Ouganda à l’océan Indien, porte d’entrée sur le monde. Mise en service : 2025. Mais les ONG n’ont pas dit leur dernier mot et jouent gros ce mercredi
* En octobre 2019, les ONG Les Amis de la Terre et Survie attaquaient TotalEnergies sur le tout nouveau fondement du « devoir de vigilance » pour le projet EACOP, le plus grand oléoduc chauffé au monde, qui prévoit de relier le pétrole ougandais et la côte tanzanienne.
* Après une longue bataille sur la forme, qui a retardé de trois ans la procédure, le tribunal judiciaire de Paris examine ce mercredi le fond de l’affaire. Les deux ONG viennent de compléter leur dossier avec un nouveau rapport sur les impacts d’EACOP en Tanzanie.
* Les griefs sont multiples et ne se limitent pas aux seules émissions de gaz à effet de serre qu’engendreront l’oléoduc et les projets d’exploitation pétrolière associés. Les Amis de la Terre et Survie exposent aussi les risques sur la biodiversité et les multiples impacts sociaux.
Relier le pétrole de la région du lac Albert, en Ouganda, jusqu’à Tanga, au bord de l’Océan Indien, en Tanzanie, d’où il pourra être exporté à travers le monde. C’est tout l’objet du projet EACOP, plus long oléoduc chauffé au monde. A +50°C tout du long pour acheminer le brut ougandais, qui a pour nature d’être très visqueux.
A la tête d’EACOP, on trouve TotalEnergies, qui contrôle 62 % du consortium qui porte le projet. S’ajoutent la Cnooc, compagnie pétrolière chinoise, et les compagnies nationales ougandaises et tanzaniennes. La mise en service de l’oléoduc, dont la construction n’a pas commencé, est prévue pour 2025. Mais EACOP suscite une opposition croissante de la société civile, qui épingle ses impacts environnementaux et sociétaux. En 2019, Les Amis de la Terre, Survie et quatre associations ougandaises, ont attaqué TotalEnergies devant la justice française sur le fondement du « devoir de vigilance ». Une première en France. Le tribunal judiciaire de Paris doit se pencher ce mercredi sur le fond de l’affaire*. A cette occasion, « 20 Minutes » vous résument les enjeux de ce projet EACOP.
EACOP, la condition d’accès à un nouveau gisement pétrolier ?
1.443 kilomètres. C’est à peu près ce qu’il faut parcourir pour aller de Brest à Nice en voiture. C’est aussi précisément la longueur prévue d’EACOP. Il sera pour un tiers en Ouganda, le reste en Tanzanie. Et s’il est enterré, « il accapare une bande de terres de trente mètres de large sur son passage », indique Thomas Bart, l’auteur d’EACOP, la voie du désastre, rapport paru le 5 octobre pour le compte des Amis de la Terre et Survie.
Voilà pour l’oléoduc**. Mais Juliette Renaud, responsable de campagne aux Amis de la Terre, rappelle qu’il est indissociable des projets d’exploitation pétrolière Tilenga, opéré par TotalEnergies, et Kingfisher, par la Cnooc, sur les rives ougandaises du lac Albert. « C’est ce pétrole que l’oléoduc transportera jusqu’à la mer ».
Au total, l’investissement pour EACOP, Tilenga et Kingfisher se chiffre à 10 milliards de dollars, indique Francis Perrin, directeur de recherche à l’Iris et spécialiste des questions énergétiques. Pas rien donc, « mais il permettra une production de 230.000 barils par jour, soit environ 11 à 12 millions de tonnes par an et sur vingt ans au moins », reprend-il. Juste un début ? C’est la crainte de Juliette Renaud, qui précise que l’Ouganda et la République démocratique du Congo ont déjà lancé des appels d’offres pour d’autres permis d’explorations pétrolières. « Ceci alors que l’Agence internationale de l’énergie (AIE) appelle à cesser tout nouveau projet d’énergie fossile pour limiter à 1,5°C la hausse des températures à l’horizon 2050 », pointe-t-elle.
Quels pourraient être les impacts d’EACOP sur l’environnement ?
Il y a déjà l'impact climatique. TotalEnergies – qui n’a pas répondu à nos questions – range les projets EACOP et Tilenga parmi les moins émetteurs de CO2 de la compagnie et estime à 13,4 millions de tonnes la quantité d’émissions générées par les deux projets sur vingt ans. La compagnie « ne prend pas en compte la majorité des phases d’opération et exclut de ses calculs les émissions liées au transport maritime du brut, au raffinage et surtout à son utilisation », rétorquent les Amis de la Terre et Survie. Leur rapport renvoie sur d’autres estimations évaluant les quantités émises à plus de 30 millions de tonnes de CO2 par an. Bien plus que celles de la Tanzanie et de l’Ouganda réunies.
Juliette Renaud insiste aussi les risques qu’EACOP fait peser sur la biodiversité. L’oléoduc traversera de nombreuses aires protégées, notamment dans le bassin du lac Victoria, « deuxième plus grande réserve d’eau douce au monde ». Principal risque : celui des fuites, que le groupe d’experts E-Tech, spécialisé dans les impacts environnementaux des industries extractives et cité dans le rapport, estime inévitable sur la durée de vie du projet. « TotalEnergies n’a toujours pas publié de plan de prévention et de gestion de ces fuites, s’inquiète Juliette Renaud. C’est d’autant regrettable que l’oléoduc traverse des zones à forte activité sismique et aura pour point d’arrivée la côte tanzanienne, déjà exposée aux tsunamis et qui devrait l’être plus encore avec le changement climatique. »
Des droits humains bafoués ?
Sur ce volet, TotalEnergies dit aussi agir en acteur responsable. « Ce sont au total 723 foyers, soit environ 5.000 personnes, qui seront relogées à proximité et dans de meilleures conditions sur 5.600 hectares acquis », évoque l’entreprise, qui dément par ailleurs que 100.000 personnes seront déplacées. « Ce chiffre correspond à la totalité des personnes qui possèdent des actifs – une terre cultivée, des pâturages sur le tracé du pipeline », écrit TotalEnergies, assurant que « pour la très grande majorité, le propriétaire d’un terrain pourra en disposer après les travaux ».
De leur côté, les ONG évoquent 118.000 personnes affectées par le projet (PAP). Pour la plupart des agriculteurs dont l’oléoduc passera sur une partie de leurs terres. « Total minimise les impacts en disant que le tracé n’empiète que sur des bouts de parcelles, commence Thomas Bart. Mais les exploitations sont elles-mêmes petites, si bien que les terres perdues sont très vite non négligeables. Et même lorsque les compensations sont correctes, les agriculteurs ne peuvent racheter de nouvelles terres, car il n’y en a pas de si petites sur le marché. Ce sont des pertes sèches. »
Les compensations ne seraient pas toujours correctes, justement. C’est une autre conclusion de l’enquête de Thomas Bart, qui a interviewé 73 PAP en Tanzanie. Il évoque aussi les faiblesses de la concertation des populations locales sur ce projet, et l’impossibilité de ces dernières de s’y opposer. « Le président tanzanien peut exproprier n’importe qui, toute terre lui appartenant, ce dont ont bien conscience les PAP », explique Thomas Bart. Ces soupçons de violations de droits humains ont déjà été mis en évidence dans des précédents rapports et articles en Ouganda. « Mais peu en Tanzanie, régime plus autoritaire encore et où les journalistes ont très peu accès*** », reprend Thomas Bart.
L’audience de ce mercredi, un tournant ?
Une loi adoptée en France en février 2017 introduit, on l’a dit, un « devoir de vigilance » pour les grandes entreprises. Il les oblige à identifier et prévenir les risques sociaux, environnementaux causés par leurs activités… En France comme à l’étranger. En octobre 2019, Les Amis de la Terre et Survie ont attaqué TotalEnergies pour ses projets Tilenga et EACOP sur ce fondement. « La première du genre », précisent les deux ONG. « Elle a été retardée de trois ans pour des questions de procédure », complète Juliette Renaud. Ce mercredi sonne donc comme un retour à la case départ, avec la première audience portant sur le fond du dossier.
Quelle que soit la décision de justice, qui devrait être rendue dans les six semaines, TotalEnergies semble de plus en plus isolé. Le 15 septembre, le Parlement européen a voté une résolution exprimant ses préoccupations sur ce projet, appelant TotalEnergies à prendre un an pour revoir le tracé de l’oléoduc. « Plusieurs banques, assureurs et Etats ont par ailleurs annoncé leur refus de s’associer », ajoutent les Amis de la Terre et Survie. De quoi pousser la compagnie à se retirer ? « Le président ougandais répète que si ce n’est pas TotalEnergies, ce sera une autre qui opérera, racontent Juliette Ernaud et Thomas Bart. En réalité, seule une major pétrolière est en capacité de le faire. »
** Au point de départ de l’oléoduc EACOP, dans le district d’Hoima (Ouganda), le projet implique aussi la construction d’une raffinerie et d’un aéroport international dont la construction a commencé en octobre 2018. Et à l’autre extrémité du pipeline, sur la côte tanzanienne, il s’agira de construire un terminal de stockage du pétrole de 72 hectares.
***Ce qui pose au passage la question de vouloir faire passer l’oléoduc par la Tanzanie, soulèvent les Amis de la Terre et Survie. « Initialement, l’Ouganda prévoyait de passer par le Kenya, plus stable politiquement, rappellent-elles. C’est TotalEnergies qui a poussé pour passer plutôt par la Tanzanie. »
Le 12/10/2022
Source web par : 20minutes
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