GRAND ENTRETIEN. Thomas Piketty, économiste, dessine l'après-coronavirus : "Il faudra demander un effort aux plus aisés"
#EtAprès. Pour réfléchir à la période qui succédera à la crise du Covid-19, franceinfo donne la parole à des intellectuels, experts et activistes. Pour ce second volet, nous avons interrogé l'économiste Thomas Piketty sur la relance économique à venir.
Lorsque l'on évoque le dernier livre de Thomas Piketty, Capital et Idéologie (éd. Seuil, 2019), l'économiste de 49 ans ne peut pas s'empêcher de s'excuser. "Il est un petit peu long", glisse-t-il, avant de rassurer le lecteur : "Mais il est très lisible ! L'économie, ce n'est pas de la mécanique quantique. On n'est pas en train d'envoyer une fusée sur la Lune." Et en pleine crise sanitaire et économique, les 1 200 pages de son ouvrage regorgent d'idées pour repenser un système à bout de souffle.
Relance verte, impôt sur les plus riches, patrimoine universel... Depuis le début de la pandémie de coronavirus, ce professeur à l'Ecole d'économie de Paris a repris son bâton de pèlerin pour défendre ses propositions, ancrées à gauche, afin de réduire les inégalités. Un long chemin qui a commencé en grande pompe avec la sortie, en 2013, de son ouvrage Le Capital au XXIe siècle (éd. Seuil). A peine moins épais, le livre a été vendu à plus de deux millions d'exemplaires dans le monde. Huit ans après la tournée internationale qui avait accompagné cette sortie, l'économiste longtemps proche du Parti socialiste continue son pèlerinage. "Ce qui est très important, c'est de ne pas abandonner l'étude des questions économiques à d'autres", répète-t-il. "Je pense que c'est d'abord comme ça que le changement historique vient."
C'est le second grand entretien, après celui de la climatologue Valérie Masson-Delmotte, d'une série que franceinfo lance sur le "jour d'après" la crise sanitaire et économique inédite que traverse notre pays.
Franceinfo : Tout d'abord, comment allez-vous et comment travaillez-vous dans cette période de "déconfinement progressif" ?
Thomas Piketty : Moi, je "confine" à Paris, 10e arrondissement, depuis huit semaines maintenant. Je fais partie des gens très privilégiés en général. J'ai un travail très agréable, j'ai un salaire très correct et même en période de confinement, pour un chercheur en sciences sociales, se retrouver confiné, quand on a suffisamment de livres et suffisamment d'archives que l'on a numérisées, on peut travailler. Je ne suis vraiment pas à plaindre dans les circonstances actuelles par rapport à tous ceux pour qui cette crise est beaucoup plus douloureuse, en termes de revenus, en termes d'espaces. Ce n'est pas comparable.
Pour commencer, nous allons parler du chamboulement majeur qui se déroule derrière nos fenêtres. Quels mots utilisez-vous pour décrire la situation économique mondiale actuelle ?
C'est une situation inédite. Dans le sens où on n'a jamais, dans l'histoire, décidé collectivement de mettre à l'arrêt l'activité humaine et économique de cette façon-là. Et je pense que l'on a bien fait. Il faut quand même reprendre le point de départ : ce qu'il s'est passé c'est que, fin février, début mars, les prévisions de modèles épidémiologiques sont arrivées sur la table des gouvernements dans les différents pays du monde, annonçant que si l'on ne faisait rien, on allait avoir 40 millions de morts dans le monde. C'était la prévision centrale de ces modèles, en particulier ceux diffusés par l'Imperial College à Londres. Cela voulait dire 400 000 ou 500 000 morts en France, 2 millions de morts aux États-Unis…
Face à ça, les gouvernements, en quelques jours, se sont dit : "Bon, on est obligés de prendre des mesures totalement inédites." Et personne ne peut leur reprocher. Peut-être, un jour, dans six mois, dans un an, on reprendra le dossier, on essaiera de comprendre ce que l'on aurait pu faire de mieux, avant : sans doute, davantage investir dans l'hôpital, avoir davantage de matériel, ce qui nous aurait permis de davantage tester et d'isoler principalement les personnes les plus fragiles. Mais bon, ça c'est pour ensuite. Là, on a pris une décision inédite face à un contexte inédit et donc, du point de vue de l'économie mondiale, on a une chute du niveau de production et d'activité économique comment on ne l'avait, d'une certaine façon, jamais vu. Sur un temps aussi court, on n'avait jamais décidé d'arrêter tout simplement de produire. Donc forcément, il ne faut pas s'étonner qu'à la sortie on ait cette baisse vertigineuse de la production. Mais voilà, maintenant, ce qui compte, c'est de voir la suite.
Cette situation va aussi conduire à une énorme augmentation de l'endettement public. Parce que c'est vrai que dans l'immédiat, vous n'allez pas matraquer les gens d'impôts pour continuer de financer les écoles, les hôpitaux, les dépenses publiques en général. Donc la seule solution dans l'immédiat, là, c'est l'endettement, un peu la création monétaire, et on y reviendra. Je voudrais simplement dire que sur ce point-là, c'est une situation qui n'est pas complètement inédite. Autant on n'avait jamais vu une épidémie comme ça, ou peut-être l'épidémie de grippe espagnole en 1918-1919, par contre, des situations d'endettement public considérable, ça on a beaucoup d'exemples historiques à notre disposition.
La bonne nouvelle, c'est qu'on s'en est toujours sortis. Il y a dans l'histoire, au cours du XIXe siècle, du XXe siècle, après les guerres mondiales, mais aussi parfois dans d'autres contextes, des situations d'endettements publics encore plus élevés que ce que l'on a aujourd'hui, qui atteignent parfois 200%, 300% du produit intérieur brut (PIB), plus de deux ou trois années de production, et il y a plusieurs solutions. Aucune n'est simple, mais au moins il y a des solutions.
Il y a des précédents historiques, et ma démarche en tant que chercheur, c'est d'essayer d'aller voir comment les précédents historiques dans l'histoire économique, politique, des inégalités et des sociétés humaines, peuvent nous aider, non pas à faire exactement la même chose, parce que chaque situation est unique, mais apprendre dans l'histoire qu'il y a toujours une multiplicité de choix possibles. C'est peut-être ça la leçon la plus importante qu'on peut quand même tirer pour la situation actuelle. L'idée selon laquelle il y aurait une seule solution économique, une seule politique possible, par exemple face à des situations d'endettement public, ça c'est faux. Dans l'histoire, on a tout un répertoire de solutions qui sont utilisées et ça peut nous aider pour regarder l'avenir.
On reviendra justement sur cette question de la dette un petit peu plus tard. Pour revenir à maintenant : qu'est-ce que nous révèle cette crise que l'on traverse actuellement ? Notamment d'un point de vue des inégalités sociales. Qu'est-ce que vous percevez à travers cette crise ?
Cette crise, malheureusement, exprime très clairement la violence des inégalités sociales qui traversent nos sociétés, renforce encore plus le besoin de réduire les inégalités et de trouver un autre modèle économique, tout simplement. De changer notre système économique. D'abord, ce qui me frappe, c'est la violence des inégalités face à cette crise. On parle du confinement, mais le confinement évidemment c'est très différent si vous êtes dans un grand appartement avec des livres ou si vous êtes dans un appartement minuscule, ou pour toutes les personnes qui sont sans-abri.
Et puis tout dépend aussi de vos possibilités de subvenir à vos besoins. C'est-à-dire que pour des personnes qui ont des économies, qui continuent de toucher leur salaire ou qui touchent des allocations chômage, la situation est à peu près tenable financièrement. Mais pour toutes les personnes qui sont dans des situations de travail précaire, si vous êtes un travailleur intérimaire, si vous êtes en contrat court et que votre CDD s'arrête au milieu du confinement, le chômage partiel, ce n'est pas pour vous.
Au cours des dix dernières années, on a célébré ces statuts indépendants, où tout le monde allait devenir un startupper, un entrepreneur de sa propre vie avec moins de cotisations sociales, mais aussi moins de protection sociale. Eh bien aujourd'hui, on se rend compte que pour toutes ces personnes qui ont ces statuts, beaucoup ont dû continuer à travailler, aller faire des livraisons à vélo, parce qu'il n'y avait pas de revenu.
C'est quelque chose qui me frappe, cette inégalité très violente face à la maladie qu'on trouve dans nos pays, les pays riches.
Mais alors, dans les pays plus pauvres, si on se déplace vers le sud de la planète, alors là, cette question devient beaucoup plus massive encore. Quand vous décidez le confinement et l'arrêt de l'activité économique dans un pays comme l'Inde, ou dans des pays dans l'Afrique de l'Ouest, où 90% des personnes travaillent dans le secteur informel et n'ont pas d'accès à des systèmes de revenus minimums ou d'allocations chômage ou de transferts sociaux, qu'est-ce que vous allez devenir ?
On l'a vu en Inde, il y a eu beaucoup de violences vis-à-vis de populations migrantes, de travailleurs ruraux qui étaient dans des villes, sur des chantiers, qui n'avaient pas toujours une habitation en dur, qui ont été éjectés des villes à la faveur du confinement, et qui se sont retrouvés sur les routes, sur les chemins à aller vers les campagnes, sans revenu. Et là, ça exprime à quel point on a besoin de système de protection sociale, de revenu minimum.
Dans les pays du Nord, on a développé des systèmes comme ça, mais ils restent insuffisants. Il y a beaucoup de gens qui passent à travers les gouttes. Ce n'est pas assez automatique. Dans les pays du Sud, on devrait utiliser cette opportunité pour accélérer la mise en place de systèmes de revenu minimum. Ce qui n'est pas du tout impossible. Je voudrais dire que dans un pays comme l'Inde, la plus grande démocratie du monde même si elle traverse aujourd'hui des crises et des clivages identitaires, religieux, extrêmement inquiétants, il y a eu l'an dernier, pendant la campagne électorale 2019, un débat très avancé sur la question de la mise en place d'un système de revenu minimum à un niveau très basique mais qui permettrait, au moins dans des situations comme celle-là, d'éviter l'extrême pauvreté et d'éviter à choisir entre mourir de faim ou mourir du virus.
Alors ce n'est pas du tout l'idéologie du gouvernement actuel. C'est vrai que les partis qui défendaient davantage la basse caste ou les segments les plus pauvres de la société indienne, qui faisaient ces propositions, ont perdu les élections, ce qui n'était pas évident au départ. Ça s'est passé aussi parce qu'il y a eu des attentats en janvier 2019 au Cachemire qui ont "reclivé" sur les questions identitaires et qui ont conduit le parti nationaliste hindou, avec beaucoup d'habilité, à redéfinir le conflit politique non plus sur des questions sociales mais sur des questions de clivage entre hindous et musulmans. Ils ont gagné les élections comme ça et là ils continuent d'être un peu dans ce type d'attitudes, à aiguiser les conflits plutôt que d'essayer de trouver les politiques sociales. Peut-être qu'à la faveur de la crise, même des gouvernements comme ça vont finalement se retrouver à agir.
Pour résumer, cette crise exprime le besoin que l'on a de protection sociale et espérons qu'en particulier dans les pays où le système social est le moins développé, ce sera l'occasion d'accélérer dans cette voie à la suite de cette crise.
Vous pensez que cet arrêt économique forcé pourrait permettre de redémarrer autrement. Pour y arriver, vous parlez d'une "relance verte". Est-ce que vous pouvez nous dire ce que vous imaginez derrière cette "relance verte" ? Et concrètement, comment doit agir la puissance publique ?D'abord, on va avoir besoin d'une relance très forte de la part des pouvoirs publics, parce que là, le niveau d'activité économique va s'effondrer, le niveau de chômage a déjà, comme aux États-Unis, augmenté à des niveaux très élevés. En France, on ne le voit pas encore complètement parce qu'il y avait des mesures de chômage partiel, mais on voit bien que, dans beaucoup de secteurs, l'activité va redémarrer très doucement. Donc on va avoir besoin de la puissance publique pour aider à limiter cette montée du chômage, à créer des nouveaux emplois.
Et là, je pense que ce serait vraiment une erreur de se contenter de subventionner les activités très intensives en émission de carbone dont on sait qu'elles doivent diminuer à terme. On est quand même un peu schizophrènes sur ces questions parce que, fin 2015 à Paris, on a signé des objectifs vis-à-vis de toute la planète disant qu'il fallait éviter absolument que le réchauffement dépasse 2 °C et puis, finalement, on n'est pas du tout sur cette trajectoire. Donc là, on a quand même une occasion de repenser les choses pour avoir une relance qui met l'accent sur d'autres secteurs d'activité. La santé, d'abord.
Si on n'est pas capable, aujourd'hui, d'investir dans les hôpitaux, de créer davantage d'emplois d'infirmières, d'améliorer les salaires dans les hôpitaux, quand est-ce que l'on va le faire ?
Mais au-delà de la santé, c'est le secteur de l'innovation, de la formation, de l'environnement. Tous les travaux de rénovation thermique dont on sait que l'on a un besoin considérable parce que c'est l'une des sources d'émissions de carbone les plus importantes, c'est en plus un secteur où l'on peut créer beaucoup d'emplois. Alors il faut mettre de l'argent parce que ça représente des millions d'emplois dans des secteurs liés aux travaux publics, au bâtiment, dans lesquels il y a eu de très fortes baisses d'activité et il y a là des compétences à utiliser.
Tout ça demande d'assumer le fait de changer un peu les priorités. Ce qui ne veut pas dire de fermer à tout jamais toute l'automobile et l'aéronautique, parce qu'il faut que ça se fasse de manière graduelle. Chaque secteur individuellement ne représente qu'une petite part des émissions. Alors c'est souvent un argument qui est donné pour ne rien faire. Chacun des secteurs qui émet doit diminuer. Tous les secteurs hautement carbonés ont vocation à réduire en termes de part dans l'activité économique totale et il faut le faire graduellement, mais de façon résolue. Si on n'utilise pas cette opportunité pour réajuster nos priorités, quand est-ce que l'on va le faire ? J'espère vraiment que la pression sociale, populaire, politique pour aller dans cette direction va enfin permettre d'avancer dans cette voie.
On a vu que le gouvernement avait annoncé des plans d'aides assez massifs pour Air France et pour Renault. Est-ce que, dans votre vision, on doit continuer quand même à aider ces entreprises ? Et si elles ne sont plus aidées, comment on gère la casse sociale que cela provoque automatiquement ?
On ne va pas priver du bénéfice de l'assurance-chômage des secteurs particuliers au motif qu'ils sont carbonés. Les travailleurs sont touchés par la baisse d'activité. Tous les secteurs sont carbonés d'une façon ou d'une autre parce qu'ils utilisent, en consommation intermédiaire, des biens et des services dont la production émet du carbone. Donc il faut une politique qui soit systématique, qui prenne en compte pour chacun des secteurs l'ampleur des émissions carbone et qui ajuste les subventions à ce bilan très précis des émissions. Il faut aussi que ce bilan se fasse avec une préoccupation sociale très claire. Concrètement, on ne va pas réussir à aller vers la sobriété énergétique si on ne réduit pas fortement les inégalités, et si on ne va pas vers une forme de sobriété tout court, une sobriété sociale et économique. Tant que l'on aura des écarts de revenus aussi considérables, ça va être très difficile de demander aux personnes les plus modestes de changer leurs modes de vie, de faire des efforts.
Concrètement, dans tous les secteurs que vous évoquez, il faut tout faire pour préserver et même améliorer la situation des personnes qui sont entre une fois le salaire minimum et deux fois le salaire minimum. Et puis demander beaucoup plus d'efforts à ceux qui sont au-delà de trois, quatre salaires minimums. À commencer par ceux qui sont dix fois, vingt fois, cinquante fois au-dessus et qui ont d'immenses revenus, parfois d'immenses patrimoines. La justice, c'est quelque chose qui se construit. Il faut pouvoir développer des nouvelles normes de justice environnementale et en même temps de justice sociale sans lesquelles on ne pourra jamais aller dans cette direction. Ce serait vraiment une erreur d'isoler cette question environnementale, de faire comme s'il allait y avoir un consensus, une unanimité, de l'isoler de la question sociale ou de la question des inégalités.
On a vu ce que ça donnait en France au début de ce quinquennat où l'on a voulu augmenter la taxe carbone au motif que ça permettrait de réduire les émissions, sauf que les gens se sont rendu compte que l'argent qui rentrait d'une main pour financer l'augmentation de la taxe carbone, il ressortait de l'autre main pour supprimer l'impôt sur la fortune pour les 1% des Français les plus aisés. Alors le gouvernement a essayé de dire : "Il n'y a aucun rapport". Sauf que c'étaient les mêmes 5 milliards d'euros qui rentraient d'un côté et qui ressortaient de l'autre du budget de l'État. Donc à un moment, les gens se sont dit : "En fait, ce n'est pas du tout pour l'environnement que vous nous faites payer plus de taxe carbone." Et ça, ça a fait beaucoup de mal à l'idée de transition climatique.
Si on veut aujourd'hui repartir sur de nouvelles bases, il faut qu'il y ait des gestes très forts en termes de justice sociale et fiscale.
Concrètement, il va falloir demander un effort aux personnes les plus aisées. Les personnes qui ont les plus hauts revenus mais aussi les personnes qui ont les plus gros patrimoines. Parce que le patrimoine, c'est aussi un indicateur de la capacité à contribuer aux charges communes. Il ne s'agit pas de punir qui que ce soit, il s'agit juste d'essayer de construire des normes de justice acceptables pour le plus grand nombre, donc qui demandent de prendre en compte la capacité des uns et des autres à contribuer, qui est aussi la capacité des uns et des autres à émettre du carbone. Parce que les modes de vie que vous avez avec les très hauts patrimoines ou les très hauts revenus, forcément, émettent beaucoup plus.
Pour toutes ces raisons, on a besoin de gestes forts sur la justice. Est-ce que le gouvernement en France, qui a supprimé l'impôt sur la fortune au début du mandat, ou est-ce que le gouvernement aux États-Unis de Donald Trump, qui a fait aussi d'énormes baisses d'impôts sur les plus riches, est capable de revenir sur ce qu'il a fait au début ? Trump, il a l'air vraiment buté. Mais Emmanuel Macron, il a l'air assez buté aussi, dans un autre genre. La parole du gouvernement actuellement, c'est de dire : "Personne ne va payer. On va augmenter l'endettement, mais il n'y a pas besoin de demander plus d'efforts aux plus riches. Vous allez voir, personne n'a besoin de payer davantage." C'est quand même bizarre, parce qu'il y a un an, le gouvernement disait : "On n'a pas d'argent pour les hôpitaux parce que l'argent ne tombe pas du ciel." Et puis maintenant, "on peut tout financer et personne n'aura besoin de payer, et certainement pas les plus riches", nous dit-on. Bon, est-ce que les gens vont y croire ? Et combien de temps va-t-on se tenir à ce discours qui n'est pas très solide ?
La question qui revient automatiquement après l'évocation de la stratégie de relance via la dépense publique, c'est : "Qui va payer la facture ?" Alors ?
Je pense qu'on va devoir aller vers un système avec une plus grande justice fiscale. Un système de fiscalité qui demande davantage d'efforts sur les plus hauts revenus et les plus hauts patrimoines. Sur la question des émissions carbone, moi je propose dans mon dernier livre un système de carte carbone individuelle permettant, en fonction des émissions carbone de chacun, de pouvoir interdire les plus hautes émissions, taxer très fortement les émissions un peu en dessous et puis laisser les personnes qui sont dans les premiers niveaux d'émissions carbone subvenir à des besoins de base.
Si vous ne traitez pas comme ça les différents groupes en fonction de leur niveau de vie et donc d'émissions carbone, vous n'allez pas réussir à faire consensus et à développer à nouveau une norme de justice qui fasse que les uns et les autres acceptent de se projeter dans cet avenir commun.
Sur la dette publique, là il faut dire qu'on a beaucoup d'épisodes historiques de très forte dette publique. Au XIXe siècle, au XXe siècle, après chacune des deux guerres mondiales en particulier, on a eu des niveaux d'endettement public qui dépassaient 200% ou 300% du produit intérieur brut, y compris dans les plus grandes économies, en Allemagne, au Japon, au Royaume-Uni, en France… Et si on regarde ces différents épisodes, l'idée selon laquelle on n'aurait pas d'autres choix que de rembourser éternellement cette dette en faisant des excédents budgétaires chaque année, elle n'est pas vraie. Historiquement on constate que beaucoup d'autres méthodes ont été utilisées pour accélérer le fait de se débarrasser de ses dettes.
Quelles sont ces méthodes ? La méthode la plus intéressante et qui a eu le plus de succès historiquement, c'est la façon dont l'Allemagne et le Japon ont mis en place, après la Seconde Guerre mondiale, un prélèvement exceptionnel sur les plus hauts patrimoines privés permettant de réduire très rapidement l'endettement public. Il y a une autre méthode qui était l'inflation, ça permet de se débarrasser de la dette publique, mais c'est souvent très injuste dans la répartition de l'effort. L'inflation, souvent, ça va toucher les épargnants modestes qui ont peu d'argent sur leur compte en banque, alors que les plus aisés qui ont placé leur argent en Bourse ou dans l'immobilier ne vont pas être touchés parce que les prix en Bourse vont augmenter comme l'inflation. Le gouvernement allemand entre 1948 et 1952 n'avait pas du tout envie de recommencer cette inflation des années 1920. Donc ils ont mis en place un prélèvement exceptionnel sur les plus hauts patrimoines fonciers, qui fait le contraire de l'inflation, qui protège les plus petites épargnes. Le taux d'imposition sur les plus petits patrimoines était très faible, par contre il montait à plus de 50% du stock de patrimoine pour les portefeuilles les plus élevés. Au Japon, c'est même monté jusqu'à 80 ou 90%.
Je peux vous dire qu'à l'époque, ça ne faisait pas tellement plaisir aux personnes qui avaient ça, mais pour finir, ça a été adopté. Et rétrospectivement, si on fait le bilan, c'est sans doute l'un des exemples les plus réussis de comment une dette publique considérable a été éteinte très rapidement. Ça a permis à ces deux pays, dès le début des années 1950, de se retrouver sans dette publique. La dette publique qui était de 200% du PIB était tombée à moins de 20% en quelques années. Ça leur a permis d'avoir plus de marges de manœuvre pour investir dans la reconstruction, dans les infrastructures publiques, l'éducation. Et finalement, ça a beaucoup rendu service à la croissance économique des Trente Glorieuses, notamment dans ces deux pays.
Je ne dis pas que c'est simple. Derrière, il y a des intérêts considérables, c'est toujours compliqué. Mais il faut bien avoir en tête que, de toute façon, quelqu'un va devoir payer.
La dette publique, elle n'est pas détenue par la planète Mars.
Quand on dit : "C'est les banques", d'accord, c'est les banques, mais derrière les banques, il y a soit des petits déposants, soit des actionnaires moyens, soit des actionnaires plus gros. Derrière, il y a des personnes en chair et en os qui ont différents niveaux de patrimoine. Et quelle autre méthode sinon celle d'essayer de répartir les efforts de la façon la plus transparente possible et la plus juste possible ? Alors on n'a pas trouvé la formule mathématique pour trouver cette justice, mais on peut au moins essayer de convoquer ces exemples historiques pour essayer de trouver des façons de faire. On peut aussi repousser la dette à plus tard, avec la BCE [Banque centrale européenne] notamment. Ça peut aussi faire partie de la solution, mais à long terme, ça ne suffit pas.
Justement, sur la question de la dette, il existe la Banque centrale européenne quand on est dans la zone euro, comme en France. Vous avez évoqué la possibilité d'une mutualisation des taux d'intérêt de la dette dans les pays de cette zone. Est-ce que vous pouvez nous dire exactement comment cela fonctionne ? On sait déjà que certains pays comme l'Allemagne et les Pays-Bas sont assez réticents à cette idée, alors comment est-il possible de la mettre en place ?
Je pense qu'il faut absolument dépasser ce climat de défiance que l'on a actuellement entre différents pays européens. Rappelons d'abord que la monnaie unique, l'euro, qui concerne 19 pays, a ceci de particulier qu'on continue d'avoir 19 taux d'intérêt différents sur la dette publique. Chaque pays, quand il a besoin d'emprunter, par exemple pour faire face à une crise comme celle d'aujourd'hui, il emprunte à un taux d'intérêt différent. C'est quelque chose de très anormal pour une union monétaire. Je pense que la zone euro continuera d'être structurellement fragile tant qu'elle n'aura pas unifié son taux d'intérêt.
Tant qu'on a des taux d'intérêt différents, il suffit que les marchés financiers se mettent à un moment à douter d'un pays et ces mouvements spéculatifs deviennent auto-réalisateurs. Dès lors que le taux d'intérêt se met à monter dans un pays, ça rend sa situation pour rembourser les intérêts encore plus compliquée. Vous avez ces spéculations financières qui nous mettent dans une situation de très grande fragilité. C'est comme si, aux États-Unis, la Banque centrale [la Fed] devait choisir chaque matin entre le taux d'intérêt de la Californie, de la Louisiane, de l'État de New-York… Ce serait le même bazar qu'en Europe. Heureusement, eux, ils ont unifié le taux d'intérêt, et c'est beaucoup plus simple pour la Fed de relancer l'activité économique dans une situation comme celle-ci.
En Europe, il faut que l'on parvienne à ça, et pour cela, il faut que l'on arrive à dépasser un certain nombre de malentendus. Contrairement à ce que certaines personnes veulent parfois faire croire, il ne s'agit pas de rembourser la dette des voisins. Il s'agit de mutualiser non pas les dettes dans leur ensemble, mais mutualiser le taux d'intérêt. Mais il n'a jamais été question que si vous avez un pays qui a 130% du PIB en dette publique, comme l'Italie, et un autre qui a 60% du PIB, que les contribuables du pays à 60% remboursent la dette de l'autre. Il s'agit simplement de pouvoir se refinancer à un taux d'intérêt qui soit stable et prévisible pour tout le monde. Et ensuite, la BCE peut contribuer à stabiliser en rachetant une partie de cette dette.
Le problème, c'est que tant que l'on n'a pas fait ça, on se retrouve dans une situation où on demande à la BCE de faire un peu tout le travail à notre place. Comme les gouvernements, les Parlements n'ont pas mis en place cette dette commune, un plan de relance commune, on demande à la BCE chaque matin de racheter une partie de la dette des différents pays au cas où une spéculation financière commence à se manifester un peu trop fortement. C'est une situation qui est structurellement fragile. C'est aussi ça qui crée de la défiance, parce que tout ça se fait à huis clos.
Le défaut majeur des institutions européennes à l'heure actuelle, c'est que sur tout ce qui concerne la dette, le budget, les impôts, c'est la règle de l'unanimité. Le Conseil des chefs de l'État ou bien le Conseil des ministres des Finances de la zone euro doit prendre ces décisions à l'unanimité, donc évidemment c'est le blocage permanent et on ne décide jamais de rien. Par contre, la Banque centrale européenne, elle, elle prend ses décisions à la majorité et c'est pour ça qu'on attend de la BCE qu'elle résolve tous les problèmes à la place des gouvernements. La BCE a continué, pendant cette crise, d'imprimer de nouvelles créations monétaires, mais ce que je crains, c'est que toute cette création monétaire va surtout servir à doper les cours boursiers et les prix des actifs immobiliers. Dans certains cas, ça va surtout servir à enrichir ceux qui sont déjà les plus riches et on ne va pas utiliser ce levier d'action pour une relance beaucoup plus écologique, verte, sociale qui demanderait une supervision démocratique.
Je veux juste rappeler, pour donner une note optimiste à cette discussion, que la France et l'Allemagne ont créé l'an dernier une assemblée franco-allemande. Cette assemblée est composée de 50 députés de l'Assemblée nationale et de 50 députés du Bundestag représentant tous les groupes politiques. Elle s'est réunie d'ailleurs à Strasbourg au mois de février dans l'indifférence générale. La limite, c'est que cette assemblée est pour l'instant consultative. Mais rien n'interdirait de l'ouvrir aux autres pays qui veulent rentrer. Et puis surtout, de lui donner des vrais pouvoirs. Par exemple : superviser un plan de relance verte et sociale. Ce qu'on a vu avec ce traité franco-allemand, c'est que rien n'interdit à deux pays de faire un traité à deux pour avancer parce qu'on ne peut pas attendre d'avoir l'unanimité à 27. Je pense qu'il faut que des groupes de pays qui sont prêts à avancer sur des projets d'intégration plus forte doivent le faire en essayant de convaincre tous les autres de les rejoindre le plus vite possible.
Aujourd'hui, le vrai risque c'est qu'on soit là, comme après la crise de 2008, à enchaîner les Conseils européens qui parfois se réunissent la nuit, nous annoncent au petit matin qu'ils ont sauvé l'Europe pour la cinquantième fois, mais on se rend compte dans la journée qui suit qu'eux-mêmes ne savent même pas ce qu'ils ont décidé. Au moins, un Parlement, c'est des délibérations en public. Il y a différents points de vue qui sont exposés. À la fin, il y a des votes. Il y a la règle de la majorité, on sait pourquoi les choses ont été décidées. On essaye de gouverner l'Europe avec des Conseils à huis clos, basés sur la règle de l'unanimité. On en est là, à devoir essayer de deviner quels sont les arguments qui ont été échangés par les uns et par les autres, mais ça, c'est une machine à faire détester l'Europe et surtout à nous faire échouer face à des crises graves comme celle que nous traversons aujourd'hui.
La crise sanitaire a fait émerger un questionnement autour de l'échelle des valeurs dans la société et notamment le peu de considération et de valorisation économique de certains métiers essentiels au bon fonctionnement de la société : les professionnels de santé, les professeurs, les éboueurs… Comment arriver à une juste rémunération de ces métiers ? Et comment intégrer leur utilité sociale ?
La question, c'est : qu'est-ce que l'intérêt général ? Est-ce qu'il est dans l'intérêt général d'avoir des écarts de revenus gigantesques allant parfois de un à dix, de un à vingt, de un à cinquante, de un à cent ? Moi, je pense que non, ce n'est pas dans l'intérêt général. Si on analyse historiquement les différents niveaux d'inégalités dans différentes sociétés, ce n'est pas vrai que pour avoir plus de prospérité, plus de bien-être, on ait besoin de toujours plus d'inégalités. Ce que l'on constate, c'est que l'on a des sociétés avec des écarts de salaires assez resserrés, un à cinq maximum, qui sont devenues au cours du XXe siècle parmi les sociétés les plus prospères de la planète : la Suède, l'Europe du Nord… Même s'ils ont un peu abandonné, à partir des années 1990, une partie de leurs ambitions égalitaires sociales-démocrates. Mais ils restent quand même les pays qui ont réussi pendant très longtemps à avoir des niveaux plus faibles d'inégalités, tout en ayant des niveaux de prospérité parmi les plus élevés.
On pourrait tout à fait resserrer, en France, les écarts de salaires et de revenus.
Concrètement, il faut tout faire pour améliorer les niveaux de salaires entre un et deux smic. Il faut essayer de préserver ceux entre deux et trois smic. Et à partir de quatre smic, je pense qu'il faut réduire les niveaux de salaires, graduellement. Il faut aller dans cette direction parce qu'historiquement, le progrès économique, comme le progrès social, se sont nourris d'une réduction des inégalités. On a un mouvement à long terme de réduction des inégalités, même s'il a été interrompu dans les années 1980-1990, qui a globalement bien fonctionné.
En particulier, il y a un pays, les États-Unis, qui depuis Reagan essaye d'expliquer qu'il faut toujours plus d'inégalités, toujours plus de concentration du pouvoir économique au sommet pour avoir du dynamisme économique… Sauf qu'historiquement, si les Etats-Unis ont été un leader économique c'est d'abord parce qu'ils étaient plutôt moins inégalitaires que l'Europe et en particulier qu'ils étaient beaucoup plus avancés en termes d'éducation. Au milieu du XXe siècle, vous avez 80% d'une classe d'âge aux États-Unis qui va dans l'enseignement secondaire, à un moment où c'est 20% ou 30% en France, en Allemagne ou au Japon. Les États-Unis ont perdu ce leadership éducatif à partir des années 1980-1990, et ont cru trouver une autre recette pour la croissance économique, qui est : toujours plus d'inégalités. Mais en réalité, la croissance a été divisée par deux depuis les années 1980 aux États-Unis. Et c'est plutôt les pays en Asie qui ont plus investi dans l'éducation qui s'en sortent mieux.
La marche avant vers l'égalité, en termes d'éducation, en termes de salaire, est un mouvement de long terme qui permet à la fois le progrès social et le progrès économique. Il faut reprendre ce chemin aujourd'hui.
On a parlé des inégalités de rémunération. On sait que les inégalités de patrimoine sont encore plus importantes. Vous parlez de créer une sorte d'héritage pour tous, à hauteur de 120 000 euros, que l'on toucherait à l'âge de 25 ans. Comment cela fonctionnerait-il ? Est-ce qu'on limite l'héritage d'autres personnes pour le financer ?
Cette proposition, c'est en plus du fait d'avoir un système de santé publique, d'éducation, de revenu de base, d'assurance-chômage… Il ne s'agit pas de faire un solde de tout compte. Parfois, toutes ces discussions sur le revenu universel sont instrumentalisées par des personnes qui voudraient remplacer tout le système social par un paiement unique et après c'est terminé. Ce n'est pas du tout dans cet esprit-là que je le défends. Je pense que l'essentiel des dépenses publiques devrait toujours être centré autour de la santé, de l'éducation, de l'assurance-chômage, des retraites…
Il reste que la question de l'accès à la propriété est également important. Actuellement, le patrimoine est très inégalement réparti. Beaucoup plus inégalement réparti que le revenu. Le revenu, c'est ce que vous gagnez pendant une année, le patrimoine, c'est ce que vous possédez. Les 50% les plus pauvres en patrimoine en France possèdent à peine 5% du patrimoine total. Si on avait une égalité complète, ils devraient en posséder 50%. Je ne dis pas qu'il faut en arriver là, mais si on pouvait arriver à au moins 20%, ce qui est à peu près leur part dans la répartition des revenus, ce serait assez différent.
Une façon d'y arriver, c'est cette idée de l'héritage pour tous. C'est une proposition qui n'a rien de radical, on pourrait aller en réalité beaucoup plus loin. La proposition que je fais, c'est que les personnes qui actuellement n'héritent de rien du tout, à peu près la moitié de la population, hériteraient de 120 000 euros, et celles qui s'apprêtaient à hériter d'un million d'euros après les impôts sur les successions, hériteraient de 600 000 euros. Donc ça reste beaucoup plus élevé que 120 000 euros. Il resterait une inégalité considérable qui est d'ailleurs en contradiction avec l'idéal d'égalité d'opportunités sur lequel on prétend fonder nos sociétés.
Quand vous possédez zéro euro de patrimoine, ou quand vous avez des dettes, ça veut dire que vous devez tout accepter. Vous ne pouvez pas vous permettre de négocier quoi que ce soit. Vous devez accepter n'importe quel emploi qui se présente, n'importe quelles conditions de travail, n'importe quel salaire parce qu'il faut payer vos factures. Vous êtes dans une situation de pouvoir sur votre propre vie qui est extrêmement limité.
Il faut bien comprendre que la propriété, le patrimoine, ce n'est pas juste de l'argent, c'est aussi du pouvoir sur sa propre vie.
Et quand vous avez ne serait-ce que 100 000 euros, c'est assez différent. Vous pouvez prendre un peu plus le temps d'accepter tout et n'importe quoi, vous pouvez acheter un logement. Vous pouvez avoir des projets professionnels un peu plus variés. Vous pouvez créer une entreprise. Ça vous donne un contrôle sur votre vie et ça permet aussi de dynamiser la société. Parce que figurez-vous qu'il n'y a pas que les enfants de riches qui ont des idées en général dans la vie. Pour toutes ces raisons, il faut reprendre ce mouvement vers l'égalité et vers une plus grande participation de tous et de toutes.
Toutes les idées nouvelles que vous évoquez afin de réduire ces inégalités ainsi que l'empreinte carbone de notre économie doivent faire face à des résistances très fortes. Est-ce que vous pensez qu'il est possible de gagner le bras de fer du côté des idées que vous défendez ? Comment est-ce qu'on bascule d'un système à un autre ?
Le système de socialisme participatif que je défends dans mon livre, c'est une évolution qui, en partie, a eu lieu au cours du XXe siècle et qui a plutôt très bien réussi. En particulier, les pays nordiques, germaniques, qui ont introduit des droits de vote de salariés très importants. En Allemagne ou en Suède, les salariés ont jusqu'à 50% des droits de vote dans les conseils d'administration des entreprises. Les représentants des salariés, y compris sans aucune participation au capital, ont 50% des droits de vote. Et si en plus, ils ont 10% des actions, alors ça veut dire qu'on peut faire basculer la majorité face à un actionnaire qui aurait pourtant 80% du capital.
C'est un système de propriété qui est très différent de la conception classique d'une action = une voix. Eh bien pourtant, c'est un système qui est en place, au moins dans les grandes entreprises, en Allemagne et en Suède depuis les années 1950. Et apparemment, ça n'a pas conduit ces pays à la faillite. Évidemment, c'est toujours difficile pour les actionnaires d'accepter ça. D'ailleurs, dans ces pays, ils n'en voulaient pas. Mais il y a eu un rapport de force social et intellectuel.
Ce que montre l'histoire des inégalités, c'est qu'il y a le rôle des crises, mais il y a aussi une dimension intellectuelle de réflexion sur quel débouché on veut et comment on veut construire un monde différent. Les crises en tant que telles, elles peuvent aussi déboucher sur des régressions. Et puis il y a des révolutions qui ont conduit à des systèmes encore plus oppressifs que ceux qu'on voulait remplacer.
Ce qui est très important, c'est d'abord de ne pas abandonner l'étude des questions économiques à d'autres. Chaque citoyen doit avoir son opinion. Ce ne sont pas des questions compliquées. C'est ça que j'essaye de montrer dans mon livre Capital et Idéologie, qui est un petit peu long, mais qui est très lisible. Ça ne demande aucun bagage particulier. L'économie, ce n'est pas de la mécanique quantique. On n'est pas en train d'envoyer une fusée sur la Lune. Ce sont des choses simples, des raisonnements historiques, sociaux. Et chacun ensuite peut se faire une opinion. Je pense que c'est d'abord comme ça que le changement historique vient.
Ce que l'on a vu historiquement, c'est que des sociétés très inégalitaires pouvaient devenir beaucoup plus égalitaires à la suite de mobilisations sociales réussies. Un des exemples les plus frappants, c'est celui de la Suède. On imagine parfois que la Suède aurait une culture de l'égalité depuis des siècles et des siècles. En fait, ce n'est pas du tout comme ça que ça s'est passé. La Suède, au début du XXe siècle, était l'un des pays européens les plus inégalitaires. Qu'est-ce qui s'est passé ? Il y a eu une mobilisation de la classe ouvrière suédoise qui a obtenu le suffrage universel, a pris le pouvoir après avoir remporté les élections en 1932, l'a conservé jusqu'aux années 1980 et a mis en place un système qui a permis un niveau d'égalité et qui a mis la capacité étatique suédoise au service d'un projet politique complètement différent du projet politique précédent.
Je multiplie les épisodes de ce type dans mon livre, je montre par exemple que l'Inde n'est pas le pays épris d'inégalités depuis des siècles que le colonisateur britannique a voulu décrire, alors que c'est surtout lui qui a contribué au système de castes qui était beaucoup moins clairement établi que ce que l'on imagine avant la colonisation britannique. Et l'Inde cherche encore aujourd'hui à développer des systèmes pour diminuer les inégalités. Il y a beaucoup de choses à apprendre de toutes ces différences.
Moi, j'insiste beaucoup sur le rôle des mobilisations sociales, politiques, intellectuelles qui permettent des transformations du système économique et des modèles sociaux beaucoup plus rapides que ce que tous les discours dominants des différentes époques ont toujours tendance à dire : "Rien ne va changer, rien ne peut jamais changer." Ce n'est pas ça que l'on observe dans l'histoire. Je pense qu'il en ira de même à l'avenir. Et je pense que l'une des façons les moins bêtes de s'y préparer, c'est aussi d'étudier toutes ces trajectoires historiques du passé et de les utiliser comme des répertoires d'idées dans lesquels on peut puiser des ressources d'imagination et de mobilisation pour la suite
Le 27/05/2020
Source Web Par Francetvinfo
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