Après le confinement, l'espace public sera-t-il encore plus dangereux pour les femmes?
Avec la levée des mesures de restriction, certaines redoutent que les hommes ne se comportent comme des monstres affamés de chair fraîche.
Quelle que soit la façon dont s'organise le déconfinement (ce que personne ne sait actuellement, pas même le gouvernement), arrivera tôt ou tard ce jour où il sera de nouveau possible d'arpenter les rues de la soif, de faire la fermeture des bars et de rattraper le temps perdu avec ses amies. Il y a fort à parier pour que cette période coïncide avec une forte augmentation des soirées arrosées, des gueules de bois... et des relations sexuelles.
Actuellement, le manque de contact physique en fait souffrir plus d'un·e. «J'ai besoin d'amour / Des bisous, des câlins / J'en veux tous les jours», chantait Lorie Pester sur l'album Tendrement, en 2002. Gageons que si son public avait été légèrement moins juvénile, elle aurait peut-être ajouté le sexe à sa liste.
«Rattraper le temps perdu, je ne sais pas, mais combler mon manque de sexe, clairement», confirme Louise, 28 ans. Seule dans son appartement stéphanois depuis la mi-mars, elle commence à trouver le temps long, y compris sur le plan sexuel. «Le premier soir où je pourrai ressortir, il est possible que je me jette sur le premier venu, ou en tout cas que je me montre un peu moins exigeante que d'habitude. J'en ai envie, mais j'en ai surtout besoin.»
«Prêts à tout pour se soulager»
Se jeter sur le premier venu, vraiment? Louise rectifie: «C'est une façon de parler. Le confinement n'a pas tué le consentement. Je vais me jeter sur le premier mec qui est d'accord, si vous préférez. Quelque chose me dit que ça ne sera pas trop difficile à trouver.» La jeune femme envisage un déconfinement festif et échevelé, dans lequel il s'agira avant tout de (se) faire du bien.
Cela ne l'empêche pas de penser à l'ambiance qui régnera lors des premières soirées de liberté: «J'ai quand même un peu peur que certains mecs fassent n'importe quoi. Ils ont déjà tendance à se croire tout permis, mais là, je pense que les meufs vont avoir intérêt à faire gaffe. On n'est pas à l'abri de tomber sur des types prêts à tout pour se soulager, y compris à sauter sur des proies faciles. Je m'inquiète surtout pour celles qui auront trop bu.»
«Le confinement n'a pas tué le consentement.»
Louise, 28 ans
À Lille, Salomé* a cofondé la Brigade du respect, un collectif anonyme de femmes rassemblées pour lutter contre le harcèlement de rue à travers le street art.
«On s'organise autour d'un noyau dur et régulièrement, on invite de nouvelles membres à se joindre à nous, afin qu'elles aussi puissent s'approprier la rue grâce à notre médium privilégié: le message au pochoir», explique-t-elle.
Pour Salomé, il est difficile de savoir à quoi va ressembler l'espace public de l'après-confinement: «Je ne sais pas si ça sera pire, je crois que je préfère ne pas me projeter dans ce cas de figure. En tout cas, je ne pense pas que les choses seront très différentes du harcèlement de rue “pré-confinement”.»
Salomé ne croit pas que les rues vont être plus riches en prédateurs qu'auparavant. Elle dit en revanche craindre l'irruption de nouveaux arguments destinés à faire flancher les femmes: «J'ai peur que l'une des nouvelles excuses soit: “Vas-y, deux mois de confinement, j'en peux plus, toi aussi t'as été confinée, sérieux t'as pas envie?”»
«Pas des prétextes pour violer»
Autrice de l'essai En finir avec la culture du viol, Noémie Renard partage ce dernier constat. «La théorie selon laquelle les hommes ne pourraient pas s'empêcher de violer parce qu'ils ont des besoins est un mythe contre lequel il faut lutter, souligne-t-elle. La frustration et le fait de ne pas avoir eu de rapports sexuels depuis longtemps ne sont pas des prétextes pour violer. Les hommes ne violent pas parce qu'ils sont en manque de sexe: on rappelle que des études ont montré que les hommes qui violent ont en moyenne plus de partenaires que ceux qui ne violent pas.»
L'essayiste tient aussi à rappeler que puisque «la plupart des violences sexuelles ont lieu à l'intérieur», c'est paradoxalement dans les appartements et les maisons que l'après-confinement pourrait s'avérer le plus dangereux.
Comme précisé dans son livre, dans plus de 70% des viols et tentatives de viols perpétrées sur des femmes ou des filles, le coupable est un conjoint, un membre de la famille ou bien un proche (ce chiffre se base sur les résultats de l'enquête Virage menée par l'INED).
«Les hommes ne violent pas parce qu'ils sont en manque de sexe.»
Noémie Renard, essayiste
«Au moment de retrouver des partenaires dont ils auraient été séparés pendant plusieurs mois, les hommes pourraient se servir du confinement comme argument patriarcal et exiger du sexe au nom de la période d'abstinence qui vient de s'écouler», redoute Noémie Renard.
Selon Fiona Schmidt, qui a notamment signé L'Amour après #MeToo - Traité de séduction à l'usage des hommes qui ne savent plus comment parler aux femmes, il est effectivement peu probable que des meutes d'hommes profitent de leurs premières heures de déconfinement (ou des suivantes) pour laisser libre cours aux prédateurs qui sommeillent en eux. «Ce scénario relève pour moi de la science-fiction, et je ne peux pas croire que les hommes oublient brusquement les quelques leçons apprises depuis #MeToo.»
Pour que cela se produise, il faudrait un alignement de planètes assez improbable, résume la journaliste: «D'abord, le fait d'être enfermés, littéralement confinés comme des poulets de batterie malades, ne transforme pas un être humain, quel que soit son genre, en animal. Par ailleurs, accréditer ce scénario, c'est donner crédit à la théorie sexiste de “l'instinct sexuel” masculin, qui alimente toujours la culture du viol.»
«Les femmes ont leur mot à dire»
Fiona Schmidt en profite pour évoquer un curieux paradoxe: «Dès l'Antiquité, les Grecs ont réparti les genres en deux équipes 100% hermétiques censées être le reflet de l'ordre du monde. Les hommes créent et les femmes procréent, les hommes sont du côté de la culture et les femmes de la nature... sauf pour ce qui est du sexe. Là, soudain, les hommes redeviennent des animaux incapables de se contrôler, téléguidés par la force implacable de leurs hormones toutes puissantes.»
«Sauf qu'aucune étude sérieuse de grande envergure n'a jamais réussi à démontrer que la testostérone seule augmentait l'appétit sexuel», conclut l'experte, qui rappelle que les femmes sortiront également d'une période de frustration sexuelle: «On ne peut pas exclure qu'elles auront envie sinon d'initier la séduction, au moins d'y jouer.»
«Les femmes n'ont pas moins de désirs que les hommes. C'est juste que contrairement à eux, elles ne placent pas ces désirs au-dessus de tout», complète Noémie Renard.
Ailleurs, certaines femmes nourrissent çà et là de vraies inquiétudes au sujet de la période à venir et de leur peur d'affronter les comportements masculins dans l'espace public.
Et ce qui se passe durant la période de confinement n'est pas là pour les rassurer. «Ici à Lille, le climat ambiant est un peu étrange, décrit Salomé. Les femmes contraintes de se promener seules subissent du harcèlement à distance. Des regards très lourds qui mettent mal à l'aise, des sifflements, des coups de klaxons, des invectives du style “Attention mademoiselle, y'a le Covid dehors!” ou encore “Qu'est-ce qu'elle est belle, j'ai envie de la kidnapper!”. Certaines se sont fait carrément suivre à distance.»
Même confinés, les harceleurs restent des harceleurs, expose Salomé: «Dépourvus de cibles dans la rue, ils se replient sur l'espace virtuel. Le cyber-harcèlement est en plein boom, avec notamment ces “comptes fisha” qui pratiquent un revenge porn organisé. Même chose pour les violences conjugales, qui sont hélas en plein essor.»
Du point de vue de Fiona Schmidt, #MeToo a fait son office, et on peut tout de même espérer qu'une partie des hommes en ait tiré des enseignements: «Même les femmes qui ne se déclarent pas féministes ne sont plus aussi attentistes et permissives qu'elles l'étaient il y a encore trois ans. L'espace public n'appartient plus aux mecs, le corps des femmes n'appartient plus aux mecs, le sexe même n'appartient plus aux mecs. Les femmes ont leur mot à dire désormais, et ces mots trouvent de plus en plus écho au sein de l'espace public.»
Il convient en outre de faire le distinguo «entre l'impulsion sexuelle et le désir, qui est le versant positif de l'impulsion produite par la frustration physique mais aussi morale», indique la journaliste. «Le désir sexuel va peut-être augmenter globalement, comme en période d'après-guerre, mais on peut espérer qu'il sera encadré par les leçons tirées des combats féministes, qui imprègnent malgré tout l'inconscient collectif –même si c'est encore insuffisant.»
«L'espace public n'appartient plus aux mecs, le corps des femmes n'appartient plus aux mecs, le sexe même n'appartient plus aux mecs.»
Fiona Schmidt, journaliste et autrice
Louise dit rester méfiante, mais rappelle que «malheureusement, devoir rester sur ses gardes, ça fait partie du quotidien de la plupart des femmes», et que le confinement n'y aura pas changé pas grand-chose: «Ça fait des années que je ne laisse pas mon verre sans surveillance et que mes copines savent où je suis et avec qui.» Les stratégies déployées précédemment resteront donc tristement valables.
Néanmoins, les hommes n'ont plus la main, et les militantes ne se priveront pas de leur répéter, comme le dit Salomé, qui prépare l'avenir avec la Brigade du respect. «On réfléchit à une organisation de nos sessions pochoirs pour l'après-confinement, parce qu'on n'a pas prévu de la quitter, nous, la rue.»
* Le prénom a été changé.
Le 14/04/2020
Source Web Par Slate
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