Sahara occidental et « accord du siècle » : le Maroc à l’heure de choix décisifs
Le Maroc, qui a toujours opté pour une certaine indépendance dans sa politique étrangère, est aujourd’hui tenu de faire des choix parfois douloureux sous la poussée de nouvelles polarisations et de la guerre ouverte entre Washington et Moscou
Dans une région MENA explosive, d’Alger à Aden en passant par le Sinaï, Sanaa, Tripoli, Benghazi et Beyrouth, et jusqu’en Syrie, Irak, Iran et au Soudan, rares sont les pays où la situation politico-sécuritaire est épargnée par ces secousses, souvent violentes, qui ébranlent la majeure partie du monde arabo-musulman.
Le Maroc, qui a connu deux alertes majeures durant cette dernière décennie – le Printemps arabe en 2011 et le hirak du Rif en 2016/2017 –, reste pour le moment le seul carré stable dans cet espace géographique bouillonnant
Une flexibilité des États-Unis dans le dossier du Sahara occidental contre une normalisation des relations entre le Maroc et Israël ? Non seulement cette approche est inadmissible pour le Maroc mais elle est contreproductive Mais comme le pays n’est pas un îlot vivant en autarcie, mais bien au contraire reconnu pour être ouvert sur le monde, et sans parler des convoitises dont il peut faire l’objet, il demeure soumis à de fortes pressions de la part de ses propres amis et alliés qui veulent voir en lui un partenaire stratégique privilégié et exclusif.
Sauf que le Maroc, pays historiquement pro-occidental mais traditionnellement non aligné, a toujours opté pour une certaine indépendance dans sa politique étrangère, cultivant des relations équidistantes avec les puissances mondiales et régionales.
Aujourd’hui, sous la poussée de nouvelles polarisations et de la guerre ouverte entre Washington et Moscou sur les plans économique, politique et géostratégique, Rabat est tenu de faire des choix, parfois douloureux.
Sahara occidental et Palestine, les lignes rouges
Ce n’est ni un hasard ni une coïncidence si l’annonce du secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, de sa visite au Maroc est intervenue quelques heures après l’entretien téléphonique entre le ministre marocain des Affaires étrangères, Nasser Bourita, et son homologue russe, Serguei Lavrov.
Le chef de la diplomatie russe, qui a clairement indiqué que son pays cherchait à trouver une solution à la question du Sahara occidental, a invité Bourita à se rendre à Moscou durant le mois de décembre en vue d’approfondir le partenariat stratégique qui lie le Maroc et la Russie.
Sauf que le Maroc est également lié par un partenariat du même type avec les États-Unis, dont le chef de la diplomatie est arrivé pour une visite ce mercredi 4, afin de raffermir les relations solides entre Rabat et Washington. La Russie et les États-Unis sont en course ou en concurrence sur un même dossier ou un même périmètre géographique, ce qui n’est jamais bon signe, et il faut s’attendre à des dommages collatéraux.
Si par son partenariat avec le Maroc, la Russie cherche, notamment, à étendre son influence géopolitique sur cette région stratégique de la Méditerranée occidentale, Washington en revanche dispose déjà d’un pied-à-terre dans cette région –grâce à sa VIe flotte et à l’AFRICOM (commandement des États-Unis pour l’Afrique – et cherche plutôt à recruter de nouveaux amis en faveur de son allié israélien et à commercialiser son fameux « accord du siècle ».
Profil bas face aux agressions contre Gaza
Mais on est là dans l’ordre du chantage pur et simple : une flexibilité des États-Unis dans le dossier du Sahara occidental contre une normalisation des relations entre le Maroc et Israël. Non seulement cette approche est inadmissible pour le Maroc mais elle est contreproductive.
Le Maroc, dont le roi est président du Comité Al-Qods, a longtemps facilité les contacts pour la paix entre Palestiniens et Israéliens mais uniquement dans le cadre de la légalité internationale et du droit immuable des Palestiniens à disposer de leur État.
Il est vrai aussi que le Maroc a fait profil bas lors des dernières agressions israéliennes contre la bande de Gaza et aucun communiqué du ministère marocain des Affaires étrangères n’a été publié en ce sens.
Le Maroc a longtemps facilité les contacts pour la paix entre Palestiniens et Israéliens mais uniquement dans le cadre de la légalité internationale
Par ailleurs, lors du dernier conseil ministériel de la Ligue arabe qui s’est tenu au Caire, le Maroc n’y était représenté « que » par un ambassadeur.
En même temps, et à l’issue de la IXe édition des MEDays organisés par l’Institut Amadeus sous le haut patronage du roi Mohammed VI, la déclaration finale dite « déclaration de Tanger » a été on ne peut plus explicite sur la question palestinienne.
La « déclaration de Tanger » a rappelé le rejet pur et simple des actions unilatérales dans la gestion des crises du Moyen-Orient, notamment la reconnaissance unilatérale de Jérusalem comme capitale de l’État d’Israël et le soutien de certaines parties aux activités illégales d’implantation de colonies, une allusion aux États-Unis.
Ainsi, la déclaration de Tanger a rejeté des informations non officielles diffusées au sujet de « l’accord du siècle » pour le règlement du conflit israélo-palestinien.
Elle a rappelé que la sécurité et la coopération dans la région ne sauraient être assurées sur le long terme sans une solution juste, équilibrée et mutuellement agréée pour deux États, un palestinien et un israélien vivant côte à côte dans les frontières de 1967, avec Al Qods comme capitale de la Palestine.
De plus, lors de ces MEDays tenus en terre marocaine, nous avons eu droit à deux discours très engagés, fustigeant la politique américaine, prononcés respectivement par le chef de la diplomatie palestinienne Ryad al-Maliki et Saeb Erekat, secrétaire général de l’OLP et négociateur en chef de l’Autorité palestinienne.
Entre-temps, et sans aucun complexe, le Maroc continue de développer son réseau à l’international à travers la mobilisation très efficace de l’élite de la diaspora juive marocaine, qui joue un rôle incontestable dans la défense des intérêts supérieurs du Maroc.
Des manifestants brandissent des pancartes contre la normalisation des relations avec Israël et le drapeau palestinien lors d’un rassemblement à Rabat, le 23 juin 2019 (AFP)
Ces juifs marocains que l’on retrouve à la tête de grandes entreprises américaines et européennes dans les secteurs des médias, de la publicité, de l’entertainment, de l’industrie, des télécoms et de la finance, ou dans le monde de la politique, constituent un véritable relais entre Rabat et les grandes capitales mondiales. L’argument qui revient chez eux tel un leitmotiv est le suivant : « Le Maroc est un pays stable et de tolérance, il faut entretenir ce havre de paix. »
Et derrière cette mobilisation, pilotée par le Palais, on retrouve des Marocains, des hommes et des femmes de grande envergure qui n’hésitent pas à retrousser leurs manches pour tenter de contenir, grâce à leurs réseaux, les velléités de certaines puissances qui ont le Maroc dans leur ligne de mire.
Discrètement mais efficacement, les Serge Berdugo, Mostafa Terrab, André Azoulay et Assia Bensalah Alaoui sont les réels ambassadeurs du Maroc moderne et activent une diplomatie parallèle de choix.
Sécurité et lutte antiterroriste
Si le Maroc est tant convoité par les puissances occidentales ainsi que par la Russie et la Chine, c’est certainement en raison de son sous-sol très riche.
Des réserves mondiales de phosphates, estimées à cinq siècles, font du pays la clé de voûte de la sécurité alimentaire mondiale, de ses eaux parmi les plus poissonneuses au monde et de sa position géographique unique, trait d’union entre le monde arabo-musulman, l’Afrique, l’Europe et l’Amérique.
Si le Maroc est tant convoité par les puissances occidentales ainsi que par la Russie et la Chine, c’est certainement en raison de son sous-sol très riche
C’est aussi grâce au grand professionnalisme de ses services de renseignement et de sécurité. Allié incontournable des États-Unis et de l’Europe dans la lutte antiterroriste, le Maroc sert de tampon contre les menaces en provenance du Sahel et de la Libye.
Malgré le coup de froid entre Rabat et Paris et le malheureux épisode de New York (le ministre français des Affaires étrangères n’a pas souhaité rencontrer son homologue marocain en marge des travaux de l’Assemblée générale des Nations unies), Jean-Yves Le Drian s’est vu obligé de se rendre à Rabat la semaine dernière pour évoquer les dossiers en suspens entre les deux pays mais aussi, et surtout, confirmer et consolider la collaboration de Paris et de Rabat dans la lutte antiterroriste. Grâce à l’expertise marocaine, de nombreux attentats ont été déjoués en France.
Le ministre marocain des Affaires étrangères, Nasser Bourita, qui a rencontré à New York le secrétaire général adjoint des Nations unies chargé des affaires de terrorisme, a largement consacré ses discussions avec ce dernier à la situation en Libye, pour laquelle le Maroc défend une solution politique en encourageant la tenue d’une Conférence libyenne de réconciliation qui viendrait consacrer les recommandations des accords de Skhirat.
Malheureusement, parce que peut-être trop mouillée dans ce dossier, la France ne voit pas d’un bon oeil le rôle du Maroc dans la réconciliation libyenne alors qu’il est reconnu comme très efficace et favorablement accueilli par les protagonistes libyens, exceptés les fidèles du maréchal Khalifa Haftar branchés sur Paris et Abou Dabi.
La France, les Émirats arabes unis (EAU) et l’Égypte sont les grands soutiens militaires et logistiques de l’homme fort de la Cyrénaïque, combattu par Rome.
D’ailleurs, le ministre marocain des Affaires étrangères Nasser Bourita, après s’être longtemps entretenu à Rabat avec son homologue italien Luigi Di Maio, dont le pays, à l’instar de la communauté internationale, est hostile à Khalifa Haftar, s’est envolé quelque temps plus tard pour l’Égypte où il a rencontré le président Sissi, allié de Haftar, pour lui remettre un message écrit du roi du Maroc.
Ces mouvements ont été précédés par une visite inédite à Rome effectuée par les deux patrons des services de renseignement marocains, DGED et DGST, Mohamed Yassine Mansouri et Abdellatif Hammouchi, pour discuter Libye et Sahel avec leurs homologues italiens. Au même moment, le ministre marocain de l’Intérieur, Abdelouafi Laftit, recevait son homologue espagnol, Fernando Grande-Marlaska Gómez, pour discuter lutte antiterroriste, immigration et situation dans le Sahel.
Le Sahel, bombe à retardement
Dans toutes leurs rencontres avec leurs homologues marocains, les responsables politiques et sécuritaires américains, européens, russes etc. évoquent principalement la situation au Sahel car cette région, foyer le plus proche de l’Europe, rassemble des groupes terroristes particulièrement dangereux dont al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et les restes de Daech.
L’objectif de la communauté internationale est de changer le mandat de la MINUSMA et de la placer sous le chapitre VII de la Charte des Nations unies
L’objectif de la communauté internationale est de changer le mandat de la MINUSMA (opération de maintien de la paix des Nations unies au Mali) et de la placer sous le chapitre VII de la Charte des Nations unies, surtout que du Mali au Niger, en passant par le Burkina Faso, le Tchad, le Soudan jusqu’à la Libye, il a été dénombré en l’espace de quatre ans seulement quelque 11 400 morts et des centaines de milliers de personnes déplacées, soit à cause des attentats terroristes, soit en raison des conflits interminables qui minent cette immense région.
Pour rappel, le 27 novembre, dans un communiqué de son ministère des Affaires étrangères, l’Espagne a mis en garde ses ressortissants contre les risques d’enlèvements et d’attaques terroristes dans cette région, le jour même où le chef de la diplomatie marocaine se trouvait à Madrid où il a été reçu par le chef du gouvernement, Pedro Sánchez.
N’oublions pas qu’au lendemain de sa participation aux travaux de l’Assemblée générale des Nations unies, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, s’était rendu au Caire pour évoquer ces mêmes sujets avec le président Sissi et défendre l’initiative 5+5 Défense en tant que forum de coopération multilatérale entre les deux rives de la Méditerranée occidentale, cadre préférentiel favorisant la connaissance mutuelle et les échanges sur les enjeux sécuritaires communs de l’espace 5+5 tels que le terrorisme, les flux migratoires et les trafics de tous genres.
Ouverture du sommet de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), le 14 septembre à Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso (AFP)
Dans ce cadre, la capitale du Burkina Faso avait abrité, en septembre, un sommet extraordinaire de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) avec justement pour thématique centrale, la lutte contre le terrorisme et l’avenir incertain du G5-Sahel.
Le Maroc y était représenté par Nasser Bourita, dépêché à Ouagadougou par le roi Mohammed VI. Il était accompagné par le directeur général de la DGED, le renseignement extérieur marocain étant mondialement reconnu pour son expertise dans la lutte contre le terrorisme.
À quoi joue la Mauritanie ?
Si Washington, Moscou, Paris, Londres, Pékin, ainsi que l’ensemble de la communauté internationale encouragent une solution politique et pacifique à la question du Sahara occidental, au vu de ce que l’on a analysé plus haut sur les risques qui menacent le Sahel et l’Afrique du Nord, la Mauritanie joue en solo sur ce dossier.
Nouakchott continue d’entretenir des relations « normales » avec le Front Polisario et le chef de l’État mauritanien, Mohamed Ould Cheikh Mohamed Ahmed El-Ghazouani, a reçu il y a quelques jours le ministre des Affaires étrangères de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), Mohamed Salem Ould Salek, lequel lui a remis un message écrit du chef du Polisario, Brahim Ghali.
Brahim Ghali, secrétaire général du Front Polisario (AFP)
De plus, six partis politiques mauritaniens ont réservé un accueil « chaleureux » à Ould Salek, ce qui a irrité le Maroc. Mais Rabat a décidé de ne pas réagir pour ne pas avoir à froisser les Mauritaniens, très susceptibles quand il s’agit de remarques concernant leur « politique intérieure ». Mais cela affaiblit davantage la relation entre les deux pays, déjà très fragile.
Les États-Unis feront tout pour faire capoter l’accord de libre-échange qui lie le Maroc à la Turquie
Cela dit, beaucoup de choses seront plus claires d’ici la fin de l’année.
Trois rendez-vous cruciaux attendent la diplomatie marocaine. La visite de Nasser Bourita à Moscou. La visite de Mike Pompeo à Rabat. La réunion de la haute commission mixte Maroc-France.
Parmi ces trois pays un seul est capable de s’engager même militairement s’il désire défendre un allié ou un ami : c’est la Russie.
Elle l’a prouvé sur plusieurs théâtres d’opérations, alors que Washington et Paris gèrent le temps et font traîner les dossiers sans jamais concéder quoi que ce soit.
Rapprochement avec Moscou
Les États-Unis feront tout pour faire capoter l’accord de libre-échange qui lie le Maroc à la Turquie alors que la France, gênée par le statut de l’Espagne comme partenaire commercial numéro un du Maroc, fera tout pour recouvrer sa place à la tête du podium.
Le Maroc, dont le souci majeur demeure son intégrité territoriale, va-t-il céder au chant des sirènes de Moscou et s’embarquer dans une aventure dont il ignore l’issue ? Ou bien son rapprochement avec les Russes n’est-il qu’un moyen de pression pour un retour des Français et des Américains dans le giron de Rabat, lui le partenaire stratégique non membre de l’OTAN ? L’année 2020 nous le dira.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Abdellah El Hattach
Abdellah El Hattach est directeur de Global Impact, une structure spécialisée en global affairs et communication institutionnelle et d’influence. Ancien journaliste pour des supports francophones et arabophones marocains, il est cofondateur de la plateforme Analyz.ma dont il est éditorialiste senior. Il a son actif des centaines d’articles et d’études sur les questions géopolitiques, géostratégiques et de défense relevant des régions MENA, bassin méditerranéen et monde arabo-musulman. vous pouvez le suivre sur Twitter : @aelhattach
Le 4 décembre 2019
Source web Par middleeasteye
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