Mon ramadan de prostituée
Marchande d’amour en toute saison mais qu’en est-il à Ramadan ? Nada, 30 ans, maman d’un petit garçon de quatre ans, nous raconte trente jours partagés entre piété et sexe tarifé. Plongée dans un Casablanca où, le temps d’une révolution lunaire, toutes les hypocrisies sont permises.
Je sais que dans notre société, le fait de vendre son corps pour gagner sa vie est considéré comme un acte honteux et dégradant, quel que soit le moment de l’année où l’on s’y adonne. Ma vision des choses peut choquer certains mais me concernant, je reconnais au plus vieux métier du monde le fait de m’avoir permis d’acquérir un certain confort de vie et de sécuriser l’avenir de mon enfant. Je n’interrompts cette activité que pendant Ramadan.
Pour moi comme pour tous les mouminin (croyants), ce mois est sacré, vraiment. Le jeûne me purifie physiquement, car j’arrête de boire et de fumer tous les soirs, et, sur le plan spirituel, il me permet de me rapprocher de Dieu pour implorer son aide et son pardon…
Moumina avant tout
Beaucoup diront que c’est une hypocrisie manifeste, une double vie malsaine. Je ne le perçois pas du tout ainsi. Je suis une prostituée certes, mais je suis musulmane pratiquante également et mon activité professionnelle n’affecte aucunement ma relation au divin. Je respecte ce mois sacré parce que je crains Dieu et que j’ai besoin de lui, un peu comme tout le monde.
La vie nous expose aux péchés pour éprouver notre foi peut-être… Je n’ai malheureusement pas su résister aux tentations, mais il faut dire que la vie n’a pas été tendre avec moi. Ceci dit, je reste vaille que vaille attachée à ma religion, et mes dépassements ne me font pas oublier mon amour pour Dieu, car je sais que le Tout-Puissant me ramènera un jour vers le droit chemin.
Je me dis aussi que, tant que je ne fais de mal à personne, mes sayiat (mauvaises actions) comme mes hassanat (bonnes actions) ne regardent que moi. Le jour du Jugement dernier, seul notre Seigneur décidera de ma rétribution…
Tarawih, djellaba et zakat
Ramadan me permet de passer plus de temps avec mon fils. Je me lève plus tôt que d’habitude, je vis davantage la journée que la nuit, contrairement au reste de l’année. Mon réveil est réglé tous les matins à 10 heures, alors qu’habituellement, je ne quitte mon lit qu’aux alentours de 15 heures.
Je prends ma douche, je fais ma prière et je lis quelques versets du Coran. C’est important pour moi d’en boucler la lecture cette année, car Du’â’ khatm al-Qur’ân (invocation de clôture du Coran) m’aidera à me délester de mes fautes et à supplier le Miséricordieux d’exaucer mes prières.
Une fois mon rituel matinal achevé, je sors faire mes courses en attendant qu’Anas sorte de classe. Vers 15 heures, je vais le chercher à son école maternelle, puis je me rends chez ma mère pour l’aider à préparer le ftour, et passer un peu de temps en famille.
Après la rupture du jeûne, je fais ma prière, je me repose un peu et je me rends à la mosquée Hassan II en compagnie de ma mère et de mes soeurs pour les Tarawih (prières nocturnes collectives entre le ‘Icha et le Fajr), fortement recommandées en ce mois béni. D’ailleurs, notre Prophète Mohamed (‘alayhi salat wa salam) n’a-t-il pas dit: « Quiconque veille en prières le mois de Ramadan avec une foi sincère et en espérant la rétribution d’Allah, se verra pardonner tous ses péchés antérieurs » ? (hadith rapporté par Al-Boukhari, ndlr).
Il est vrai que pendant l’année je me rends rarement à la mosquée, mais je fais tout mon possible pour accomplir mes cinq prières quotidiennes et remplir mon devoir de zakat (charité) envers plus démuni que moi. Cela me permet de préserver un certain équilibre, entre mon existence extérieure et ma vie intérieure.
Pour ce qui est de mon habillement, je ne porte que des djellabas et un voile léger durant tout le mois, par respect pour les jeûneurs mais aussi pour éviter les ragots des voisins et des proches, tout en sachant que je ne suis pas forcément dans la provocation le reste de l’année. Dans mon quartier et au sein de ma famille, j’essaie de demeurer la plus discrète possible. Je suis maman et je ne veux pas que mon fils devienne la cible de la fausse pitié des grands ou des moqueries des enfants de son âge.
Jour sacré, nuit profane
Je n’ai pas toujours fait les choses de cette façon pendant le mois de ramadan. L’année dernière, j’ai essayé d’adopter ce mode de vie pieux et paisible durant les premiers jours, mais je n’ai pas tenu longtemps, l’appel de la nuit et de l’argent ayant vite eu raison de ma détermination.
Il faut dire que ce n’est pas évident de ne pas craquer, surtout quand on est mal entouré, et que Casablanca ne dort jamais, encore moins à Ramadan.
Il est vrai qu’on ne sert plus d’alcool dans les cabarets que je fréquente habituellement, mais les prostituées s’y rendent quand même après la rupture du jeûne pour fumer de la chicha, danser et racoler jusqu’au bout de la nuit. Certaines finissent même la soirée dans le lit d’un client, puis se dépêchent de prendre leur douche avant que l’appel à la prière du fajr ne retentisse. Généralement, la demande étant bien plus faible à ramadan, faire la fine bouche n’est pas permis et les tarifs sont cassés, ce qui contraint les filles à enchaîner encore plus de passes.
Moi-même, durant les ramadans précédents, je dormais toute la journée et ne me réveillais qu’une heure avant lftour, pour faire toutes les prières de la journée d’un coup. A l’appel du moghreb, je rompais rapidement le jeûne, me mettais sur mon 31 puis me rendais au salon de beauté où j’avais mes habitudes avant d’aller au cabaret. Tout se passait exactement comme à l’accoutumée, seulement les gens sont sobres et ont davantage conscience de leurs paroles et de leurs gestes, même si le haschich et d’autres drogues remplacent allègrement l’alcool pendant ce mois particulier.
C’était l’époque du “chouiya lrabbi chouiya l3abdou” (un peu pour Dieu, un peu pour ses serviteurs) comme on dit (rires). Pendant mes expériences de “ramdan light’, j’ai rencontré un autre type de clients. Ceux qui ne jeûnent pas, voire qui se moquent carrément de ce pilier de l’islam que des millions de croyants suivent à travers le monde depuis des siècles.
Généralement, ce sont des gens issus de milieux sociaux très favorisés qui préfèrent quitter le Maroc pendant 15 ou 20 jours pour la Turquie ou l’Espagne, pour, disent-ils, “ne pas avoir à subir le rythme soporifique de ramadan et la mauvaise humeur des jeûneurs”. En fait, ils ne supportent pas d’être privés de beuveries, de boustifaille, de bikinis et de plages pendant ces quatre semaines, alors que c’est parfaitement surmontable quand on a un minimum de foi dans son coeur…
Péché de luxure et châtiment céleste
Les années précédentes, mes charges financières me poussaient à me prostituer même durant ce mois, mes besoins et ceux de mon fils grandissant sans cesse et je suis la seule à y subvenir, étant donné que son père ne me verse aucune pension.
Cette année, j’ai décidé de me serrer la ceinture afin de m’abstenir de sortir pendant ces 30 jours. Je ne sais pas si les gens croiront ce que je dis, mais faire le tapin durant ce mois sacré peut vous attirer les pires ennuis…
J’entendais souvent des gens autour de moi répéter cette phrase “Les gens qui ne respectent pas le ramadan le paient de leur peau, avant même que l’année ne soit révolue”. Je ne prêtais pas attention à ce genre d’avertissement, que je voyais alors comme une stupide superstition populaire:
pourquoi un péché serait-il plus capital à Ramadan et pas durant les onze autres mois de l’année? Et en quoi vendre son corps serait plus grave durant ce mois, tant qu’on s’y adonne en dehors des heures de jeûne?
Seulement, je suis convaincue aujourd’hui que ces 30 jours ont un impact particulier sur le destin de chaque musulman. Durant tous les ramadans où j’ai joué la belle-de-nuit, j’ai essuyé de graves accidents de voiture et de sérieux soucis de santé qui ont failli me coûter la vie…
Devant tous ces signes du Ciel, j’ai fini par admettre que les châtiments contre les transgressions de la loi divine sont amplifiés lors de ce mois sacré, et que l’issue peut en être fatale. A présent, je sais que l’argent peut attendre, et que quitter ce bas monde en ayant le sentiment d’avoir accompli de belles choses est la clé de la sérénité et de la paix intérieure. La piété pendant ce mois béni rend la vie moins pénible, apprend à se détacher des choses matérielles et à se contenter de ce que le jour nous offre.
Pour m’aider à tenir durant ces quatre semaines, je me fais aider par l’un de mes clients réguliers, Omar, un homme d’affaires souvent en déplacement à l’étranger. Dans ce domaine, comme dans tous les autres, on peut rencontrer des hommes gentils et bienveillants, et nouer avec eux une relation basée sur le respect et l’affection mutuelles. Omar répond à mes sollicitations pendant ce mois sans rien demander en retour. Quand j’ai besoin d’argent, il suffit d’un coup de fil pour qu’ il me dépanne aussitôt.
Danse de pucelle et frère salafiste
Beaucoup de personnes pensent que la prostitution est un choix, que c’est un métier facile dédié aux fainéantes qui veulent engranger du fric sans efforts.
Ce sont des idée reçues. Tant qu’on n’a pas pratiqué ce métier, on ne peut pas savoir ce que les prostituées endurent. Chaque passe est une épreuve physique, une torture psychologique. Supporter chaque soir un homme différent, ses fantasmes, ses caprices, ses vices, son dédain, ses humiliations et sa violence parfois. J’ai appris malgré moi à taire ma colère, ma douleur, ma honte, ma lassitude, le dégoût de mon corps et de celui des hommes qui ne vous laissent rien d’autre que de l’argent et des bleus au coeur et au corps. Car nous sommes des filles de joie et le client est roi, il faut lui donner ce qu’il est venu chercher, si possible avec le sourire et en faisant mine d’y prendre plaisir.
Il m’arrive parfois de passer des nuits blanches à m’auto-flageller et je ne compte plus les soirées où j’ai dû avaler des cachets ou siffler une bouteille de vodka pour oublier et essayer de trouver le sommeil.
Cela fait plus de 14 ans que mon corps est devenu mon outil de travail. J’ai commencé très tôt, à mes 16 ans. Pendant les deux premières années, lorsque je me rendais à des soirées “high-class” à Rabat, personne ne me touchait. Je ne faisais que danser et tenir compagnie à des émirs du Golfe ou de riches businessmen arabes qui ne forçaient aucune fille à coucher avec eux contre son gré, surtout si elle était toujours pucelle. C’est une amie à ma mère, une maquerelle, qui lui avait proposé de m’introduire dans ce monde secret pour mettre du beurre dans les épinards. Maman ne s’est pas fait supplier, elle qui peinait à nourrir ses quatre enfants depuis la mort de son époux.
J’ai donc fonctionné de la sorte pendant deux ans, jusqu’à ce que mon unique frère devienne salafiste et commence à me traquer et à me tabasser à chaque fois que l’occasion se présentait. J’ai donc quitté le foyer familial pour m’installer seule à Marrakech, où je suis devenue prostituée professionnelle.
Aujourd’hui, j’ai un petit garçon de quatre ans que j’aime plus que tout au monde. Je refuse que son enfance soit synonyme de privations comme cela a été le cas pour la mienne, c’est pour cela que ce métier m’est toujours indispensable.
J’essaie à présent de réduire mon activité, en sélectionnant des clients propres et discrets. J’espère que le projet commercial que je suis en train de monter donnera bientôt ses fruits. C’est à ce moment-là seulement que je pourrai arrêter définitivement ce métier, commencer une nouvelle vie et accomplir le hajj, mon voeu le plus cher…
Le 11 Mai 2018
Source web : La Depeche
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