Centrale Danone: "Nous avons résisté jusqu'au bout mais on ne pouvait plus tenir"
Dans cette interview accordée à Médias24, Didier Lamblin, DG de Centrale Danone revient sur sa décision de réduire la collecte de lait et de rompre les contrats de centaines d'intérimaires. Il raconte comment l'entreprise a vécu le boycott et quelles leçons elle a pu en tirer. Pour lui, Centrale Danone est une victime totalement collatérale du mouvement de boycott.
-Médias24. Comment vivez-vous le mouvement de boycott?
Didier Lamblin. C'est une situation nouvelle, au Maroc et dans le monde. Le Maroc est pionnier sur un sujet nouveau qui doit nous faire tous réfléchir. Cela me rend triste parce que la situation a des conséquences dommageables sur l’entreprise et le pays.
Malgré les efforts menés pour comprendre, réagir, répondre à notre façon en ce mois sacré du Ramadan, les attaques continuent sur la qualité de nos produits après les accusations de cherté.
Ces attaques sur la qualité ont détruit beaucoup de bonnes initiatives que nous avions lancées, notamment les offres ramadanesques, l’offre de réconciliation et la campagne de transparence. Cela a cassé une dynamique qui prenait, ce qui fait que maintenant, notre activité reste sur un plateau bas et nous amène à prendre des décisions difficiles.
-Justement, une source gouvernementale nous a indiqué que vous instaurez une réduction de 30% de la collecte de lait. Le confirmez-vous?
-Nous avons annoncé à nos 120.000 producteurs de lait, sur nos cinq zones de collecte, une réduction de 30% de la collecte. L’annonce a été faite aux présidents de coopératives dimanche 27 mai au soir. Les éleveurs ont été prévenus le lendemain, à la fois par les coopératives et par un courrier de Centrale Danone. Ils ont été informés que notre business est affecté suite au boycott qui dure depuis cinq semaines maintenant.
Je dois rappeler que depuis le démarrage du mouvement le 20 avril, Centrale Danone n’a pas lâché un seul éleveur, nous avons continué à collecter tout le lait produit par nos producteurs et à payer le même prix qu’avant, dans les conditions de paiement d’une semaine qui prévalaient.
On a pendant ce temps essayé de changer la donne, de retourner la situation de boycott, on a utilisé à fond notre tour de poudrage, nos installations d’UHT, notre beurrerie pour tenir le plus longtemps possible. Mais on a eu une alerte dans l’entreprise, samedi 26 mai, que ça devenait intenable et qu’il fallait réduire la collecte.
Je peux vous dire que c’est la dernière chose à laquelle j’aurais pu penser en venant au Maroc. Au moment du démarrage du boycott, j’étais en train d’annoncer de magnifiques choses au Salon de l'agriculture pour aider 20.000 de nos petits producteurs à doubler leurs revenus.
On était en train de lancer avec le gouvernement une campagne pour relancer la consommation des produits laitiers frais. On était en train d’annoncer avec la Fimalait la mise à disposition d’une couverture médicale pour 50.000 de nos éleveurs avec un fonds d’amorçage financé par les industriels...
-Les 30% de réduction, c’est combien en volume? (1)
-Je ne peux pas vous donner de chiffres. Vous savez qu’on est une société cotée en bourse et qu’on n'a pas le droit de communiquer des informations importantes sans suivre une procédure précise. L’information sera annoncée ultérieurement de manière officielle.
-Donc, on ne pourra pas avoir une estimation de l’impact sur votre chiffre d’affaires…
-Cela nécessitera une communication officielle. Ce que je peux vous dire, c’est que l’impact est très significatif et qu’il a conduit à l’adoption de deux mesures, outre les mesures préventives déjà prises comme le fait de freiner les recrutement, d’arrêter toute formation, de geler tous les investissements, d’arrêter toutes les donations aux fondations.
La première est la réduction de la collecte parce qu’on ne sait plus quoi faire du lait. La deuxième est l’arrêt de tous les contrats d’intérim de moins de six mois (courte durée), pour faire face aux nombreux arrêts de lignes de production et à la réorganisation de nos tournées de camions.
-Les médias ont parlé de 900 personnes licenciées...
-Ce chiffre est faux, il ne vient pas de nous. Tout ce que je peux dire, c’est que le chiffre est significatif.
-Les deux mesures sont-elles provisoires?
-Bien évidemment, j’espère toujours un redressement de la situation. Ce qui nous préoccupe, c’est quand on demande aux personnes qui boycottent pour quelles raisons elles le font, beaucoup répondent qu'elles ne savent pas et qu'elles ne font que suivre le mouvement.
Nous sommes une victime totalement collatérale de ce boycott. Nous sommes une entreprise présente depuis longtemps au Maroc, cela fait cinq ans que l’on n'a pas augmenté nos prix malgré les difficultés (campagne de dénigrement des produits laitiers de ces dernières années, ndlr). On a continué à investir de manière soutenue pour mettre à niveau notre outil et avoir les meilleurs standards de qualité et de sécurité.
Nous avons aujourd'hui de très loin les meilleurs produits du marché, qui répondent à 100% à la réglementation marocaine. Des produits qui sont les seuls faits avec du lait sans antibiotique. Et pourtant, nous sommes les seuls du secteur à être boycottés, nous ne savons pas pourquoi.
-Vous dites que vous n’avez pas augmenté les prix en cinq ans, mais il y a eu quand même des réductions de volume de certains produits dérivés et une volonté de faire autant pour le lait juste avant le boycott...
-De mon temps à la tête de Centrale Danone, il n’y a eu aucune tentative de réduction de quoi que ce soit ou de changement de prix. Je sais qu’à l’époque de mon prédécesseur, il y a eu une tentative d’augmentation du prix du lait qui a été bloquée par le gouvernement. C’est la seul tentative d’augmentation des prix à ma connaissance.
De mon temps, il n’y en a eu aucune et je suis là depuis deux ans et quatre mois.
-Et pour les volumes, vous assurez qu’il n’y a pas eu de réduction?
-Aucune. Souvenez-vous de mes premières prises de parole à mon arrivée au Maroc. Après une tournée pendant laquelle j’ai rencontré tous les partenaires de Centrale Danone (salariés, éleveurs, épiciers, autorités…), j’avais dit: "j’ai pris conscience qu’il y a des gens qui souffrent, qui sont en difficulté. Une entreprise comme Danone dont la mission est d’apporter la santé par la nutrition au plus grand nombre se doit d'être courageuse et de créer les moyens pour ne pas augmenter les prix dans les deux ans qui viennent". J’ai entamé ma troisième année et je n’ai pas opéré de hausse de tarif.
L’inflation est avérée au Maroc et malgré tout, j’ai continué à augmenter les salaires et à recruter. Nous avons subi de fortes hausses des prix des matières premières. Mais on a géré la situation par de l’efficience, par la réduction de charges, par la bonne maintenance des outils, par toutes sortes d’actions.
Malgré tout ça et à cause du boycott, on dit qu’on a compris le message et on sort avec une offre ramadanesques qui n’a jamais été faite dans sa forme et dans son ampleur par aucune marque de produit de grande consommation dans le circuit des épiciers.
Malheureusement, dès qu’elle a vu ces actions et leur impact sur le boycott, l’armée qu’il y a derrière a lâché des quantités de fake news (sur la qualité, ndlr). Mais devant cette avalanche de fake news, j’ai réagi autrement. Maintenant, on attaque au pénal, pour diffamation, les personnes derrières ces informations qui sont complètement mensongères.
Nous avons mis 1,5 milliard de DH d’investissements sur la table ces cinq dernières années, plus de 80% uniquement pour élever le standard de qualité et de sécurité. Nous n’avons pas mené des investissements pour agrandir nos capacités puisque le secteur a été attaqué et nos volumes n’ont pas bougé depuis cinq ans. Mais on l’a fait pour se préparer à l'avenir.
Nous croyons dans ce pays, nous croyons dans le futur, on n'est pas ici depuis 70 ans pour sortir aujourd’hui. On est là pour des siècles et quel que soit le coup qui nous est porté aujourd’hui on va résister, on va se réinventer pour montrer qui on est.
-Est-ce que vous allez maintenir l’activité de production de lait au Maroc? Le groupe Danone à l’international n'assure pas cette activité dans tous les pays…
-Aujourd’hui, ce n’est dans la tête de personne au niveau du groupe de sortir de la production de lait au Maroc. Nous avons des installations colossales et dernièrement, nous avons investi des dizaines de millions de dirhams pour améliorer le packaging du lait.
Vous savez, le lait est un métier de volume. Il nous permet d’avoir la distribution capillaire qu’on a dans le pays, qui nous permet d’avoir le plus gros réseau de distribution. Et ce réseau à un coût, si les volumes ne suivent pas c’est difficile. Donc qu’il y ait certains ajustements à faire, peut-être. Mais de là à abandonner l’activité lait, personne ne l’imagine.
-Vous dites que les vidéos qui circulent comportent des fake news. Mais est-ce qu’il y a un stock de lait UHT périmé et qu’allez-vous en faire?
-Les produits périmés font partie de notre activité. Environ 1% de nos volumes produits annuellement sont détruits périmés. Ils sont soit périmés chez les points de vente et repris, abimés lors du transport ou retirés des lignes de production parce que non conformes aux standards de qualité. Cela représente environ 6 millions d’euros qu’on détruit pour préserver la qualité 100% Danone.
Maintenant, on a à cause du boycott des stocks très importants de poudre, de beurre et de lait UHT. Si ces stocks deviennent «invendables», nous assumerions la destruction et la perte financière qui en résultera. Mais on n'en est pas là aujourd’hui.
Quand des gens disent que Centrale Danone fait des promos et utilise du lait frelaté et des produits périmés, on ne peut pas laisser passer. On n'est pas Danone pour rien. On est les inventeurs du yaourt, on a une histoire qui remonte à 1850 pour les fromages et à 1919 pour les produits laitiers frais. On ne serait pas au Maroc depuis des dizaines d’années si on jouait avec la qualité de nos produits.
-Quelle est la structure du prix du lait?
-On paie en moyenne le litre de lait à 3,60 DH. Il peut être payé à 4 DH ou à 3,20 DH en fonction de la qualité. Le prix peut également changer selon la période de lactation (basse ou haute).
Notre marge brute sur un pack de lait frais de 900 ml est de l’ordre de 15 centimes. Cette marge ne couvre même pas nos coûts marketing, de force de vente au niveau central… On est sur du service public. Cette activité nous intéresse parce qu’elle nous donne accès à un lait de qualité pour fabriquer les produits dérivés qui rémunèrent mieux, ainsi qu’à un réseau de distribution capillaire qui nous permet d’être la seule société présente dans 78.000 points de vente avec une approche directe.
Le modèle économique du lait ne serait pas tenable si on n'avait pas d’autres activités qui nous permettent de couvrir les coûts.
La marge sur le lait est peu élevée car nous collectons le lait tous les jours auprès de 120.000 éleveurs dans 1.600 centres de collecte. Ce lait est acheminé par une flotte importante respectant la chaîne de froid vers nos cinq sites industriels pour être ensuite pasteurisé, conditionné et distribué immédiatement car le produit a une date limite de consommation de trois jours. Nos camions font 24.000 km tous les jours pour distribuer le lait sur l’ensemble du territoire.
-Le manque à gagner pour les agriculteurs sera important. De quelles possibilités disposent-ils?
-A l’heure actuelle je ne sais pas, le lait non collecté par Centrale Danone peut devenir du lait de colportage ou être vendu à d’autres coopératives.
Mais je tiens à vous dire que depuis le démarrage du boycott, aucun de nos concurrents ne nous a demandé de prendre un litre de lait. C’est une chose qui nous surprend.
-Donc, il n’y a pas eu de vente de lait à d’autres industriels?
-On n'a pas vendu aux concurrents, on s’est débrouillé tout seul.
Je ne peux pas vous donner de chiffres mais on a perdu des volumes importants et des parts de marché très significatives. Nous n’avons eu aucun détournement de notre lait. Jusqu’à hier, nous avons collecté l’ensemble de notre lait.
Mais on ne pouvait plus tenir. Nous espérons un retournement de la situation. Nous avons eu un soutien infaillible du groupe Danone même si nous avons une addition qui sera très lourde.
-Vous pensez que les parts de marché perdues seront difficiles à récupérer?
-Malheureusement, ça prendra beaucoup de temps. C’est difficile de dire aujourd’hui si on pourra tout récupérer car la situation est compliquée. Certains consommateurs ne savent même pas pourquoi ils boycottent. On leur a mis des choses dans la tête qu’ils n’ont pas vérifiées. Ils se sont habitués à consommer d’autres produits.
Je reste optimiste mais ça nous prendra des années pour récupérer notre position.
-La récente campagne de communication n’a eu aucun impact sur les ventes?
-Elle a été bien appréciée par une majorité de consommateurs mais l’avalanche de fake news sur la qualité a tout détruit.
-Vous dites que vous avez poursuivi au pénal certaines personnes. Qui exactement?
-On a poursuivi au pénal deux types de personnes. Les gens qui nous ont attaqués sur la qualité et des personnes qui ont attaqué violemment, à l’arme blanche et avec d’autres outils, nos salariés et nos vendeurs. On a neuf vendeurs qui ont été agressés de manière violente et beaucoup d’autres sont harcelés moralement tous les jours.
Nous avons déposé énormément de plaintes et nous avons augmenté le soutien d’avocats pour diligenter ces plaintes, les suivre et trouver les coupables.
-Quelle leçon avez-vous tiré du boycott?
Nous allons travailler davantage. Les consommateurs attendent qu’on réinvente Centrale Danone. Qu’on réinvente son offre mais surtout sa communication. Je pense qu’on a pêché par humilité de ne pas avoir dit tout ce qu’on fait de bien pour ce pays.
80% de notre sourcing est marocain et chaque jour, j’augmente le sourcing au Maroc. On mène des actions pour améliorer la nutrition des populations, on a des projets ambitieux pour aider les éleveurs à améliorer leurs revenus. Je pense qu’on doit être un peu moins humble et communiquer un peu plus fortement sur les actions magnifiques que nous menons.
NOTE
(1). Selon les informations de Médias24, Centrale Laitière collecte 2,1 millions de litres par jour.
Publier le 29 mai 2018
Source web par : medias24
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