Marouane Harmach: "La campagne de boycott a permis la naissance d’une opinion publique"
Le lancement d’une campagne de boycott des produits de 3 grandes entreprises du Maroc a montré, encore une fois, la force de mobilisation des réseaux sociaux. Pour Marouane Harmach, spécialiste en communication digitale et réseaux sociaux, la prise de conscience par les consommateurs de leur pouvoir de nuisance vis-à-vis des grandes marques signe la naissance d’une opinion publique au Maroc.
Médias24: Le mouvement appelant à boycotter Sidi Ali, Danone et Afriquia est-il spontané?
Marouane Harmach: Certainement, vu la dimension qu’il a prise et la forte mobilisation populaire sur tous les médias sociaux.
-Avez-vous des outils permettant de mesurer cette "popularité"?
-Mon cabinet de conseil digital suit attentivement les trends sur les réseaux sociaux et notamment les hashtags. En termes de volumétrie et d’engagement, la mobilisation est très importante mais je n’ai pas de chiffres à vous communiquer.
-Cette campagne est-elle le prolongement digital du mouvement du 20 février?
-En 2011, le mouvement était politique, il y a eu ensuite un 20 février social avec les crises de Jerada et Al Hoceima et aujourd’hui, nous sommes dans un 20 février économique qui crie son ras-le-bol de la cherté de la vie et des oligopoles qui pratiquent des prix élevés.
-Y-a-t-il des précédents dans le monde?
-Il y a des campagnes de type BDS (boycott, désinvestissements et sanctions) contre Israël, mais elles n’ont pas une implantation géographique déterminée.
Hormis un exemple argentin de boycott autour de certains produits de consommation, la campagne au Maroc qui cible trois produits, avec des revendications de réduction des prix, est inédite.
-C’est donc une première mondiale?
-Faute de recherches sur le sujet; je ne peux pas me prononcer mais c’est un précédent remarquable.
-Le boycott contre Nutella dénoncée pour son utilisation d’huile de palme a pourtant été très suivi en occident
-Oui mais les demandes étaient d’ordre écologique ou sanitaire alors qu’au Maroc, nous sommes dans une approche purement économique qui peut menacer beaucoup d’entreprises.
-Justement, le deal Saham-Sanlam peut-il être remis en cause après la colère du net?
-Il est vrai que les internautes sont furieux de l’amendement voté dans le cadre de la loi de Finances 2018 (exonérant les droits d'enregistrement pour l’acheteur de Saham) qui a été adopté quelques mois avant cette vente.
Cependant, à moins d'une décision en haut lieu, comme la mobilisation n’a pas été très forte, je ne pense pas qu’il y aura une annulation de cette vente sous la pression digitale.
-Quelle est votre lecture des réactions des trois entreprises qui subissent le boycott?
-Le point commun entre les 3, c’est qu’elles ont pris beaucoup trop de temps à réagir et à mettre en place un dispositif de gestion de crise.
De plus, elles ont pris ce mouvement avec un œil perplexe voire amusé et méprisant alors que la situation était on ne peut plus sérieuse.
-Et au cas par cas?
-La réaction d’Afriquia a été bizarre car dans son intervention, Akhanouch a été condescendant vis-à-vis des internautes. Il a déclaré qu’il était dans le concret et que cette campagne n'aurait aucun effet car d’origine virtuelle.
-Il n’a pas pris la mesure du mouvement et sa gravité?
-Il a réagi comme un chef d’entreprise piqué dans son égo au lieu d’agir en ministre responsable d’un secteur très sensible. Sa réponse a montré de la condescendance et de l’inconscience.
Au final, sa réaction décalée prouve que les décideurs politiques et économiques découvrent à peine la réalité numérique dont ils ne soupçonnaient pas l’importance.
Afriquia est celle qui a le plus mal communiqué car le boycott contre ses produits s’est retrouvé au cœur d’un rapport parlementaire sur les marges excessives des pétroliers.
Le silence qui a suivi n’a rien arrangé.
-Centrale Danone s’est aussi distinguée avec des propos lapidaires?
-La sortie du directeur des achats non mandaté pour prendre la parole, qui a été un désastre, a été suivie par une vidéo d’excuse à la mode Daech.
-Parce qu’il donnait l’impression d’avoir une arme sur la nuque?
-La mise en scène l’a laissé croire à beaucoup de gens, mais après coup, la communication s’est améliorée.
Ce qui s’est passé est une vraie leçon de communication car on a laissé tomber le costume pour s’excuser et se rapprocher de la population. Tout cela est nouveau car tout en reconnaissant les erreurs, on essaye d’aller vers une réconciliation.
On a assisté à un vrai changement de ligne éditoriale mais il faudra attendre quelques semaines pour mesurer ses répercussions sur le boycott.
-Qu’en est-il du groupe Sidi Ali?
-Selon moi, après avoir observé un très long silence, le moins que l'on puisse dire est que sa communication n'a pas vraiment été à la hauteur.
Le communiqué envoyé aux rédactions était froid où l’humain était absent. C’est une grave erreur, car sa communication de crise aurait dû être incarnée par un visage humain.
-Meriem Bensalah aurait dû se dévouer?
-Pas obligatoirement mais il fallait un porte-parole qui puisse s’exprimer correctement et de manière sympathique dans les deux langues. L’image de la marque aurait été portée par cette personne au lieu d’envoyer ce communiqué sans âme.
La 2ème erreur a été de le formuler en rejetant la faute de la cherté des prix sur l’Etat. L’argumentation selon laquelle le prix est fonction d’un taux de TVA élevé ne tient pas la route, car ils auraient pu mettre en avant un prix de revient élevé au lieu de trouver un bouc émissaire.
Il y a eu pire après, en faisant appel à tous les Marocains pour venir constater sur place en visitant le site de production. Comment tenir cette promesse de transparence si 40.000 personnes décident de faire le voyage? Il y avait donc mieux à faire pour corriger l’image à court et moyen-terme de Sidi Ali.
-Quel est l’impact le plus meurtrier de ce boycott: l’image ou le chiffre d’affaires?
-C’est les conséquences sur l’image de la marque qui sont les plus graves car un CA peut évoluer d’une année sur l’autre mais la mauvaise image peut entraîner la disparition d’une entreprise.
-Que fallait-il faire alors?
-Il n’y a pas de solution générale ou prête à l’emploi. Elle dépend de plusieurs paramètres comme l’historique et l’ADN de l’entreprise. Devant ce boycott, il faut donc élaborer une stratégie de reconstruction en prenant compte la nature des reproches, la cible …
-C’est un métier qui n’existe pas vraiment au Maroc?
-Les entreprises marocaines le découvrent à peine. Si dans le passé, il y a eu quelques petites crises, il n’y en a jamais eu d'aussi profonde, grave et permanente. Le travail de reconstruction passe par un dispositif de réponses pour rectifier le tir à l’aide de relations publiques, prises de parole …
-Au niveau des réseaux sociaux, suffit-il d’avoir une page FB pour convaincre les mécontents?
-Loin de là car la communication digitale est une déclinaison de la stratégie de communication globale d’une marque. La manière de communiquer est totalement différente, ce n’est pas de la publicité adaptée aux médias sociaux.
Toute la difficulté de l’exercice consiste à s’adapter car le public des réseaux sociaux est de plus en plus jeune. Ce n’est pas la même génération que celle des décideurs de nos grandes entreprises qui sont souvent décalés voire complètement dépassés.
Les règles doivent évoluer pour faire passer un message convaincant.
-C’est-à-dire?
-C’est difficile de répondre car la communication digitale est particulière. Il n’y a pas de symétrie entre une affiche 4X3 ou un spot télévisé et un message que l’on veut faire passer sur les réseaux.
Le message doit être cool et dans l’air du temps. De plus, il y a un micro-langage dans les médias sociaux qu’il faut utiliser pour toucher un public particulier connecté. L’univers de la communication digitale est complètement différent de la communication offline.
-Sans monitoring de leur image digitale, les entreprises ne peuvent donc pas survivre...
-C’est devenu une nécessité impérieuse. Les gens pensent qu’il suffit de gérer une page Facebook alors qu’il faut se distinguer en mettant en œuvre une vraie stratégie autour du contenu de marque.
L’objectif étant d’être bien vu au sein des communautés de consommateurs et d’être défendu le jour où vous aurez besoin d’elle comme avec ce boycott.
Le problème est qu’au Maroc, les entreprises agissent encore avec une logique publicitaire sans véritable réflexion dédiée aux réseaux sociaux.
-Les décideurs politiques et économiques sont donc complètement largués?
-En effet mais le plus étonnant est que ceux que l’on présente comme des conservateurs ayant du mal à s’adapter à la modernité (PJD) sont ceux qui ont le mieux compris l’enjeu et l’intérêt des médias sociaux.
Les progressistes sont, au contraire, complètement dépassés et ne comprennent rien aux enjeux. On l’a bien vu avec les réactions de Akhannouch, Boussaid et même Khalfi qui a parlé de fake news.
-Y-aura-t-il un avant et un après boycott?
-Absolument car pour la première fois, on a constaté l’apparition d’une culture consumériste chez les Marocains qui appréhendent maintenant le marché dans sa globalité.
De leur côté, les marques ont enfin pris conscience de la force de mobilisation digitale dans l’opinion publique. Elles ne pourront plus imposer des prix sans tenir compte de l'avis des consommateurs prêts à se mobiliser sur les réseaux sociaux.
Les entreprises n’auront donc d’autre choix que d’investir davantage dans le digital pour détecter les mécontents et apporter des réponses convaincantes avant une éventuelle propagation.
Au final, grâce à cette dynamique inédite qui a fait trembler ces trois grosses sociétés, on a assisté à la naissance d’une opinion publique digitale.
Il n’y a plus de retour possible en arrière car les Marocains ont pris conscience de leur pouvoir de nuisance financière sur des marques aussi géantes soient-elles.
Le 23 Mai 2018
Source Web : Médias 24
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