Géofinance Dé-dollarisation de l’économie mondiale : vers un système monétaire multipolaire ?
Bouchra Rahmouni Benhida Professeur à l’Université Hassan Ier, elle est aussi visiting professor aux USA, en France et au Liban. Ses travaux de recherche lui ont permis d’intervenir dans des forums mondiaux et des special topics dans des institutions prestigieuses à Hong Kong, en France, au Liban, aux Emirats arabes unis et en Suisse. Elle compte à son actif plusieurs ouvrages : «L’Afrique des nouvelles convoitises», Editions Ellipses, Paris, octobre 2011, « Femme et entrepreneur, c’est possible», Editions Pearson, Paris, novembre 2012, « Géopolitique de la Méditerranée », Editions PUF, avril 2013, «Le basculement du monde : poids et diversité des nouveaux émergents», éditions l’Harmattan, novembre 2013 et de « Géopolitique de la condition féminine », Editions PUF, février 2014. Elle a dirigé, l’ouvrage «Maroc stratégique : Ruptures et permanence d’un Royaume», éditions Descartes, Paris, 2013.
Malgré les contraintes, plusieurs pays, la Chine à leur tête, affichent la volonté commune de se passer du dollar dans leurs échanges, un volontarisme monétaire et financier qui cache une politique agressive qui bouscule les pratiques financières mondiales et à long terme modifiera les rapports de force dans le monde. D’autres pays ont déjà suivi les traces de la Russie et de la Chine, car ils ont compris que la dé-dollarisation de l’économie mondiale est une priorité si le monde veut parvenir à un système monétaire plus équilibré.
La globalisation des risques financiers, l’évolution de la technologie de l’information et la dérèglementation du secteur bancaire ont toutes les trois révolutionné la finance internationale. Dès 1986, Charles Goldfinger introduisait le concept de «géofinance». Depuis, la finance peut être considérée comme un espace de rivalité entre nations et peut conduire à la mise en place par des acteurs financiers d’une géostratégie dans l’espoir d’accroitre leur pouvoir ou de réduire celui d’un pays rival.
La prise d’intérêt des nations sur le territoire financier, que ce soit pour des motifs stratégiques ou idéologiques, se fait aussi sur le plan financier, à savoir celui de la lutte pour le contrôle des grandes institutions bancaires et financières. Une lutte qui s’annonce de plus en plus acharnée entre les acteurs les plus puissants et d’autres émergents qui cherchent à renforcer leur rôle en tant qu’acteurs régionaux incontournables dans la prise de décision. De plus, la mise en place de nouvelles institutions défie clairement les piliers de Bretton Woods et accentue le processus de transition vers de nouvelles formes de gouvernement avec pour objectif la régionalisation financière.
Les banques régionales fonctionnent en faveur de l’intégration régionale et contre «la doctrine du pivot» impulsée par les États-Unis. Le pouvoir exorbitant du dollar fut, déjà, dénoncé en son temps par le général de Gaulle.
Depuis 2013, la Chine œuvre pour la mise en place d'institutions financières régionales moins dépendantes des États-Unis. En complément à la nouvelle banque de développement proposée par les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) en 2014, on assiste en octobre de la même année au lancement à Pékin de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII) par 22 pays asiatiques et plus de 40 pays hors Asie. Atlantistes jusqu’au bout, l’Inde et le Japon ne font pas partie de l’aventure, bien que cette institution puisse être d’un grand support pour des projets d’infrastructures d’envergure en Asie. Une de ses premières actions sera de mobiliser des ressources pour relier les réseaux régionaux de valeur, à travers par exemple la «Route de la soie du 21e siècle», une ceinture économique qui inclut un ample réseau de chemins de fer au niveau continental, qui reliera la Chine à l’Asie centrale, la Russie, l’Europe, l’Afrique et peut être même le Levant. Pour certains pays asiatiques, la BAII est considérée comme une institution qui va rivaliser directement avec la Banque asiatique de développement, fondée en 1966 sous la domination écrasante des États-Unis et du Japon.
Récemment, les BRICS ont également travaillé sur le projet d'une nouvelle banque internationale comme alternative au FMI, qu'ils ont dévoilé en avril 2013.
Le but n'est pas seulement d'empêcher les États-Unis de faire pression sur certains pays (notamment la Russie), mais aussi de créer un marché de l'énergie indépendant du dollar. Cela ne va pas sans nous rappeler l'accord gazier sino-russe passé il y a deux ans.
En mai 2014, la Chine et la Russie avaient fait un premier pas en avant dans le processus de dé-dollarisation à travers la conclusion d’un accord d'approvisionnement gazier portant sur 400 milliards de dollars, sauf qu’il s’agissait d’une transaction conclue en yuan et non en dollar. On voit bien qu’il s’agit d'un passage à l'acte afin de contourner le dollar et régler les échanges commerciaux en monnaies locales. Ces deux nations ont commencé il y a plus de deux ans à forcer le destin pour réduire l’espérance de vie du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale. Le Brésil et la Chine devraient aussi passer près d'un quart de leurs échanges commerciaux hors du dollar américain. L’émergence du renminbi (yuan) chinois sur la scène internationale reflète les ambitions de la République populaire de Chine qui cherche à se substituer ou à compléter le rôle joué par les États-Unis en assumant à son tour un rôle de banquier du monde. La dé-dollarisation ne se limite pas seulement au continent asiatique, un pays africain, la République démocratique du Congo, y est fortement actif. La Banque centrale du Congo avait instauré qu'à partir de la fin 2014, les échanges nationaux doivent se faire exclusivement en franc CFA.
Le monde se voie confronté à l’émergence déstabilisatrice de nouvelles puissances, motivées par des dynamiques de croissance fortement désoccidentalisées. L’ordre international a subi et subira encore de profondes transitions sur tous les plans. En d’autres termes, on se trouve face à un déséquilibre systémique et distributif de pouvoirs suite à l’apparition de puissances moyennes sur le devant de la scène. Aujourd’hui, la survie d’une puissance et son positionnement sur l’échiquier international ne dépendent plus uniquement de sa force militaire et de son poids politique, la conception westphalienne de la souveraineté étatique s’en trouve affectée.
La finance internationale devient le miroir des équilibres entre les différentes puissances économiques et militaires du monde. Dans cette dynamique et dans un contexte de plus en plus multipolaire et multi-enjeux, le monde de la finance court le risque de se complexifier laissant présager la multipolarité financière qui commence à prendre forme et jetant les bases d’un nouvel ordre financier, pris en charge par le pétro yuan.
Pour résumer la situation, depuis la mi-2015, et afin de contourner les sanctions économiques européennes et américaines, la Russie cède son pétrole à la Chine avec comme monnaie de transaction le yuan et non le dollar. Une telle initiative encourage l’utilisation du renminbi (RMB) dans le marché mondial du pétrole. Le pétro yuan devient un instrument de paiement stratégique qui permettra de précipiter le monde vers un système monétaire multipolaire, un système qui prend en compte de multiples devises et reflète les rapports de force dans l’ordre mondial actuel. Peut-être que ce sera bientôt au tour de l’OPEP, au cas où la Chine en tant que gros client l’exigerait, de se conformer à des transactions en yuan à travers un attelage énergétique Sino-OPEP qui ne ferait qu’accroître la prépondérance du yuan dans le marché mondial du pétrole ? Et si les événements s’accéléraient, l'or aurait-il un rôle à jouer dans la mise en place d'un nouveau système monétaire international ? Spéculateurs faites vos jeux…
BAII : Le leadership chinois
Le leadership chinois dans la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII) est plus qu’apparent, et ce à trois niveaux : 1. la Chine dispose au sein de cette institution de 35% des voix, puisque les droits de vote sont fixés au prorata du PIB. 2. Le responsable de l’institution n’est autre que le Chinois Jin Liqun, ex-président de l’assemblée des superviseurs du fonds souverain chinois (Sovereign Wealth Fund) et ex-vice-président de la Banque asiatique de développement. 3. De même que la Banque de développement du groupe BRICS, la ville de Pékin sera le siège principal de la BAII. La rivalité sino-américaine se révèle aussi dans la position de Washington très critique vis-à-vis du projet de la BAII. Et au moment où l’Europe occidentale manifeste un grand intérêt pour le projet, l’Amérique du Nord (États-Unis, Mexique, Canada) refuse d’y adhérer. Ceci n’a pas empêché la Chine de remporter un franc succès diplomatique puisqu’elle aura réussi à fédérer 57 pays qui sont membres fondateurs. De plus, le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et la Banque asiatique de développement ont manifesté le désir de coopérer avec la nouvelle institution. Même les États-Unis, qui ont boudé le projet au début, ont fait part de leur volonté de coopération avec l’AIIB. S’agit-il d’une tactique ou est-il question d’une reconsidération de cette institution plus comme un complément que comme une rivale ? Assistons-nous à une transition d’une approche fondée sur le conflit d’intérêts à une approche partagée pour une diplomatie plus constructive, plus consensuelle, et plus «douce» sur le territoire finance ? Seul l’avenir nous le dira.
Le 23 Juin 2016
SOURCE WEB Par Le Matin
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