Tariq Sijilmassi: Voici comment les effets de la sècheresse ont été enrayés
Tariq Sijilmassi, président du directoire du Crédit Agricole du Maroc (Photo AIC press)
EXCLUSIF. Tariq Sijilmassi, président du directoire du Crédit Agricole du Maroc, aime et connaît bien le monde agricole. Didactique et passionné, il nous dit l’agriculture, le monde rural, Maroc Vert et les effets des retards de pluie et de la sècheresse sur l’activité économique, la consommation et la vie agricole dans le monde rural, comment le plan anti-sècheresse et les dernières pluies ont enrayé ces effets.
Médias24: Vous êtes réputé pour être l’un des meilleurs connaisseurs de l’agriculture marocaine. Si vous deviez en parler en quelques mots, qu’est-ce que vous diriez aujourd’hui?
Tariq Sijilmassi: D’abord, que j’ai assisté à la métamorphose de l’agriculture marocaine, depuis que je suis au Crédit Agricole, de l’année 2000 à aujourd’hui. J’ai vu l’agriculture marocaine avant le Plan Maroc Vert et après le Plan Maroc Vert.
Avant, les programmes de lutte contre les effets de la sècheresse, c’était des journées de travail. On offrait des travaux artificiels dans les campagnes. On offrait des journées de travail pour générer un revenu. Aujourd’hui c’est différent, j’y reviendrai.
En second lieu, la production agricole: prenons au hasard l’exemple de l’olivier. Le Maroc avait 600.000 hectares plantés en oliviers, il en a 1.100.000 aujourd’hui. Pour vous donner un ordre de grandeur, le Maroc était nettement plus petit que la Tunisie dans l’olivier. Alors qu’en termes de superficie et de potentiel agricole, cela aurait dû être l’inverse.
Cela montre à quel point il y avait un écart important entre le potentiel et la réalité du pays.
"Le problème n'est pas seulement de produire ou de produire plus, c'est aussi de préserver le niveau de vie de millions de personnes à la campagne"
Troisième point. Vouloir traiter l’agriculture marocaine, c’est vouloir traiter deux choses en même temps et qui sont contradictoires: faire monter en gamme la qualité et l’efficacité de la production, tout en déployant des productions alternatives et des solutions financières alternatives, pour maintenir les populations sur place. C'est ce que l'on appelle l'agriculture solidaire.
Si on n’a pas compris que c’est les deux objectifs qu'il faut atteindre en même temps, on peut favoriser la réussite de l’un tout en provoquant un désastre social dans l’autre.
Prenons l’exemple de la céréaliculture: une production moyenne de 70 millions de quintaux pourrait être obtenue sur un million d’hectares irrigués, à raison d’un rendement de 70 quintaux à l’hectare.
Si vous faites cela, vous laissez tomber les 4 autres millions d’hectares de céréaliculture, qui en fait soutiennent la population rurale marocaine. Le Maroc, c’est grosso modo, entre 8 et 9 millions d’hectares de terres agricoles. Sur ce total, 5 sont réservés à la céréaliculture.
Le problème ne consiste pas à gérer l’efficacité à tout prix, mais à gérer la vie des populations, qui sont sur ces 5 millions d’hectares. C’est pour cela que le Plan MV s’est engagé sur deux piliers, un pilier solidaire et un pilier “business“. Le pilier business a tellement bien marché qu’il y a maintenant des surproductions.
Et le pilier solidaire a vu se déverser sur le monde rural marocain des quantités de subventions extraordinaires, qui ont stabilisé les populations sur place. Et il ne faut pas voir ce qui a été versé; il faut voir ce qui a été économisé par rapport à l’exode rural, qui aurait eu lieu si on ne l’avait pas fait.
Je vous renvoie à un exemple international: quels sont les pays qui ont le plus subventionné leur agriculture au monde? Les Etats-Unis, puis l’Allemagne, la France. Aux USA, il y a des subventions massives, car ce n’est que comme cela qu’on fait avancer le monde rural et qu'on crée une société rurale.
Dernier point pour bien saisir l’évolution de l’agriculture au Maroc: si vous devez suivre un seul indicateur, suivez celui de l’irrigation et les superficies qui sont passées de l’irrigation gravitaire à l’irrigation au goutte-à-goutte. La part de cette dernière va passer de 12% à 48% de la superficie totale irriguée en 2020.
Et vous allez juger les progrès accomplis par l’agriculture marocaine à travers cela. Plus vous avez d goutte-à-goutte et plus vous avez de l’efficacité dans la gestion de l’eau, une indépendance par rapport à la pluviométrie et même une production de meilleure qualité.
Sur les grandes exploitations, les subventions de l’Etat sur l’ensemble du processus hydrique, vont de 60% à 80%. Et le petit fellah arrive à des quotités de 90% à 100%.
Lorsque vous voyez ces différents indicateurs hydriques, vous avez une vraie idée de ce qui s’est réellement passé au cours des dernières années au Maroc.
-Sur le pilier business ou agriculture moderne, la forte hausse de la production pose le problème des débouchés…
-Effectivement, il faut travailler sur les débouchés, sur la marque Maroc, sur les canaux de commercialisation, sur la valorisation du produit. Il y a une jonction qui se met en place entre le Plan MV et le Plan d’accélération industrielle.
C’est normal, il fallait qu’il y ait un amont pour qu’il y ait un aval. Maintenant que c’est fait, il faut un aval fort pour tirer l’amont et écouler les produits qui ont été valorisés.
-Donc, votre vision aujourd’hui, c’est le solidaire, le business et la jonction avec l’industrie…
-Il faut continuer à travailler sur le solidaire, c’est un travail qui ne s’arrêtera jamais. 40% de la population marocaine vit en milieu rural, il faut provoquer le contre-exode rural, ou l’exode urbain. Les gens qui vivent dans les périphéries des villes, on peut et on doit leur donner des raisons de revenir à la campagne.
Et les diplômés, on doit leur donner le cadre de vie et les conditions nécessaires pour qu’ils aillent travailler dans le milieu rural.
Pour l’agriculture disons efficiente, il faut rester à l’affût, c’est un processus permanent, où il y a de la technologie, de l’innovation, de nouvelles idées…
La connexion entre l’agriculture efficiente et l’agro-business, c’est le grand challenge. Notre grande activité industrielle de demain, c’est l’agro- industrie.
-Vous avez dit au début que les réponses à la sècheresse sont devenues différentes…
-Le gouvernement a parlé de retard de pluie plutôt que de sècheresse et les événements lui ont donné raison.
J’ai entendu tout et son contraire concernant la sècheresse. D’abord, le lien supposé entre le PMV et la sècheresse. Il n’a jamais été écrit nulle part que l’un des piliers du PMV, c’est qu’il n’y ait plus jamais de sècheresse au Maroc. C’est une absurdité.
Les gens ont l’air de dire: pourquoi y a-t-il encore la sècheresse, alors que nous avons lancé le plan Maroc Vert…
Sur un cycle de 5 ans au Maroc, on avait l’habitude d’avoir une ou deux bonnes années, deux années moyennes, une année de sècheresse. Avec les changements climatiques, peut-être que les cycles vont être plus longs dans un sens ou dans l’autre.
Ce qu’il faut savoir, c’est que les réponses à la sècheresse sont devenues très différentes.
C’est quoi, la sècheresse?
C’est d’abord un phénomène qui atteint psychologiquement le pays, avant de l’atteindre économiquement. Avant qu’il y ait un effet économique palpable, il y a un ralentissement économique. On l’a vu au cours des derniers mois. C’est vrai qu’on n’attend pas une grosse récolte céréalière, mais la récolte ce n’est pas maintenant, c’est pour mai-juin-juillet.
Sur le plan de la balance des paiements, il y a des importations pour faire face aux besoins et à des prix inférieurs au marché national, ce qui n’a pas un impact si majeur que cela. Par contre, il y a un impact certain sur le niveau de vie et la consommation dans le monde rural.
Le retard de pluies se divise pour moi en trois grandes phases, c’est une analyse très personnelle:
*la 1re touche les cultures céréalières, quand les retards de pluies vont jusqu'à janvier ou mi-février comme cette année. En bour défavorable ou moyen, ceux qui ont fait des semis précoces ont tout perdu; ceux qui ne l’ont pas fait ont un manque à gagner; enfin ceux qui sont en bour favorable ou en irrigué, peuvent avoir des pertes partielles ou pas de pertes.
*dans un second temps, une autre problématique démarre: les éleveurs. On dit que le Crédit Agricole est la banque du monde rural. En fait, la vraie banque du monde rural, ce sont les troupeaux; c’est là que les éleveurs placent leur épargne, ils ne mettent pas leur épargne chez nous, chez nous ils prennent des crédits; nous on collecte l’épargne en ville, pas en milieu rural.
Quand un fellah a des excédents financiers, il achète du bétail. C’est son capital. Même chose pour les éleveurs.
Prenons l’exemple de quelqu’un qui a 20 vaches, une terre située dans un périmètre défavorisé, une étable approximative, son capital ce sont ses vaches; s’il ne pleut pas, il n’y a plus de pâturages; l’aliment de bétail connaît alors une hausse des prix. Le fellah ou le petit éleveur se dit qu’il doit sacrifier quelques vaches pour sauver les autres. Ainsi, le prix de l’orge a atteint 3,50 DH le kilo, mais dès que le gouvernement a annoncé des mesures, les prix sont revenus à 2 DH le kilo.
La viande était tombée à 35 DH le kilo. Dès l’annonce des mesures, les prix sont remontés à 55 DH le kilo. Avant Maroc Vert, il y aurait eu de l’abattage sauvage et violent, ce ne sera pas le cas. La deuxième séquence d’une situation de sècheresse concerne donc le cheptel.
*La troisième phase, ce sont les cultures de printemps, en mars avril, maïs, tournesol, cultures maraîchères, à condition qu’il y ait un peu d’eau.
*La dernière phase, ce sont les réserves des barrages. S’il ne pleut toujours pas, s’il ne neige pas, le remplissage des barrages, pour la saison suivante ou celle d’après, est mis en danger.
Cette année, nous avons vécu la phase 1. Puis la phase 2 a été enrayée par la simple annonce des mesures du gouvernement.
J’ai le pouls sur le marché: les prix de la viande sont remontés, les prix de l’orge ont baissé. Les gens ont compris que ce n’est pas la peine de spéculer. Tout cela, grâce au plan gouvernemental.
Les pluies ont de leur côté provoqué plusieurs déclics: le Maroc est une terre très fertile, les pâturages reprennent très vite; second déclic: les cultures printanières vont se faire; troisième déclic: il a neigé, il a plu, les réserves en eau des barrages vont remonter.
Il est arrivé, dans les années 80, que le Maroc subisse les 4 étapes du processus.
Aujourd’hui, nous ne sommes ni dans le schéma de 1981-85, ni de 1995, ni de 2007, on est plutôt dans le schéma de 2012, celui d’un retard des pluies.
-C’est là qu’intervient le Crédit Agricole…
-C’est là qu’il a un rôle déterminant, au moins à deux niveaux: le cheptel et la reconversion vers les cultures de printemps. Le Crédit Agricole a mobilisé 1,5 milliard de DH pour les financements aux agriculteurs et peut aller plus loin, s’il le faut.
Il va y avoir les remboursements de la Mamda Mcma, qui vont donner de la trésorerie aux agricultures, nos crédits vont compléter, les aides directes de l’Etat vont diminuer le poids pesant sur les agriculteurs. Toutes ces énergies vont se mobiliser pour essayer de préparer en mars-mai, une très bonne récolte de printemps, ce qui va donner une marge de subsistance à tous ces agriculteurs.
Les aides directes concernent :
* l’orge (stabilisation des prix à 2 DH pour une enveloppe globale de 1 MMDH),
*200 DH d’aide par tête de bétail, directement versés à l’éleveur jusqu’à concurrence de 5 têtes. Cette aide n’a pu se faire que grâce à une avancée du PMV, l’identification des bovins. Le versement est effectué dans les agences du Crédit Agricole.
600.000 agriculteurs sont concernés, ce n’est pas une petite opération. Le CAM s’y est préparé, comme pour une opération commando.
Depuis que la décision a été annoncée, nous nous sommes réunis matin, midi et soir. Nous constatons qu’avec le retour des pluies, la situation s’est détendue dans les campagnes.
Les fellahs ont recours au Crédit Agricole pour les aides directes. Ils peuvet aussi prendre des crédits pour financer leurs propres achats d’orge mis sur le marché par l’Etat à 2DH le kilo et également pour financer leur reconversion vers les cultures de printemps.
Tout le réseau de la banque a été mobilisé: 500 agences, ainsi que 200 agences de micro-crédit et 40 agences de Tamwil el fellah. Nos 40 agences mobiles ont été déployées sur tout le territoire, pour intervenir en tant qu’appoint là où ce sera nécessaire, en cas de forte affluence. Elles seront gérées par un PC dédié.
-La reconversion qaux cultures de printemps, comment cela se passe-t-il sur le terrain?
-Les gros agriculteurs savent quoi faire. Dans les exploitations de taille moyenne ou petite, il y a celles qui sont déjà mixtes. Pour celles-là non plus, il n’y a pas de problème.
La situation est plus compliquée pour les moyens et petits agriculteurs, qui sont en monoculture. Ils ont besoin d’être aidés et ce n’est pas seulement une question de financement.
Dernier point: la faiblesse pluviométrique impacte les rendements de l’arboriculture et la santé des arbres. Dans l’enveloppe de 1,5 milliard de DH que le Crédit Agricole a mobilisée, nous avons également prévu des crédits pour l’entretien phytosanitaire. Le ministère de l’Agriculture a également prévu des mesures directes au profit de l’arboriculture.
Le 29 Février 2016
SOURCE WEB Par Médias 24
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