#CULTURE_PHILO_LE_BARBARE: Philo - "Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie", Claude Lévi-Strauss
Alors que récemment, le terme de "barbarie" a tragiquement fait la une des actualités, relisons "Race et Histoire" de Claude Lévi-Strauss. Dans ce livre, sorti en 1952, l’anthropologue repense cette notion en l’inscrivant dans les histoires civilisationnelles et humaines.
Lorsque l’UNESCO lance un appel à contribution pour une brochure consacrée au racisme en 1949, Claude Lévi-Strauss vient de publier sa thèse sur Les Structures élémentaires de la parenté et accède à une notoriété plus large que celle des cercles scientifiques. Répondant à l’appel de l’UNESCO, L’anthropologue, philosophe de formation, publie alors, en 1952, Race et Histoire où il développe, au fil des 85 pages de l’ouvrage, ses réflexions sur le rôle du progrès et les collaborations entre cultures dans une société ou une civilisation, redéfinissant au passage le terme de 'barbare'.
Dans son livre, Lévi-Strauss chemine de paradoxe en paradoxe afin d’illustrer sa démonstration au fil d’une dizaine de chapitres en jouant habilement de formule comme lorsqu’il écrit au sujet du progrès que : « plus il s’accroit, moins il devient possible ».
Le point de départ de sa réflexion est la réfutation radicale de la thèse du comte de Gobineau, célèbre pour son livre L'Essai sur l'inégalité des races humaines. Dans cet ouvrage paru en 1853, Joseph-Arthur Gobineau y postule l'existence de trois races primitives (blanche, jaune et noir), dont les métissages conduisent, bien qu’ils soient inévitables, à la décadence de l'espèce humaine. Dans cet essai, la race blanche se voit octroyer « le monopole de la beauté, de l'intelligence et de la force ».
Partant de là, Lévi-Strauss bâti une solide réflexion, fort de ses études anthropologiques et historiques, sur la notion de race pour déconstruire celle de barbarie.
Le 'barbare'
Pour Claude Lévi-Strauss, la diversité des cultures ne fût jamais assimilée comme un phénomène naturel mais davantage comme une monstruosité, un scandale. Une attitude ancienne qui repose sur des fondements psychologiques solides et qui tend à réapparaitre à chaque fois que l’individu se trouve face à une situation inattendue. Ainsi déjà :
[…] l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare.
Par la suite, il souligne l’évolution qui s’est produite lorsque la civilisation occidentale a substitué le terme « barbare » par « sauvage », plaçant les hommes sous le joug du jugement et provoquant par là même, une réaction semblable qui consiste à répudier les autre formes culturelles différentes.
L’anthropologue se fait alors étymologiste :
Le mot 'barbare' se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine.
Si l’origine étymologique du mot importe, son appropriation, son sens même induit un rejet radical de la diversité culturelle sous toutes ses formes : morales, religieuses, sociales, esthétiques auxquelles nous ne pouvons nous identifier car trop éloignées de nos références.
Dès lors pour Lévi-Strauss, ce que nous ne pouvons assimiler ou simplement comprendre de la culture, nous préférons le rejeter dans la nature :
Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes.
Pour Lévi-Strauss, qui écrit ce livre quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, cette notion d’humanité, englobant sans distinction de race ou de civilisation toutes les formes de l’espèce humaine, parait être totalement absente pour de vastes fractions de l’espèce humaine. Une attitude « exclusive » qui se joue des échelles car parfois…
L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village…
Et pourtant :
… les grands systèmes philosophiques et religieux de l’humanité – qu’il s’agisse du bouddhisme, du christianisme ou de l’islam, des doctrines stoïcienne, kantienne ou marxiste – se sont-ils constamment élevés contre cette aberration.
L’anthropologue explique l’échec conséquent auxquels sont confrontés ces systèmes, même lorsqu’ils prennent comme socle des grandes déclarations comme celles des Droits de l’Homme car…
… l’homme ne réalise pas sa nature d’une humanité abstraite dans une humanité abstraite.
L’homme est soumis à une double tentation : la condamnation des expériences qui le heurtent et qu’il ne comprend pas et la négation des différences, et ce malgré toutes les spéculations philosophiques et sociologiques. Spéculations que l’anthropologue synthétise sous un concept : le « faux évolutionnisme ».
Faux évolutionnisme ?
Mais que doit-on comprendre sous ce terme de « faux évolutionnisme » qui nuit à toutes les tentatives de compréhension des différences culturelles et à leurs évolutions au sein d’une société ou d’une civilisation ? Lévi-Strauss différencie ces deux doctrines que sont l’évolution biologique et l’évolution sociale ou culturelle :
La notion d’évolution biologique correspond à une hypothèse dotée d’un des plus hauts coefficients de probabilité qui puissent se rencontrer dans le domaine des sciences naturelles ; tandis que la notion d’évolution sociale et culturelle n’apporte, tout au plus, qu’un procédé séduisant, mais dangereusement commode, de représentations et de faits.
Lévi-Strauss précise, démonstration à l’appui, que cette différence entre le vrai et le faux évolutionnisme s’explique autant par l’objet et le processus même de cette évolution que par leurs dates respectives d’apparitions.
Tout d’abord, la théorie de l'évolution biologique formulée par Darwin est fondée sur l'observation de l'évolution des êtres humains par des relations purement généalogiques. Seulement, cette notion ne peut être transposable au matériel, aux croyances ou aux institutions sociales, ainsi l'évolutionnisme social ou culturel est résolument interprétatif des faits, sans la moindre rigueur scientifique.
Et enfin, la seconde théorie dite sociale ou culturelle est antérieure à celle de Darwin énoncée en 1859 dans son livre L'Origine des espèces : sans remonter jusqu’aux conceptions antiques reprises par Pascal dans ses trois Discours sur la condition des grands en 1670, le XIXe siècle voit surgir tous les schémas fondamentaux qui feront l’objet de manipulations par de Vico, Condorcet sans oublier Spencer et Taylor, les théoriciens et fondateurs de l’évolutionnisme social.
Histoire cumulative
Lévi-Strauss fait appel ici à une notion au premier abord plutôt complexe à saisir pour le néophyte. Ainsi, le « barbare » appartiendrait non seulement à une civilisation recroquevillée dans une gangue absolument hermétique à la collaboration mais également figée, comme enchâssée dans son environnement compact, interdisant toutes évolutions pour la société à laquelle il appartient. Seulement pour l’anthropologue :
Dans le cas des inventions techniques, il est bien certain qu’aucune période, aucune culture, n’est absolument stationnaire. Tous les peuples améliorent ou oublient des techniques suffisamment complexes pour leur permettre de dominer leur milieu, sans quoi ils auraient disparu depuis longtemps… toute histoire est cumulative, avec des différences de degrés.
Ainsi, Lévi-Strauss explique qu’il en fallut de peu aux Chinois possédant techniquement les secrets de la poudre d’en acquérir l’utilisation massive et aux anciens Mexicains qui connaissaient la roue, preuve en est la fabrication des jouets d’animaux à roulettes pour enfants, pour en posséder par une démarche supplémentaire, le chariot.
L’anthropologue se fait alors mathématicien et se prête au jeu de la métaphore du calcul de probabilité appliquée aux joueurs afin d’expliquer son point de vue. Après avoir démontré la vision différenciée que nous portons sur l’évolution de l’humanité car en nous focalisant sur …
[…] un certain type de progrès, nous en réservons le mérite aux cultures qui le réalisent au plus haut point, et nous restons indifférents devant les autres.
Lévi-Strauss explique que les cultures ayant accompli les formes d’histoire les plus cumulatives sont celles qui ont adopté des cultures combinant leurs « jeux respectifs », qui en se coalisant par des moyens variés (migrations, emprunts, échanges commerciaux, ou même guerres) ont optimisé leurs chances comme un joueur le ferait en s’associant avec d’autres.
Il est alors évident que les résultats s’inscrivent dans la variabilité pour eux comme pour des civilisations, en fonction de l’étendue et de la durée du régime de coalition.
La collaboration des cultures
Lévi-Strauss constate, utilisant la métaphore des probabilités et du jeu, cette apparente stagnation dans le progrès accompli par l’humanité pendant les neuf dixièmes de son histoire et établit que les conditions se transforment seulement au cours des derniers dix mille ans de l’histoire des hommes mais que cette évolution …
[…] aurait pu se produire beaucoup plus tôt, ou beaucoup plus tard. Le fait n’a pas plus de signification que n’en a ce nombre de coups qu’un joueur doit attendre pour voir une combinaison donnée se produire : cette combinaison pourra se produire au premier coup, au millième, au millionième, ou jamais. Mais pendant tout ce temps l’humanité, comme le joueur, n’arrête pas de spéculer.
Ainsi pour l’anthropologue, l’humanité se lance inlassablement à chaque période de son histoire dans des « opérations de civilisation » et « monte des affaires » culturelles dont chacune est couronné d’un succès inégal allant même pour certaines, jusqu’à compromettre des acquisitions antérieures. Et il précise que notre grande ignorance, notamment des sociétés préhistoriques, concoure à notre vision simplifiée au sujet de l’évolution de ces civilisations alors qu’elles cheminent dans l’histoire d’ « une marche incertaine et ramifiée ».
Et Lévi-Strauss ajoute que ce qui est vrai dans le temps ne l’est pas moins dans l’espace. Si l’Europe du début de la Renaissance était le lieu de rencontre et de fusion des influences les plus diverses, l’Amérique précolombienne bénéficiait également quantitativement de nombreux contacts grâce au vaste continent que forment les deux Amériques.
Si pour l’Europe, cette fécondation de cultures est très ancienne, celle de l’Amérique est plus récente ; et nous apparait pour le Mexique ou le Pérou, plus homogène et moins bien « articulée » ; ce qui expliquerait en partie la disparition de certaines de leurs civilisations :
Leur organisation peu souple et faiblement diversifiée explique vraisemblablement leur effondrement devant une poignée de conquérants. Et la cause profonde peut en être cherchée dans le fait que la « coalition » culturelle américaine était établie entre des partenaires moins différents entre eux que ne l’étaient ceux de l’Ancien Monde.
Et l’anthropologue « conclue » ainsi :
L’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul.
La démonstration de Lévi-Strauss est un plaidoyer pour une « collaboration des cultures ». Race et Histoire n’est certes pas le plus spectaculaire des livres de l’anthropologue qui, bien avant cet ouvrage et d’autres plus célèbres, effectua ses premières missions au Brésil auprès des Amérindiens Tupi et Bororo d’Amazonie et dont les analyses furent compilées dans Tristes tropiques vingt ans plus tard. Cependant celui-ci, qui en préambule de ce même ouvrage notait : « je hais les voyages et les explorateurs », n’eut de cesse de nous instruire sur les « bienfaits » de la collaboration voire de l’acculturation à petite ou grande échelle.
Lévi-Strauss devint sous-directeur du Musée de l’Homme puis professeur au Collège de France en 1959, cofonda la revue L’Homme avant de revêtir l’habit vert d’académicien en 1973. A la retraite en 1982, Il ralentit le rythme des publications. En 2008, hommes politiques et institutions lui rendent hommage pour son centième anniversaire. L’anthropologue meurt l’année suivante.
Le 13 novembre 2020
SOURCE WEB PAR franceinter
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