Le Maroc en train de tourner la page après 20 ans de libéralisme "naïf"
Depuis deux décennies, on a assisté au Maroc à un engouement pour une forme de libéralisme excessif et frontal : signature d’ALE à tour de bras, cessions d'entreprises publiques, privatisation partielle de l’éducation et de la santé… Une trajectoire qui subit aujourd’hui une correction de taille, du moins dans le discours. Entre temps, le Maroc y a laissé beaucoup de plumes.
Mercredi 15 janvier, Moulay Hafid Elalamy rencontrait son homologue turc pour renégocier l’accord de libre-échange (ALE) qui lie le Maroc au pays d’Erdogan. Les deux ministres se dont donné 15 jours pour se revoir et examiner les termes qui doivent être changés.
En effet, cet accord, à l’instar de la majorité des ALE signés par le Maroc ces 25 dernières années, s’est révélé déséquilibré, produisant un énorme déficit commercial pour le royaume. Il a surtout livré les producteurs locaux à une concurrence féroce, ruinant au passage leur business et détruisant les emplois qu’ils généraient.
Quelques jours auparavant, MHE se disait même prêt, devant les députés de la nation, à « déchirer » cet accord si la Turquie n’acceptait pas les nouvelles conditions…
Libre-échange : la fin d’une époque
Cette phrase qui pourrait s’apparenter à de la rhétorique politique confirme, s’il en fallait, la fin d’une période qui aura duré plus de 20 ans. Une période où le libre-échange était porté aux nues. Et où sa remise en cause était quasiment taboue.
Ceux qui osaient pointer du doigt les limites de cette doctrine étaient immédiatement cloués au pilori, ridiculisés, présentés comme la caricature d’une gauche radicale et désuète. L’argument qui leur était souvent opposé était le suivant : les ALE vont nous ouvrir sur le monde, notre industrie se retrouvera sur un marché d’un milliard d’habitants. Et cela nous permettra d’attirer des investisseurs étrangers désireux d’exporter vers le reste du monde, tout en produisant à coûts bas.
Le résultat sur les IDE est incontestable. Sans les différents ALE signés par le Maroc, il aurait été difficile de créer en si peu de temps un écosystème automobile d’envergure, devenu le premier exportateur du pays devant les phosphates.
Ceci a permis au Maroc d’augmenter ses exportations, de créer de nouveaux emplois, d’intégrer de nouvelles chaînes de production mondiales. D’être visible sur la carte des gros industriels.
Mais cette ouverture s’est faite au détriment de l’industrie traditionnelle et du marché intérieur, saccagés par les importations massives. Des importations qui non seulement enfoncent les déséquilibres commerciaux, mais détruisent des emplois par centaines de milliers. Comme dans le textile et l’industrie métallurgique.
Le poids plume qui voulait défier Tyson
En décrétant le libre-échange comme doctrine dominante dans son économie et ses échanges avec le monde, le Maroc a été en quelque sorte comme un boxeur de catégorie plume qui voudrait défier Tyson, un poids (très) lourd. Un combat de David contre Goliath. C’est courageux, homérique, mais très naïf. Car sauf miracle, le résultat de ce match était connu d’avance : on allait y prendre des coups qui risquaient de nous laisser KO sur le ring. Et ces coups se sont révélés effectivement très violents.
Malheureusement, il a fallu pour nos responsables en passer par là pour prendre conscience qu’un pays comme le Maroc - qui n’a pas eu le temps de s’industrialiser, qui a tenté le saut quantique vers l’économie de service - ne pouvait rivaliser avec des puissances industrielles comme l’UE, les USA ou encore la Turquie.
Avec tous ces pays, le trou de notre balance commerciale est énorme. Gigantesque. Et n’a de cesse de s'aggraver d’année en année. C’est le cas également avec des pays censés être égaux économiquement comme la Tunisie ou l’Egypte. Ce qui est assez révélateur de la faiblesse de notre industrie, de l’étroitesse de notre offre exportable et du saut dans l’inconnu opéré par le Maroc.
Aujourd’hui, cette tendance subit une correction : on renégocie l’ALE avec la Turquie, on réévalue ceux conclus avec l’UE, les USA et d'autres pays, et on temporise sur les nouveaux ALE sur la table : Russie, Chili, Canada…
Par ailleurs, on n’hésite pas à instaurer des mécanismes de défense pour protéger le marché intérieur et l’industrie locale. C’est le cas dans l’acier, les panneaux en bois, la céramique, le papier, le cahier, le PVC.
Dans les marchés publics, autre source de destruction de l’industrie du royaume et des emplois, nos responsables publics parlent de plus en plus, et sans complexe, de préférence nationale, se rendant compte que la commande publique, censée être un levier de développement local, n’aura servi finalement qu’à engraisser des acteurs étrangers. Et, au passage, à creuser davantage le déficit de notre balance commerciale.
Un constat amer relevé, chiffres à l’appui, par un rapport sur la commande publique réalisé en 2012 par le CESE. Il avait alors révélé que seules 10% des entreprises marocaines participent de manière régulière aux marchés publics. Et que 45% des dépenses publiques (Etat et entreprises publiques) étaient couverts par des importations.
Privatisations : un choix judicieux ?
Dans le cas du Maroc, le libre-échange et l'ouverture de la commande publique aux étrangers n’étaient pas simplement des décisions techniques, des actes de politique économie isolés. Ils étaient inscrits dans une idéologie plus globale. Une certaine croyance en le libéralisme comme seule et unique voie pour le développement.
On s’ouvrait sur les acteurs internationaux, mais on privatisait également les grandes entreprises publiques. L’objectif sous-tendu était de renflouer les caisses de l’Etat pour financer la politique des grands chantiers. Des entreprises leaders, souvent en situation de monopole, dans la banque, les télécoms, le portuaire, le tabac étaient ainsi livrées au capital privé, généralement étranger.
Si aucune étude sérieuse n’a été faite sur le bilan des ces privatisations, les cas de Maroc Telecom et de Marsa Maroc sont assez révélateurs du gâchis financier et du manque à gagner que ces cessions ont produits pour les finances publiques.
Une politique qui a connu paradoxalement son apogée sous le gouvernement socialiste de l’alternance. Comme pour nous montrer que cela n’était pas une simple politique de gouvernement, mais un choix stratégique d’Etat. Une croyance profonde dans l’incapacité de l'Administration à piloter des entreprises. A concevoir et mener des stratégies jusqu’au bout. D’être un acteur économique.
Un raisonnement qu’on peut aujourd’hui facilement contrebalancer par le cas OCP, entreprise publique qui a su se transformer, se moderniser, tisser une stratégie audacieuse, la réussir, booster ses résultats et rivaliser avec les grands de ce monde.
L’Etat peut-il être un acteur économique ? Est-il judicieux que l’Etat garde la main sur des secteurs concurrentiels ? L’initiative individuelle, l’entreprenariat peut-il s’épanouir, prospérer, dans une économie où l’Etat n’est pas qu’un régulateur, mais un acteur principal du jeu ? Ces questions ne sont pas encore tranchées. Et les arguments des uns comme des autres sur ces sujets peuvent se valoir.
Education et santé : la marchandisation qui tue
Mais là où on a péché, sans le moindre doute, c’est quand on a cru, par parallélisme ou par paresse, que l’Etat qui devait se retirer des secteurs productifs devait également lever la main de certaines de ses fonctions « régaliennes », comme assurer une éducation égalitaire et un accès gratuit et digne aux soins de santé aux citoyens.
Devenu à la mode, ce libéralisme économique, débridé et décomplexé, a rampé comme une avalanche sur les services de base que peut offrir un Etat à ses citoyens. Dans l’éducation comme dans la santé, les incitations au secteur privé se sont multipliées et une logique marchande a fini par s’installer durablement. Avec, pire encore, la conviction que même pour les structures et prestations restées publics, le citoyen devait passer à la caisse, payer une contrepartie.
Si les privatisations d’entreprises publiques agissant dans des secteurs économiques ont pu produire un manque à gagner pour les finances publiques (ce qui reste à démontrer), cette politique ultralibérale dans les secteurs sociaux a, elle, produit un effet dévastateur : le creusement des inégalités sociales. Un mur entre deux Maroc a été bâti. Un Maroc (minoritaire) qui a les moyens de payer, de se soigner, d’éduquer ses enfants et un autre Maroc, dépourvu de pouvoir d’achat, livré à lui-même, à la terrible loi du marché.
La perte de confiance en l’Etat, en l’action politique, le désespoir ambiant chez une grande partie des Marocains est le résultat direct de ce libéralisme à outrance.
Il a fallu que des tensions sociales naissent ici et là, que des séismes politiques se produisent pour que nos gouvernants prennent conscience de l’ampleur des dégâts. De l’énorme erreur commise.
Cette trajectoire, on le constate aussi, est en train de subir aussi une grosse correction. Réinvestir massivement dans l’éducation et la santé, rééquilibrer les trajectoires de développement dans les territoires, réallouer les moyens entre régions du littoral et « Maroc inutile », investir dans le capital humain, dans la formation, la culture, freiner les inégalités sociales par l’intervention publique… sont des mots qui font aujourd’hui consensus. Du moins dans le discours. En attendant que des actions concrètes soient décrétées pour tourner enfin cette page de libéralisme démesuré, débridé, et un peu naïf.
Le 19 janvier 2020
Source web Par medias24
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