Tariq Sijilmassi: Le monde rural peut transformer le Maroc, voici pourquoi
Tariq Sijilmassi aime, comprend et analyse le monde rural avec une passion visible. Il trouve les mots simples, les métaphores, pour expliquer cet univers plus riche en potentialités qu'on ne le croit. Nous avons profité de la présentation des résultats de la banque, pour interroger le Président du directoire du Crédit Agricole du Maroc sur l'éclosion d'une classe moyenne rurale.
Médias24 : Comment se porte le monde rural aujourd’hui après une pluviométrie qui a été très capricieuse ?
Tariq Sijilmassi : Votre question est très intéressante car elle est révélatrice de l’impact du Plan Maroc Vert.
Cette année, il y a eu une bonne pluviométrie au cours de la première phase de la campagne puis la pluie a relativement disparu et récemment, elle est revenue.
Cette période sans pluie a eu certainement un impact négatif sur certaines zones. Ce qui est sûr, de ce que j’entends ici et là, on s’achemine vers une campagne moyenne avec les critères d’aujourd’hui.
Une campagne moyenne avec ces critères, c’est 60 millions de quintaux et au-delà.
Moi qui suis au Crédit Agricole depuis un certain nombre d’années, je trouve qu’il y a une évolution des perceptions qui est très intéressante. Il y a 15 ans, lorsqu’on atteignait 60 à 70 millions de quintaux, c’était une bonne ou une très bonne année. Cela en dit long sur l’état du monde agricole. On n’est plus forcément satisfait d’une campagne de 60 ou 70 Mqx. Il y a eu une translation des attentes vers le haut, une bonne année doit maintenant dépasser 100 mqx et une mauvaise année, c’est une année moyenne d’il y a quinze ans.
L'indicateur le plus important dans le monde rural, c'est l'état de l'élevage
- Donc, comment se porte la campagne aujourd’hui ?
- Justement, le deuxième point soulevé par votre question, c’est l’impact de la sécheresse ou du retard pluviométrique.
La sécheresse, c’est d’abord l’impact psychologique.
Dès qu’il pleut, l’impact psychologique de la sécheresse ou de la crainte de la sécheresse s’efface et c’est le cas en ce moment. Il y a de nouveau dans la campagne un optimisme. En tous les cas, il n’y a pas de défaitisme.
Ensuite, il faut bien noter que la campagne céréalière est retenue souvent comme l’indicateur principal de la situation agricole, de l’absence ou non de sécheresse. Mais ce n’est qu’un indicateur parmi d’autres.
Pour moi, l’indicateur le plus important c’est l’état de l’élevage. C’est dans l’élevage que l’agriculteur stocke son patrimoine. Si on peut considérer que la céréaliculture (ou l’arboriculture….), c’est sa production, l’élevage c’est sa banque.
Lorsque la récolte est vraiment mauvaise, cet agriculteur va puiser dans le stock de bétail et vendre ses bêtes ou une partie de ses bêtes. Cela signifie qu’il est allé retirer ses économies, son patrimoine, de la banque.
Or, les dernières pluies ont éliminé ce risque.
Finalement, au pire, le monde rural connaîtra une année moyenne dans la céréaliculture, mais l’essentiel est préservé. Pour moi, nous avons donc une année agricole correcte.
- Pourquoi et comment les céréales impactent-elles la croissance économique ?
- Les céréales, ce sont 5 millions d’hectares emblavés sur lesquels vivent 4 millions d’agriculteurs, eux-mêmes ont un effet d’entraînement sur autant de familles…
La céréaliculture n’est pas le principal générateur de PIB agricole, mais c’est là que se trouvent la majorité des consommateurs du monde agricole. C’est pour cette raison qu’elle impacte les consommations autres qu’agricoles, donc impacte le PIB national non-agricole.
Lorsqu’il y a sécheresse, psychologiquement les agriculteurs ou les ruraux d’une manière générale se mettent en position défensive. Cela commence par un certain nombre de restrictions, qui touchent les produits de luxe, les sodas, la biscuiterie, l’agro-alimentaire, tout ce qui est assimilé à du loisir, les moussems, les mariages, ensuite les produits un peu plus lourds comme l’habillement.
Quand ça touche les livres et les manuels scolaires et qu’on commence à faire des économies in fine sur les médicaments, c’est que ça va mal.
Je n’ai jamais vécu cette situation mais on me l’a racontée, de vieux sages du monde rural.
Vous voyez donc comment l’agriculture impacte la consommation et comment ça se propage de proche en proche sur le reste de l’économie.
Travailler à l'éclosion d'une classe moyenne rurale est une idée géniale
- On confond souvent agriculture et monde rural. Est-ce que c’est la même chose ?
-Pas du tout, l’agriculture est l’activité économique principale dans le monde rural, mais il est évident que l’agriculture seule ne peut pas être la réponse à toutes les problématiques. C’est pour cela que je pense que la décision de Sa Majesté de travailler à l’éclosion d’une classe moyenne dans le monde rural est tout simplement géniale.
L’emploi dans le monde rural ne doit pas venir que de l’agriculture, il doit venir des activités génératrices de revenus, il peut venir d’une activité autre, venir d’une activité urbaine située en milieu agricole.
On peut imaginer par exemple un retour de médecins dans le monde rural; un retour de vétérinaires, d’ingénieurs, des métiers d’expertise agricole, des services à l’agriculture, de spécialistes de l’irrigation, de la fertilisation, des topographes, tout un maillage de métiers qui existe ailleurs.
40 à 45% de la population marocaine est dans le monde rural. Il faut penser à tous leurs besoins qui doivent être adressés. Le projet de société rural va inverser les flux migratoires.
Il y a au moins 7 catégories de revenus dans le monde rural, pas toutes issues de l'agriculture
- Quel est le revenu moyen par habitant dans le monde rural ? Pour l’amener au niveau des classes moyennes, il faudra le multiplier par un coefficient qui peut sembler utopique…
-L’urbain est un individu, le rural est une famille.
Dans le milieu rural, le revenu n’est pas un revenu individuel mais un revenu familial, qui est composé de plusieurs revenus :
*d’un revenu agricole lui-même à plusieurs facettes, du produit maraîcher à l’arboriculture, aux céréales…
*l’élevage, de la simple basse-cour au grand élevage de bovins, ovins ou caprins.
* la partie spécialités culinaires, produits du terroir, amlou, miel, plats spécifiques régionaux, qui peuvent être revendus.
*l’artisanat.
*le salariat, local dans les agro-industries, ou délocalisé dans les villes, ou expatrié par les MRE.
Si vous affinez, il y a 7 types de revenus au moins. Et dans toutes les familles, vous avez un peu de tout cela. La somme forme un revenu général, c’est le revenu des familles.
Ces différents types de revenus fournissent autant de leviers pour améliorer le revenu global des familles dans le monde rural.
Dans le Moyen Atlas, un agriculteur qui passe des céréales à l'olivier multiplie ses revenus par dix !
- A combien estimez-vous le revenu moyen ?
- Je vais vous donner des exemples.
Prenons un agriculteur qui fait de la céréaliculture dans le piémont montagneux du Moyen Atlas. Il a un rendement assez faible. A la fin de la saison, il se retrouve avec un bénéfice de l’ordre de 800 DH par ha, donc 8.000 DH par an s’il a une parcelle de 10 hectares.
On a fait des simulations et des expériences avec le ministère de l’Agriculture et le millenium challenge account, pour reconvertir 180.000 ha de céréales vers l’olivier, avec une simple densité de 60 à 70 arbres à l’hectare. Pour comprendre l’importance de la densité, sachez que l’on peut monter au Maroc jusqu’à 400 à 450 arbres par hectare et qu’en Espagne, on atteint 1.500 arbres à l’hectare.
Donc, un agriculteur marocain du Moyen Atlas, qui passe de la céréaliculture à l’oléiculture, avec une densité faible de 60 à 70 arbres par hectare, multiplie ses revenus par dix !! Pour une parcelle de 10 hectares, il passe de 8.000 DH à 80.000 DH par an ! Ce qui correspond à un revenu supérieur à 6.500 DH par mois. Nous sommes déjà passés de la pauvreté à la classe moyenne.
La multiplicité des activités et des sources de revenus rend les leviers d’action plus nombreux qu’on ne le croit. Ceci sans compter la créativité qui permettra de créer d’autres activités non agricoles en milieu rural.
Après, il y aura une dynamique vertueuse, une masse critique. Les urbanisations rurales auront alors l’attractivité pour attirer les gens, il faudra des prestations de santé, d’éducation et de loisirs et d’autres arrivées seront enclenchées.
Dans le monde rural, seul l'Etat soigne ou éduque, il faudra attirer le privé
- Une classe moyenne ce n’est pas seulement un revenu, c’est un mode de vie, l’accès à la culture, les services publics…
-Oui, le gap analysis ne doit pas se faire uniquement sur les métiers, mais également sur l’aménagement du travail, le cadre de vie qui doit être généré, comment attirer le privé…
Lorsque la spirale positive va s’enclencher, le privé prendra le relais. D’ailleurs, plus la ville est de grande taille, plus l’Etat est secondé par le privé. Dans le monde rural, le poids de l’Etat est à son apogée.
Dans certaines zones, seul l’Etat éduque, seul l’Etat soigne, il est le principal acteur.
- Tout le monde pense que le mouvement vers les grandes villes est inéluctable. Vous, vous dites en fait le contraire…
- Il est clair que l’évolution à terme des sociétés ne se fera pas selon le modèle occidental avec la réduction continue des populations rurales au profit des populations urbaines.
D’ailleurs, je signale que dans les faits, les petites villes ce sont des zones rurales. 90% de la population est issue de la ruralité, a des relations avec la ruralité, possède des terres… Administrativement, ce sont des villes. Dans la réalité, ce sont des urbanisations rurales. Si on réintègre ces petites villes, la population rurale représente plus de la moitié de la population marocaine.
Imaginez que tout le monde va migrer des campagnes et petites villes vers les grandes villes, cela correspond à un choc thermique et démographique intenable.
Le gros challenge, pour les générations à venir, c’est de maintenir les gens sur place. Elles ont le droit d’avoir un niveau de vie, d’où la nécessité de l’éclosion d’une classe moyenne pour ne pas avoir un Maroc à deux vitesses.
C’est fini le temps où on se disait que les campagnes allaient se vider, et que l’industrialisation allait être la réponse à tout. C’est terminé, il faut occuper tout le territoire possible et de la manière la plus équilibrée possible.
- Quand on voit les benchmarks internationaux, on a l’impression que le Maroc va aller à contre-sens de l’histoire en maintenant les gens dans la ruralité alors que les développements se sont faits par les migrations intérieures.
- Vous parlez essentiellement des pays occidentaux. Pour ce qui concerne les pays du Sud, le Maroc a peut-être le plus faible taux de population rurale. Dans plusieurs pays, la population rurale représente 60% à 80% de la population totale, y compris en Amérique latine ou en Asie.
Dans ce monde occidental, il y avait eu la révolution industrielle, la première, la plus basique, celle où l’on mettait dix employés là où aujourd’hui on en mettrait un seul. Il n’y avait pas la robotisation.
Aujourd’hui, y compris au Maroc, si vous devez vous industrialiser, vous devez le faire d’une manière moderne. Sinon, vous n’êtes pas compétitif à l’export. Il y a un effet ciseau, la démographie d’un côté et de l’autre, l’industrie a besoin de moins de monde.
Même quand vous créez de nouveaux emplois industriels, vous en créez à des niveaux beaucoup plus faibles qu’il y a 150 ans. La révolution industrielle de l’époque, elle avait vidé la campagne de sa population. Aujourd’hui, ce serait inimaginable.
L'un des effets bénéfiques du Plan Maroc Vert est de fixer les populations en élevant leur niveau de vie
- L’objectif donc est de fixer les populations dans le monde rural…
- C’est l’un des effets bénéfiques de Maroc Vert. C’est pour cela qu’il y a deux piliers, le 1er, solidaire et le 2e, l’agriculture efficiente.
Il faut imaginer ce qui se serait passé s’il n’y avait pas le pilier 1.
Un seul exemple suffit à montrer la délicatesse de l’exercice de Maroc Vert.
Allez en France, par exemple en Picardie ou en Beauce, le rendement moyen est de 80 quintaux de céréales à l’hectare et peut monter à 120 quintaux.
Si au Maroc, on voulait produire 80 millions de quintaux dans les conditions d’un agriculteur picard, 1 million d’hectares suffiraient pour tout le Maroc. Et 1,5 million d’hectares pour produire 120 millions de quintaux.
Le Maroc emblave 5 millions d’hectares en céréales. Il resterait donc entre 3,5 et 4 millions d’hectares inutilisés avec leurs populations.
C’est aussi pour cela qu’il y a le pilier 2 dont on attend un trickle down effect, un effet de ruissellement.
Le 11/04/2019
Source web Par Médias 24
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