Entretien avec Abdelkader Boukhris, président de la commission fiscale et réglementation des changes à la CGEM
«Notre plus grand regret est l'absence de la charte de l'investissement»
Abdelkader Boukhris regrette l’archaïsme de la fiscalité locale qui constitue un frein à l’investissement. Abdelkader Boukhris regrette l’archaïsme de la fiscalité locale qui constitue un frein à l’investissement.
Lors de l’entretien qu’il a accordé au «Matin», Abdelkader Boukhris, président de la commission fiscale et réglementation des changes à la CGEM, s’est livré avec verve sur toutes les questions sur lesquelles il a été amené à s’exprimer. Les satisfactions et les déceptions de la CGEM à l’égard de la loi de Finances 2018, les exonérations fiscales, le contrôle fiscal, l'épineux dossier du crédit TVA, dont la montée inquiète les entreprises, le retard de la charte de l'investissement, l’opérationnalisation de la régionalisation avancée, la question lancinante du nouveau modèle de développement économique en chantier… Tout y passe.
Le Matin : Dans le monde des affaires, et plus particulièrement à la CGEM, est-on satisfaits de la loi de Finances 2018 ?
Abdelkader Boukhris : Je pense qu’il faut d’abord repositionner la situation de l’économie marocaine aujourd’hui. Le constat dressé par des institutions nationales, notamment Bank Al-Maghrib et le Conseil économique, social et environnemental est très alarmant à plusieurs niveaux, en tout cas pour 2016. Il faut noter à ce sujet que notre modèle de développement économique a atteint ses limites. Par conséquent, la loi de Finances (LF) 2018 devait apporter des réponses à ce constat. Je voudrais aussi rappeler que cette notion de limites de notre modèle de développement économique a été soulevée par le Souverain dans un de ses discours au cours de l’année 2017, bien avant l’élaboration du projet de loi de Finances 2018. Et on s’aperçoit que la LF n’a pas apporté de réponses, mais qu'elle a fait plutôt dans la continuité. Ce qui a constitué une grande déception pour nous. Et au-delà de cela, je pense que les mesures fiscales consignées dans la LF restent très timides pour permettre une relance de l’économie et favoriser la création d’emplois.
En fait, l’économie nationale ne crée pas assez d’emplois, puisque 1% de taux de croissance permet aujourd’hui de créer à peine entre 10.000 et 12.000 postes, contre des niveaux pouvant atteindre les 38.000 par le passé, à l'instar des années 2003-2004. La Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) avait proposé des exonérations fiscales, adossées à d'autres exonérations probablement sociales pour favoriser la création d’entreprises et c’est ça notre cheval de bataille.
Parallèlement, la compétitivité des entreprises semble aujourd’hui atteinte par une fragilité qui émane de la fragilité de leur trésorerie. Ce qui est dû au fait que l’État ne remplit pas son rôle par rapport aux délais de paiement et par rapport au remboursement du crédit TVA et de restitution de l’IS. Un effort a été fait en 2017, mais il reste très insuffisant.
Pour revenir à la LF, quelles sont ses principales dispositions en mesure de soutenir la relance de l’économie ?
Sur les mesures fiscales, nous avons eu des retours positifs par rapport à nos revendications. Le premier concerne l’introduction de la progressivité de l’IS, qui est une revendication datant de plus de 10 ans. Elle va permettre d’améliorer la trésorerie des entreprises et, par conséquent, leur compétitivité, sachant que la CGEM est composée à 91% de PME.
Deuxièmement, nous avons pu obtenir tout un dispositif d’exonération du droit d’enregistrement (DE). Et là aussi, c’est une grande avancée qui va redynamiser notre économie. La LF 2018 a prévu une exonération du DE pour la création d’entreprises quel que soit le montant du capital et en matière d’augmentation de capital quel que soit le montant du capital. Cette mesure concerne aussi toutes les opérations de cession d’actions ou de parts sociales.
Sur le volet de l’emploi, la LF a amélioré un dispositif qui existait déjà depuis 2 ans, à savoir Tahfiz. Celui-ci permettait à une entreprise nouvellement créée de recruter 5 salariés dans la limite de 10.000 DH par tête, en bénéficiant d’une exonération des charges sociales et de l’IR. La LF 2018 a étendu cette disposition à 10 salariés. Sur cette mesure, nous sommes un peu réservés, car nous estimons que ce sont plutôt les entreprises déjà existantes qui ont la capacité de recruter 10 salariés. De ce fait, nous avons proposé de l’étendre aux entreprises déjà existantes, mais cela n’a pas été retenu.
En matière de TVA, nous avons obtenu l’extension d’un dispositif qui a été introduit depuis deux ans sur la TVA non apparente. Lorsque le secteur agroalimentaire s’approvisionne auprès des agriculteurs, les intrants qu’il achète ne sont pas soumis à la TVA, par conséquent, il se retrouve en amont à ne pas récupérer de TVA. Par contre, lorsqu’il vend son produit final, il paie la TVA. Pour faire face à ce problème, un dispositif, qui a été introduit sur un consensus entre les ministères de l’Agriculture, du Commerce et l’industrie, et des Finances, avec la filière des agrumes il y a deux ans, a donné des résultats. Il est étendu aujourd’hui à la filière laitière. Et là aussi c’est une grande avancée.
Je peux citer aussi d’autres acquis d’ordre procédural, dont l’introduction de la demande préalable auprès de l’administration fiscale pour avoir son accord sur un montage juridique que l’on veut faire, ce qui s’appelle le rescrit fiscal. Pourquoi cette procédure ? La LF 2017 est venue avec un dispositif qui avait fait couler beaucoup d’encre, à savoir l’abus de droit. Nous n’y sommes pas opposés, car nous avons estimé que dans un dispositif moderne nous devons avoir ce type de procédures. Toutefois, nous avons demandé à l’époque d’introduire en même temps le rescrit fiscal. Et c'est ce que nous avons obtenu dans la LF 2018.
Nous avons aussi quelques acquis pour le tourisme, la fiscalité des biens hérités, l’impôt sur les profits immobiliers... Mais nous sommes restés sur notre faim concernant un certain nombre de volets.
Des exemples ?
Par exemple, nous n’avons pas eu de mesures phares qui permettront la relance de l’investissement, sachant que la CGEM a proposé une réduction d’impôt pour tous les opérateurs qui investissent en 2018 et lors des années à venir. Une réduction de l’IS qui remplacerait la provision pour investissement qui a disparu.
Mais, notre déception réside surtout dans l’absence de la nouvelle Charte d’investissement (le monde des affaires attend la réforme depuis plusieurs années, Ndlr). Étant donné qu’elle n’est toujours pas mise en œuvre, les mesures fiscales qu’elle prévoit ne pourront être appliquées, dans le meilleur des cas, que dans le cadre de la LF 2019. Et c’est là notre plus grand regret.
Nous avons aussi quelques regrets sur la restructuration des entreprises. Il faut savoir que notre tissu économique est jeune ; il a donc besoin de moyens fiscaux pour le restructurer sans frottement fiscal, sous forme de holdings ou de fusions. Nous avons un dispositif de fusion, mais qui est très faible par rapport à la configuration de notre économie.
Vous avez soulevé la question du nouveau modèle de développement économique. Comment envisagez-vous la contribution de la CGEM à sa conception ?
La CGEM, en tant que confédération, ne peut pas, à elle seule, concevoir un nouveau modèle de développement économique. Il s’agit d’abord d’un concept d’ordre macroéconomique. Je crois que le meilleur des modèles de développement économique pour nous est celui qui crée suffisamment d’emplois pour absorber tout le déficit en termes d’emplois, de garantir une recette suffisante pour que le Budget de l’État puisse fonctionner. Le troisième levier que l’on pourrait avoir dans ce modèle est le volet social pour assurer un ascenseur social. Tous ces leviers nous ne les avons pas. Et je crois que la réflexion à laquelle la CGEM peut contribuer c’est tout l’effort que le secteur privé peut faire dans un cadre local, mais surtout dans un cadre régional. La nouvelle vision du modèle de développement économique doit intégrer la notion de régionalisation. Il y a très longtemps, nous avons fonctionné avec un modèle de développement qui est national. Nous avons besoin aujourd'hui de travailler sur des modèles par régions et je crois que c’est la réflexion qu’il faudrait avoir. Et pour ce faire, je voudrais rappeler que la CGEM est déjà organisée selon ce système de régions puisque 12 antennes régionales de la CGEM sont actuellement opérationnelles et pourront accompagner le développement régional.
En quoi la loi de Finances 2018 permet-elle d’opérationnaliser la régionalisation avancée ?
La mise en œuvre de la régionalisation dépend de plusieurs leviers comme les textes réglementaires, mais surtout les allocations budgétaires nécessaires pour que chaque région puisse réaliser son plan de développement. La loi de Finances 2018 a revu cette allocation budgétaire, mais n’a pas été assez volontariste pour permettre aux budgets régionaux de fonctionner. La fiscalité locale est également un volet très important dans le cadre de la régionalisation avancée. Or, aujourd’hui, cette fiscalité est archaïque et présente plusieurs inconvénients comme la faiblesse de son rendement. De plus, elle pénalise un certain nombre de secteurs comme le tourisme et l’immobilier qui souffrent d’une pléthore d’impôts locaux. Il faut la revoir soit par la création de nouvelles taxes ou l’abandon d’anciennes taxes. Autre frein pour l’investissement : la taxe professionnelle ou la patente. Il est inconcevable de maintenir cet impôt. Une fois que vous avez dépassé vos 5 ans d’exonération de taxe professionnelle, vous payez une taxe sur vos investissements la 6e année. C’est inimaginable. Si on veut encourager l’investissement, il faudrait abandonner d’urgence cette taxe. Je pense que pour accompagner cette régionalisation, il est nécessaire de revisiter la fiscalité locale parce que c’est un outil qui va permettre aux régions de constituer un petit trésor de guerre pour faire face à leurs plans de développement.
En matière d’exonérations fiscales, l’un des secteurs les plus demandeurs est l’immobilier. Si les promoteurs immobiliers ont permis de réduire le déficit en logement, ils ne joueraient pas pleinement le jeu en tournant le dos aux dispositifs réservés à la classe moyenne et au locatif…
En 2016, les dépenses fiscales ont avoisiné 32 milliards de dirhams, alors qu’elles étaient de 35 milliards il y a quelques années. Il faut mettre, ce manque à gagner, dans un contexte. Quand l’État accorde des exonérations pour un secteur, on crée une certaine dynamique et on génère d’autres recettes ailleurs. Malheureusement, le ministère des Finances ne regarde que la moitié vide du verre. Le secteur immobilier bénéficie effectivement de plusieurs exonérations notamment pour la TVA et l’IS, mais il faut savoir qu’à chaque fois que vous vendez un appartement ou des lots de terrains vous créez des taxes locales, en l’occurrence la taxe des services communaux, la taxe d’habitation, sans parler de la dynamique enclenchée dans d’autres secteurs.
Les contrôles fiscaux se sont multipliés ces derniers mois. Quelle lecture en faites-vous ?
Le contrôle fiscal fait partie de la vie d’une entreprise, mais ce qui nous froisse à la CGEM c’est son modus operandi, même, s’il faut le reconnaitre, l’année 2017 a permis d’éviter un certain nombre d’abus qui existaient dans le passé. Il faut savoir que la Direction générale des impôts va collecter plus de 12 milliards de dirhams de recettes en contrôle fiscal, soit plus du double qu’il y a 5 ans. Ce montant ne vient pas forcément de l’informel et de la fraude. Les recettes peuvent trouver leurs sources également dans des interprétations de textes, le code général des impôts étant truffé d’articles difficilement compréhensibles. La CGEM a, par ailleurs, demandé à l’administration un élargissement de l’assiette fiscale. Nous estimons que les contrôles fiscaux doivent toucher l’ensemble des opérateurs aussi bien ceux identifiés fiscalement, ceux qui ne le sont pas que les opérateurs qui exercent dans l’informel. Nous restons très confiants du rôle de la DGI d’autant plus qu’elle est consciente de la concentration de la contribution fiscale sur certains contribuables.
Dans le dernier classement mondial du paiement fiscal, réalisé par la Banque mondiale et PricewaterhouseCoopers, le Maroc pointe à la 25e place sur 189 pays, gagnant 16 rangs en un an. Êtes-vous satisfait de cette amélioration ?
Le Maroc a effectivement progressé, mais il ne faut pas crier victoire, car nous subissons encore une pression fiscale. Celle-ci semble, certes, cohérente à la région, mais reste assez élevée par rapport à d’autres pays africains et ceux de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). La pression fiscale ne pourra baisser que par l’élargissement de l’assiette. Le nombre d’entreprises qui sont identifiées fiscalement avoisine les 278.000, c’est peu. Il faut que l’administration puise davantage dans le secteur informel. Ceci dit, nous avons réalisé plusieurs avancées en termes de simplification des procédures, d’où l’amélioration de notre classement grâce notamment à la télédéclaration. Aujourd’hui, l’entreprise marocaine a besoin de 155 heures par an pour déclarer ses impôts, par rapport à une moyenne africaine au-delà de 250 heures. De même, une entreprise a en moyenne 6 paiements d’impôts par an par rapport à 25 ou 30 dans d’autres pays.
La plaie du crédit TVA : 30 à 35 milliards de DH?
Entre 30 et 35 milliards de dirhams. C’est le montant des crédits TVA tous secteurs confondus, privé et public. «Si nous injectons aujourd’hui cet argent dans notre économie, imaginez ce que l’on peut libérer comme moyens et ressources pour créer de l’emploi et de la richesse !», déclare Abdelkader Boukhris, président de la commission fiscalité et règlementation des changes à la CGEM pour illustrer l’ampleur du problème récurrent du crédit TVA. L’OCP, à lui seul, en représente près de la moitié avec 18 milliards. Si ce montant cumulé semble important, c’est que depuis l’ancien gouvernement – qui a lancé deux dispositifs en 2014 et 2015 – rien n’a été fait, estime-t-il. Pour stopper cette hémorragie, Boukhris propose une refonte urgente de la loi qui remonte à 1984. Il recommande d’introduire une disposition pour généraliser le remboursement du crédit TVA quel que soit le motif.
Entretien réalisé par Lahcen Oudoud et Mohamed Amine Hafidi
Le 07 Janvier 2018
Source Web : Le Matin
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