Maroc : la gestion hasardeuse de l’agriculture prive la population d’eau
Face à la diminution des ressources en eau au Maroc, Abdelouafi Laftit, ministre marocain de l’Intérieur a demandé mardi 26 décembre dernier aux walis et gouverneurs de prendre des mesures d’urgence.
Cette décision intervient après une mise en garde sévère de Nizar Baraka, ministre de l’Équipement et de l’Eau qui alertait sur une 5e année de sécheresse qui frappe le Maroc.
Des ministres qui semblent oublier cependant que ce sont les exportations agricoles qui ont asséché les nappes d’eau du pays. L’agriculteur, pilier de l’économie marocaine, se trouve ainsi menacée.
De tout temps, le Maroc a choisi comme axe principal de développement le secteur agricole.
En 2019, une étude de la Direction des Études et des Prévisions Financières du ministère de l’Économie et des Finances justifiait cette place « eu égard aux enjeux importants que soulève ce secteur sur le plan économique, social et territorial »
Une stratégie assumée à travers le Plan Maroc Vert (PMV) de 2008 pour « ses effets d’entrainement sur l’ensemble de l’économie nationale à travers ses performances propres et ses interactions avec les autres secteurs économiques ».
En matière d’interaction, les ouvriers de l’usine de Mohamed Hammouda en savent quelque chose. Près de Tanger, l’usine produit 30 millions de sacs de céréales par an. Mais depuis l’année dernière ce patron a décidé de ralentir la production. En cause, un stock de 6 millions de sacs invendus.
Les commandes ne viennent plus du fait de la sécheresse qui a affecté les récoltes du pays. Les ouvriers ont été affectés vers d’autres lignes de production, mais leur licenciement se profile à l’horizon.
Autre cas, la filière oignons. À elle seule, elle procure près de 5 millions de journées de travail soit l’équivalent de 18.000 emplois permanents au Maroc.
Des emplois pour le repiquage des plants d’oignons, leur entretien en cours de saison, la récolte mais également le stockage.
Une opération réalisée en bout de champs par la fabrication d’andains sur lit de pierres avec une couche de paille puis une bâche plastique au dessus.
Des opérations manuelles qui emploient dans la principale région productrice d’El Hadjedj une grande part de la main d’œuvre agricole.
Mais le manque de pluie a entraîné une baisse de la production avec un rendement moyen passé de 45 à 20 tonnes par hectare. Résultat : moins d’embauche.
S’exprimant ces derniers jours sur les réseaux sociaux, l’économiste marocain Nadjib Akesbi explique que depuis deux ans le pays souffre de « stagflation ».
La croissance économique attendue à un peu plus de 4 % n’est que de 2,5 %. Quant à l’inflation elle est de 6,5 % contre 2 % attendus.
La situation est telle que le gouvernement a décidé le versement d’aides sociales à plus d’un million de familles. Une première dans l’histoire du Maroc.
Maroc : l’agriculture, moteur clef de la croissance
Le ministère marocain de l’agriculture se plait à souligner que la richesse produite par le secteur agricole soit passée de 77 milliards de dirhams en 2008 à 125 milliards de dirhams en 2018, une augmentation de 60 %.
Ce qui permet à l’agriculture de contribuer pour 14 % au PIB du Maroc, mais c’est surtout « son statut de pourvoyeur d’emplois pour une frange importante de la population, près de 38 % de la population active occupée » qui est soulignée par les services agricoles.
Des estimations réévaluées par Sébastien Abis, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques selon lequel l’agriculture participe pour 20 % du PIB et à 40 % de l’emploi total dont 80 % en zones rurales ce qui « assure un revenu direct ou indirect à 15 millions de personnes, soit plus de 40 % de la population du Royaume ».
L’expert français conclue qu’au Maroc l’agriculture représente « un moteur clef de la croissance ».
Gestion hasardeuse des exportations agricoles
Le PMV se base sur une aide principalement accordée au secteur agricole moderne à côté d’un autre secteur considéré comme traditionnel.
Un plan critiqué par Nadjib Akesbi qui dénonce l’accent mis sur les exportations agricoles. Stratégie dénoncée également par l’universitaire Tahar Sraïri à Rabat du fait d’une accaparation excessive en eau de la part des cultures d’exportation (tomates, agrumes, pastèques, fruits rouges).
Pour soutenir les cultures d’exportations, durant des années, la réalisation de forages et l’acquisition de matériel d’irrigation ont été largement subventionnés à hauteur de 80 % permettant d’irriguer 1,6 million d’hectares.
Afin d’économiser les quantités d’eau utilisées, la technique d’irrigation par goutte à goutte a été privilégiée.
Mais elle n’a pas empêchée que la part de l’eau utilisée par le secteur agricole reste à 87 %. Pour satisfaire l’exportation, les agriculteurs marocains ont principalement utilisé les eaux de surface constituées par les barrages mais également, et cela au grand dam de l’expert Marcel Kuper, les eaux des nappes souterraines.
Pour cet expert en hydraulique agricole en poste plusieurs années au Maroc, mais aujourd’hui revenu à Montpellier et libéré d’un droit de réserve, les nappes constituent une réserve stratégique à n’utiliser qu’en cas de crise. Et face à la crise du manque d’eau il appel à « ouvrir un débat sur les choix à faire pour la suite ».
Au Maroc, les nappes souterraines sont toutes à leur niveau le plus bas. Comme le résume un agriculteur, « il n’y a plus d’eau dans la terre et dans le ciel ».
Dans le Saïs, la profondeur de la nappe est passée de 5 mètres en 1969 à 135 mètres en 2019. Située près du littoral dans la région d’Agadir, la nappe de Chtouka accuse un déficit de près de 90 millions de m3 par an et est menacée par les infiltrations d’eau de mer.
Jusqu’au Sahara occidental occupé où l’importante nappe de Dakhla pillée est menacée.
Une soixantaine d’années au Maroc, la disponibilité annuelle en eau par habitant a été divisée par 4. Elle est passée de plus de 2500 m3 à 560 m3.
Selon le ministre marocain de l’Équipement et de l’Eau, Nizar Baraka, actuellement, le taux de remplissage des barrages du Maroc ne dépasse pas les 24 % contre 31 % l’année dernière.
Le ministre qui s’exprimait le 21 décembre après un Conseil de gouvernement a parlé de « situation très dangereuse » puis a alerté en ces termes : « Nous sommes entrés dans une phase critique après cinq années consécutives de sécheresse que notre pays n’a jamais connue auparavant ».
Le ministre a indiqué que « les précipitations ont diminué de 67 % » et les faibles pluies actuelles des « trois derniers mois, d’octobre à décembre, montrent qu’on se dirige vers une nouvelle année de sécheresse ».
Mais pas un mot sur la politique du royaume concernant l’exportation de produits agricoles fortement consommateurs d’eau.
Après la fin du PMV, un nouveau plan Génération Green 2020-2030 a été adopté, mais il ne fait que consolider l’option des exportations agricoles.
Stratégie agricole hasardeuse
C’est par l’intermédiaire d’une circulaire qu’Abdelouafi Laftit insiste sur « la menace que fait peser cette problématique sur l’ordre public et ses répercussions socio-économiques ».
Aussi a-t-il ordonné « l’interdiction absolue » de l’arrosage des espaces verts, l’usage de l’eau pour le nettoiement des rues et le « remplissage des piscines publiques et privées plus d’une fois par an ».
On peu s’étonner de cette dernière recommandation alors que le ministre de l’Agriculture pronostique une poursuite de la hausse des températures qui ne peut qu’accroître l’évaporation de l’eau dans les retenues d’eau, qu’il s’agisse de piscines ou de barrages.
En matière agricole, la circulaire aborde l’interdiction de « cultures aquavores », cela en concertation avec le ministère de l’Agriculture.
En 2022, le Maroc se félicitait d’avoir détrôné l’Italie sur le marché européen et d’être devenu le deuxième fournisseur de pastèques derrière l’Espagne.
Un résultat obtenu grâce à un doublement des exportations entre 2019 et 2022 mais non sans répercussions sur l’alimentation en eau potable.
À Zagora, dans le sud marocain, dès 2017 des « manifestations de la soif » ont eu lieu pour protester contre les pénuries d’eau et les forts prélèvements opérés dans la nappe pour la culture de la pastèque.
En plus de l’exportation de fruits et légumes vient s’ajouter la culture du cannabis légalisé en 2021 à des fins médicales, cosmétiques et industrielles.
Par rapport aux variétés traditionnelles, les nouvelles variétés sont plus productives mais également plus gourmandes en eau.
En mai dernier le quotidien français Le Monde relatait que dans le Rif, la route entre Ketama à Chefchaouen laisse voir « des dizaines de bassins de rétention, de pompages illégaux, de tuyaux ».
À Chefchaouen, on assisterait à une véritable « guerre de l’eau ». Selon le témoignage d’agriculteurs et d’après la même source, cette guerre est déclarée « entre les cultivateurs qui drainent de grandes quantités dans les rivières et les nappes phréatiques, et ceux qui n’en ont pas les moyens ».
Une situation tragique pour les petits paysans dont la conséquence serait : « Des paysans [qui] émigrent vers les villes ou à l’étranger et louent leurs terres ».
Gestion hasardeuse des ressources en eau
Face au manque récurrent d’eau, les autorités marocaines prévoient de connecter entre eux les barrages et développer le dessalement de l’eau de mer.
Selon des données officielles, le Maroc compte actuellement sept stations de dessalement produisant annuellement 143 millions de m3.
À l’horizon 2027, il est question d’en construire 7 de plus à raison d’un programme de 11 milliards d’euros afin de produire près de 180 millions de m3 supplémentaires.
Un projet de construction d’une usine de dessalement d’eau de mer à Agadir vise notamment l’irrigation de 15 000 hectares de primeurs.
Une ambition que réduit à néant la plateforme Nechfate.ma qui rassemble et partage les principales informations sur le changement climatique au Maroc.
Une étude publiée en janvier dernier chiffre le coût du mètre cube d’eau dessalée à près de 10 dirhams alors contre 1 dirham actuellement aussi conclue-t-elle : « Irriguer avec de l’eau dessalée serait alors une aberration économique dans de nombreuses filières agricoles, à l’exception des filières à très forte valeur ajoutée, comme la fraise ».
On assiste à une fuite en avant avec des mesures parcellaires qui ne peuvent permettre la poursuite à grande échelle d’une agriculture d’exportation souvent qualifiée « d’extractive » du fait des énormes quantités d’eau requises.
Il semble qu’un large pan du secteur agricole soit sacrifié dans la mesure où l’épuisement des réserves locales en eau était annoncé.
La faiblesse des pluies constatées depuis 5 ans aurait pu mener à une réorientation vers des cultures moins gourmandes en eau.
Des cultures destinées aux besoins de la population locale, mais le savoir-faire des agriculteurs marocains est mis au service des consommateurs européens.
Les citoyens marocains ne sont pas dupes. En attestent les commentaires publiés sur les réseaux sociaux après les annonces du ministre de l’Intérieur : « Arrêtons la culture de l’avocat pendant 10 ans. Et suspendons l’export de la tomate, l’orange et les melons pendant 5 ans, ces derniers il faut les cultiver juste assez pour combler les besoins du pays ».
Selon un récent rapport du Haut-commissariat au plan, le chômage atteint des sommets au Maroc: 80 % chez les femmes et 77 % chez les jeunes. En une année près de 300.000 postes d’emploi ont été perdus dans les campagnes.
Face à cette situation, le Maroc aura-t-il les moyens de revoir sa stratégie agricole sans mettre en danger un grand nombre d’emplois en milieu rural ?
Le 30/12/2023
Source web par : tsa-algerie
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