Ahmed Lahlimi : « L’inflation deviendra une donnée structurelle de l’économie marocaine »

Contrairement à plusieurs économistes et institutions nationales et mondiales, le haut-commissaire au Plan estime que l’inflation que l’on vit en cette année 2022 ne sera pas un phénomène passager, mais qu’elle va s’installer dans la durée. Voici ses arguments.
La présentation du budget exploratoire pour les années 2022 et 2023, effectuée le jeudi 14 juillet par Ahmed Lahlimi, s’apparentait à un master class sur les risques qu’encourt l’économie marocaine dans le futur. Une analyse nouvelle, qui prend en compte le contexte mondial pour aboutir à une anticipation des grandes tendances qui vont marquer l’avenir. En tête de ces tendances, le phénomène de l’inflation qui fait son grand retour dans l’économie mondiale et nationale après avoir été mis aux oubliettes depuis plus de trente ans.
Mais si la Banque centrale, le gouvernement, la Banque mondiale, le FMI ou encore la BCE, la FED et d’autres institutions financières internationales prédisent que l’inflation s’estompera dès 2023 ou au pire en 2024, le haut-commissaire au Plan pense, lui, que ce phénomène deviendra structurel, aussi bien dans les économies mondiales qu’au Maroc.
Cette différence d’appréciation découle de diverses approches d’analyse du sujet.
Aujourd’hui, tout le monde est focalisé sur les causes qui ont mené à cette inflation galopante de 2022. On parle du désordre temporel entre offre et demande qui a suivi les politiques de lockdown durant la pandémie du Covid, des politiques monétaires expansionnistes menées par la grande majorité des économies mondiales pour contrer la récession de 2020, et de la guerre en Ukraine qui a exacerbé les tensions sur les prix des produits énergétiques et alimentaires. Ceux qui tablent sur un retour à une inflation normale d’ici 2023 ou 2024 misent ainsi sur la disparition de ces causes, ou leur allégement ; avec une réorganisation des chaînes mondiales de valeur, la fin des politiques monétaires de l’argent facile aux Etats-Unis et en Europe, et une détente du conflit ukrainien.
Ahmed Lahlimi, lui, emprunte un autre chemin pour effectuer son travail de prospective, estimant qu’au-delà de ces éléments conjoncturels, l’inflation sera soutenue dans les années à venir par des éléments structurels qui vont peser sur les économies mondiales, et par ricochet sur l’économie marocaine.
Tout part du contexte mondial que nous vivons aujourd’hui, qui n’est pas uniquement la résultante de la crise du Covid ou d’un conflit entre deux pays, la Russie et l’Ukraine, mais d’une tectonique des plaques dans le système mondial, dont les dynamiques remontent à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Le Maroc touché dans son espace géopolitique vital
« Depuis que nous faisons ces budgets exploratoires, nous parlons toujours des incertitudes du contexte international, mais aujourd’hui, je peux parler d’un contexte inédit. Nous sommes dans un monde qui n’a pas encore apuré la période de l’après-guerre. Cette période a laissé un monde avec des vaincus, des vainqueurs, un monde éclaté entre des blocs. Avec la prédominance du bloc occidental et des valeurs qu’il a promues, s’est développée une économie mondialisée, avec un certain optimisme mondial qui tablait sur une extension du commerce mondial, la standardisation des manières de produire, d’échanger, de consommer… On pensait que les antagonismes hérités de la deuxième guerre mondiale allaient s’estomper et se mêler dans cette mondialisation. Mais cette mondialisation, qui était une espèce de super structure imposée au monde, n’a pas tardé à entrer en contradiction avec les réalités de l’économie dans le monde, l’économie réelle où il y avait des disparités régionales sur le plan économique, technologique, culturel et civilisationnel… Et cela nous est renvoyé aujourd’hui dans la figure, et ça éclate dans une espèce de retour à la guerre froide », pose d’emblée comme postulat le Haut-commissaire au Plan.
Mais cette guerre froide, Ahmed Lahlimi ne la voit pas comme celle qui a prévalu jusqu’au début des années 1990, mais la qualifie de « guerre chaude », car elle se joue selon lui à nos portes.
« Cette guerre se joue aujourd’hui en Europe, un de nos plus grands partenaires commerciaux. Nous sommes dans une situation où ce nouvel ordre qui se met en place vient avec des risques qu’on voit se réaliser à notre porte, en Europe. Il y a des risques qui se sont déjà matérialisés et des risques potentiels aussi qui vont se déployer portant des questions importantes pour nous. Touchant notre premier partenaire économique, cette guerre va également s’investir dans de nouveaux théâtres comme en Afrique, où cette guerre est déjà visible sous forme larvée et va continuer de s’exacerber, mais aussi au Moyen Orient et dans le monde arabe. C’est dans nos espaces vitaux que nous sommes touchés », poursuit M. Lahlimi pour en venir à ce que ce contexte international et son impact sur le Maroc et son espace géopolitique vital va produire comme tensions économiques.
Ahmed Lahlimi cite par exemple le problème des prix de l’énergie qui ne va pas disparaître du jour au lendemain, avec un pétrole qui restera à un niveau élevé de 100 dollars le baril en moyenne sur les prochaines années ; le problème alimentaire qui va empirer ; le prix de l’argent qui va continuer d’augmenter ; ainsi que le désordre qui continuera de régner sur les chaînes mondiales de production.
Les ressorts de l’inflation sont désormais structurels
« Nous vivons dans un monde qui croyait pouvoir retrouver l’ensemble des chaînes de valeur mondialisées comme avant la crise du Covid. Or, il s’est avéré que ces chaînes se sont surtout régionalisées. Pour la réactualisation de l’ensemble du système des chaînes de valeur, il faut du temps, de l’argent, de gros investissements dans l’énergie et les technologies pour faire face au changement climatique qui pèse sur tout le monde et sur le Maroc sous forme de sécheresse et de stress hydrique. Tout cela demandera de gros investissements dans le monde pour passer à une énergie moins polluante. Le problème de la décarbonation nous est imposé par la gravité de la situation de la terre. Tout cela montre que nous allons vers un monde où ces questions vont être extrêmement importantes et demanderont des investissements énormes », explique M. Lahlimi.
Cette restructuration des chaînes mondiales de valeur et le passage obligé à une économie décarbonée vont faire que l’inflation restera présente pour une longue durée, conclut Lahlimi, car ces changements auront un grand coût pour les économies mondiales et surtout pour celles qui doivent emprunter cher pour financer cet effort d’investissement.
« Nous allons être dans l’obligation de trouver des ressources extérieures qui seront difficiles à mobiliser et plus chères à payer car les taux d’intérêt sont en train d’augmenter. Et cela ne s’arrêtera pas du jour au lendemain », estime M. Lahlimi, qui pense que « l’année 2022 n’est qu’une petite illustration de ce que nous aurons probablement à retrouver comme nature de questions à affronter dans le futur ».
Pour lui, politiques, décideurs, gouvernants doivent prendre conscience du caractère structurel de ces différentes questions et de la durée des problèmes que le pays va rencontrer.
Et l’inflation restera là, insiste-t-il, car ses ressorts sont fortement présents comme le coût de la décarbonation, le choc permanent sur les énergies fossiles qui nous poussera à changer notre mix, le choc climatique qui aura un coût économique et sécuritaire, le désordre qui durera dans le temps des chaînes mondiales de valeur … Le tout avec de gros investissements à faire à un coût qui sera de plus en plus élevé.
Un point de vue nouveau sur une question conjoncturelle de hausse des prix qui a le mérite d’ouvrir le débat sur de grandes questions auxquelles notre pays devra faire face dans les années à venir.
Le 18/07/2022
Source web par : medias24
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