Maroc CESE Pour Chami: Comment peut on s'occuper au plus vite des régions qui vivaient de la contrebande
Nous considérons au CESE que cette décision qui s’inscrit dans une logique de souveraineté nationale, demeure une mesure nécessaire. En effet, elle permet de stopper les flux de la contrebande qui pénalise le made in Morocco, favorise l’informel et la fraude fiscale et entretient la vulnérabilité sociale dans cette zone. Notamment pour les femmes et les familles qui vivent et survivent des activités de contrebande.
Chami: Il faut s'occuper au plus vite des régions qui vivaient de la contrebande
Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) a consacré le focus de son rapport annuel relatif à l'année 2019 à la problématique de la contrebande. Rappelons qu'en 2019, le Maroc a pris des mesures pour arrêter les flux de contrebande en provenance des deux présides au nord du Royaume, Sebta et Melila. Ahmed Reda Chami, président du CESE nous parle en détail de ce phénomène, qui a gangréné l'économie nationale pendant des décennies, et des recommandations du Conseil pour développer économiquement les régions frappées par l'arrêt de cette activité illégale.
-Médias24: L'année 2019 a été marquée par la décision des autorités marocaines de fermer le couloir dédié aux colporteurs à Bab Sebta, mettant ainsi fin à la contrebande émanant des deux présides Sebta et Melilla. Au CESE, vous avez consacré un focus à cette thématique. Quelle évaluation faites-vous de cette décision?
-Ahmed Reda Chami. Il est difficile d’évaluer cette décision dans l’immédiat, c’est un peu précoce. Son impact socioéconomique sur la région et sur sa population locale ne peut être observable et mesurable que dans la durée.
Toutefois, nous considérons au CESE que cette décision qui s’inscrit dans une logique de souveraineté nationale, demeure une mesure nécessaire. En effet, elle permet de stopper les flux de la contrebande qui pénalise le made in Morocco, favorise l’informel et la fraude fiscale et entretient la vulnérabilité sociale dans cette zone. Notamment pour les femmes et les familles qui vivent et survivent des activités de contrebande.
A ce stade, nous ne pouvons continuer d’ignorer la souffrance de ces femmes marocaines, ces citoyennes anonymes qu’on nomme à tort "femmes-mulets », et rester indifférents devant les abus, la violence, le harcèlement et autres violences physiques et morales dont elles sont victimes. C’est aussi une question de droit et de dignité humaine.
Par ailleurs, la fermeture des points dédiés aux colporteurs(es) ne peut se substituer à une approche développementaliste intégrée des régions situées autour des deux présides Sebta et Melillia. Et c’est ce que nous avons recommandé en tant que CESE, dans ce focus de notre rapport annuel.
-Pendant longtemps on a reporté cette décision pour des considérations sociales. Aujourd’hui encore, cet argument reste valable et pourtant, les autorités marocaines sont passées à l’acte. Qu’est-ce qui a changé?
Je pense que c’est aux pouvoirs publics compétents qu’il faut adresser cette question. Pourquoi maintenant et pas avant? Et qu’est-ce qui a changé pour prendre une telle décision maintenant? Selon les éléments de diagnostic ressortis dans notre rapport, et outre l’aspect souverain conjugué aux dimensions socioéconomiques de la question, que je viens d’évoquer, il est à signaler que les pouvoirs publics ont initié récemment plusieurs projets pour pouvoir créer des opportunités pour les personnes qui vivaient auparavant de l’activité de la contrebande.
Notamment, les travaux portant sur l’aménagement d’une zone d’activité économique qui sera dédiée au commerce et aux industries de transformation légère, en franchise de droits de douane dans la commune de Fnideq. Cette zone, dont le décret de création a été publié au BO en juin dernier, va abriter des locaux pour des porteurs de projets et des entrepôts commerciaux pour les grossistes de Sebta et de Fnideq-M’diq qui travaillaient dans la contrebande, tandis que les marchandises transiteront par le port de Tanger-Med. Il faut d’ailleurs rappeler que depuis juillet 2018, toutes les opérations commerciales qui se faisaient au port de Melillia passent exclusivement par le port de Bni Nsar.
Ces initiatives sont certes louables mais tardent à voir le jour et ne s’inscrivent pas explicitement dans le cadre d’une stratégie dédiée, sous tendue par une vision intégrée. En termes de timing, elles auraient dû être à un niveau d’avancement important, à défaut d’être finalisées, avant la fermeture des points de passage. Cela aurait permis à la population qui vivait de la contrebande de pouvoir accéder à des opportunités d’emploi.
-Selon un calcul effectué par Médias24 sur la base des données disponibles, environ 10 MMDH de marchandises de contrebande sont déversées au Maroc chaque année. Avez-vous réalisé une estimation de la valeur de la contrebande? Ces chiffres sont-ils proche de la réalité?
Il faut préciser tout d’abord que le CESE n’est pas un producteur de statistiques ni de chiffres. C’est un espace de réflexion, d’analyse, de concertation et d’écoute des différents acteurs. Il se base dans ses travaux sur les données produites par les instances habilitées à cet effet ou spécialistes en la matière, qui sont principalement le HCP, Bank Al Maghrib, les départements ministériels ainsi que les organismes internationaux (BM, FMI…) .
La valeur des marchandises qui entrent au territoire national à travers les deux passages précités reste difficile à estimer. Certaines déclarations officielles au niveau national permettent néanmoins d’en apprécier l’ampleur même de manière approximative. En effet, selon l’Administration des douanes et des impôts indirects, les flux de marchandises provenant des deux présides représentent entre 15 et 20 milliards de DH par an, ce qui équivaut à près de 2% du PIB. En termes de tonnage, les chiffres recueillis de l’administration des douanes et des impôts indirects révèlent une moyenne de 800 tonnes/jour de marchandises qui entrent par préside, soit un total de 1600 tonnes/jour pou Sebta et Melilia.
-Qui a profité le plus de ce trafic?
Certainement pas les petits colporteurs, ni le tissu entrepreneurial formel existant dans ces zones. On a soulevé dans notre rapport qu’une minorité de gros trafiquants et de réseaux de corruption ont profité de la contrebande, au détriment d’une majorité de citoyens et d’opérateurs économiques marocains.
Le préjudice pour les entreprises nationales est important, notamment dans des secteurs comme l’agro-alimentaire qui connaissaient une concurrence déloyale des produits provenant par voie de contrebande, sans parler du manque à gagner pour l’Etat en matière fiscale. Sans oublier que le consommateur marocain se confrontait au risque sanitaire lié à la commercialisation de produits de provenance inconnue et en manque de traçabilité.
-Maintenant que la décision est effective, comment remplacer l’activité de la contrebande en assurant aux populations des régions frontalières un revenu digne sachant que les ramifications de cette contrebande atteignent d’autres villes? A Casablanca par exemple, plusieurs quartiers commerçants s’appuient sur les marchandises provenant des présides du nord pour leurs activités...
Effectivement, c’est une problématique qu’il faut résoudre au plus vite mais, dans le cadre d’une approche globale, intégrée, durable et plus inclusive de la population concernée. Comment? Le CESE propose aux pouvoirs publics une vision consolidée par une batterie de recommandations pragmatiques pour l’accompagnement des colporteur(se)s, et particulièrement les femmes, vers des activités formelles et pour le développement économique des zones proches de Sebta et Melilia.
A cet égard, le CESE suggère la mise en place de deux produits labellisés "Intelaka" adressés spécialement aux personnes qui gagnaient leur vie en exerçant le métier de colporteur. Le premier encourage l’auto-entrepreneuriat à travers un package offrant une formation accélérée de reconversion, un appui financier à taux très réduit et garanti par l’Etat, et un accompagnement en conseil et mentorat. Le deuxième produit vise le salariat via une formation accélérée de reconversion, ainsi qu’un service de recherche d’emploi à travers l’Anapec. Le CESE préconise, par ailleurs, de miser sur les activités de l’économie sociale et solidaire (ESS) autour des deux présides en multipliant les coopératives, en particulier féminines, dans le domaine agricole, les produits de terroir et l’artisanat. Nous recommandons aussi de prévoir un mécanisme de protection sociale, sous forme de transferts monétaires mensuels ciblés, pour les personnes qui travaillaient en tant que colporteuses, mais qui actuellement, ne sont plus en âge ou dans la capacité de travailler.
-Parmi ses recommandations, le CESE appelle à la mise en place d’un modèle économique spécifique à cette région. Pouvez-vous nous donner plus de détails sur ce modèle?
Cette ambition passe nécessairement par une stratégie de reconversion de l’écosystème de contrebande vers des activités formelles, et à travers des solutions appropriées à même d’offrir des alternatives viables aux populations locales dans les régions autour de Sebta et Melilia.
Il faut tout d'abord instaurer une nouvelle gouvernance par la mise en place d’une stratégie intégrée et la désignation d’une entité de pilotage responsable. La mise en œuvre et le suivi de la stratégie en question devront se faire dans une logique de concertation, de participation et de communication transparente, avec l’implication de la société civile, et une sensibilisation et un accompagnement des populations concernées des zones situées autour des deux présides. Cette stratégie s’articule autour de deux piliers essentiels.
Pour le premier pilier nous avons trois cibles principales, la première étant les colporteurs que nous avons déjà évoqués dans une question précédente. Pour la deuxième cible, ce sont les grands commerçants. Pour eux, il est nécessaire d’accélérer la mise en œuvre de la zone d’activité économique M’diq-Fnideq.
Et pour la troisième cible, il s’agit des investisseurs nationaux et étrangers. Le CESE préconise une batterie d’incitations pour les encourager à investir dans les régions de Sebta et de Melillia. L’extension des entreprises nationales (ouverture de filiales) dans les régions autour de Sebta et Melillia à travers des incitations fiscales et financières, facilitation au maximum des procédures administratives, des subventions sur le coût de transport de marchandises,... et enfin attirer les industriels étrangers vers les régions autour des deux présides: par l’activation de la diplomatie économique et la veille stratégique.
Le deuxième pilier de cette stratégie porte sur la promotion et le développement dans les régions concernées, notamment en créant un corridor industriel qui traverse la bande méditerranéenne du Royaume, sur l’axe logistique s’étendant de Tanger Med à Nador West Med et ce, en plus des investissements touristiques, tout au long du littoral nord du Royaume.
Le 22/09/2020
Source Web Par Médias 24
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