Rif, crise du déni de vérité et de gouvernement?
Le Pr. Ali Sedjari enseigne à l’Université Mohammed V, Agdal-Rabat et dans plusieurs universités françaises. Il est titulaire de la chaire Unesco des droits de l’Homme (2005- 2017) et préside des associations savantes telles que le Groupement de recherche sur espace et territoire (GRET) ou l’Association marocaine de l’urbanisme et de l’Aménagement (AMDAU). Membre du comité scientifique de revues prestigieuses, il a publié de nombreux ouvrages sur les questions de gouvernance, d’Etat, d’administration, du changement, des droits de l’Homme, des territoires... (Ph. Privée)
Arrêtons de mettre sur le dos de Zefzafi tous les maux de la terre. Arrêtons de dresser les Marocains les uns contre les autres. C’est dangereux. Le mal endémique est le refus de voir la vérité en face. Et la crise actuelle n’est rien d’autre qu’une crise de l’action publique et d’une gouvernance contre-productive; une crise du déni de vérité et rien d’autre.
Quelque chose de diffus
Il y a un mal diffus: le pays est mal gouverné, l’administration est éloignée des réalités des citoyens, le dénuement et la relégation. Les partis et les élus sont préoccupés plus par leurs intérêts personnels et égoïstes que par ceux des citoyens. La bureaucratie est coupée des réalités du pays: elle est plus dans la technique que dans la pensée.
Le gouvernement est censé gouverner, mais il ne gouverne pas tout le monde et tout le temps, comme il ne gouverne pas assez ou pas du tout. Sa manière de gouverner est déconcertante, versatile dans le temps et l’espace.
Perversités multiples
Benkirane était bouillonnant et agité, bavard et intempestif. Son successeur, du même parti, fait profil bas face aux cris de souffrance et de détresse émanant de plusieurs régions du Maroc. Cette attitude n’est pas rassurante (voir encadré). Pourtant nous avons de bonnes connaissances sur les circuits du pouvoir et sur la prise de décisions, sur la manière dont les groupes d’intérêt luttent pour s’y insérer, sur les pratiques de l’action administrative. Nous connaissons bien les dysfonctionnements des collectivités territoriales, l’influence des représentations et des médiations, l’inertie des organisations publiques et les mille mécanismes en jeu dans cette action spécifique qu’est «gouverner».
Notre structure institutionnelle est symptomatique de perversités multiples venues des acteurs politiques et des relations confuses entre gouvernement et Parlement, entre administration centrale et collectivités locales, entre secteur public et secteur privé, entre Etat et société, entre élus et électeurs, entre ONG et Etat.
Le travail gouvernemental est incohérent et discontinu; l’administration est émiettée, partagée entre plusieurs pôles et plusieurs décideurs dont les rôles s’interfèrent et s’enchevêtrent. Les structures de souveraineté cohabitent avec les structures de marginalité. Des ministres puissants côtoient des figurants, parfois incompétents. Des technocrates bien formés côtoient des apprentis politiques. Qui décide alors?
Le 13 octobre 2016, le président de la région Tanger-Tétouan-Al Hoceïma, Ilyas Omary (au centre), dirigeait les débats du Conseil régional. Le 28 du même mois, Mouhcine Fikri périssait, broyé par une benne. Star de la politique nationale, le président du PAM a disparu de la scène tout au long de la crise de sa région (Ph. Privée)
Actes rares et attente longue
Les décisions se font rares parce que le discours dominant la vie politique n’est que promesses. C’est l’ordre verbal qui s’exécute, ce sont les promesses qui fusent et c’est l’attente qui prime. Qu’a-t-on retenu du mandat de Benkirane ou celui de Abbas El Fassi ou bien encore celui de l’alternance? Peu de choses et rien de durable. La crise continue de sévir de plus belle dans les domaines vitaux et stratégiques.
Les rapports entre ceux qui définissent les politiques et ceux qui les mettent en œuvre sont compartimentés et flous. Les élites sont incapables de donner au Maroc cette cohésion qui est produite ailleurs par la résolution des conflits et des mécanismes de mobilisation. Alors, au lieu de reprocher au citoyen d’exprimer sa colère, il vaut mieux agir et réformer, anticiper et transformer, écouter et dialoguer.
Ce qui est en crise aujourd’hui dans notre pays, c’est la gestion politique et administrative, c’est la part d’imaginaire de la volonté d’action. Là où il n’y a pas de projets, il n’y a que des rivalités. Partout on observe des signes réels d’inquiétude face à une gouvernance frileuse et stérile. Les réformes se suivent sans effets pratiques. L’Etat a fini par devenir le gestionnaire de ses propres échecs. La manivelle réformatrice tourne dans le vide.
Le dessein national dépasse les clivages et s’inscrit dans la durée. C’est l’occasion rêvée de sceller un vrai pacte social, d’élaborer un projet de société. Cela est à notre portée. Il suffit de le vouloir pour ne pas basculer vers l’inconnu. «Les conflits, disait Nelson Mandela, ne sont que la manifestation du déni de la vérité, il faut avoir la sagesse de les régler avant même qu’ils ne débutent. Nous travaillons ensemble pour soutenir le courage là où il y a la peur, pour encourager la négociation là où il y a les conflits, et donner l’espoir là où règne le désespoir».
Le gouvernement assure peu
Le Roi est constamment dans l’action et le mouvement; il trace les orientations importantes et impulse.
Mais le gouvernement assure mal le suivi, informe peu, ne communique pas, ne rend pas compte. Il travaille peu en équipe, et plus grave encore, la logique bureaucratique tend à aggraver le déficit d’exécution. De plus, le cloisonnement des services et les conflits de compétence compromettent la bonne exécution des décisions transversales.
Les rivalités entre ministres, agents et élus, services et départements ainsi que les divergences, fortes dans la coalition gouvernementale, freinent l’exécution. La lourdeur et les rigidités des appareils administratifs multiplient ainsi les risques de distorsions et d’écarts, de conflits et de contestations.
Le système administratif est devenu un enfer social et éthique pour les citoyens.
L’agitation dans le Rif résulte du déficit de gouvernabilité, de cette mal-gouvernance que le Roi, en personne, dénonce dans des lettres et des discours, avec des mots acerbes et justes.
Le 08 Juin 2017
SOURCE WEB Par L’économiste
Les tags en relation
Les articles en relation
Face au Hirak, les forces démocratiques veulent créer un front social au Maroc
"Le Maroc vit une tension sociale sans précédent et risque d’aboutir à une explosion à tout moment”. “Notre rôle n’est pas d’attiser le feu, m...
Quand Ahmed Reda Benchemsi utilise HRW pour attaquer le roi
Human Rights Watch vient de publier un communiqué sur les événements d’Al Hoceima. Ce texte à charge surprend par l’implication personnelle de son réda...
Coup de tonnerre: Ilyas Elomari démissionne du secrétariat général du PAM
Coup de tonnerre dans le landerneau politique: Ilyas Elomari, secrétaire général du PAM, patron de la deuxième force politique du pays en termes de nombre d...
La crise du Rif comme analyseur de l’inaccomplissement des politiques publiques marocaines
Politique française et internationale Afrique Afrique du nord Le mouvement social que connaît actuellement le Rif donne lieu à de multiples interprétati...
Le Maroc pluriel et assumé
Des militants organisent une manifestation pour réclamer la libération de détenus Qu’ils jugent politiques, c’est courant et c’est la liberté de manif...
Sahara marocain: à quoi joue l’administration Trump?
Le rapport du Pentagone est on ne peut plus clair! A l’occasion du compte à rebours concernant la réunion annuelle du Conseil de sécurité sur la question ...
Mohammed VI tape du poing sur la table
Peu après l'annonce des grâces, le souverain a vivement critiqué dans son discours les partis politiques et administrations publiques, pointant des "dysf...
7 questions pour comprendre la campagne de boycott
Sous-estimée au départ, la campagne de boycott de l’eau minérale Sidi Ali, du lait de Centrale Danone et des stations-service Afriquia, lancée le 20 avr...
PAM: El Omari prêt à quitter le navire
« Partira, partira pas? ». »J’y suis, j’y reste! »? Tel est le dialogue subliminal entre des PAMistes et Ilyas El Omari, depuis très longtemps! Sur le ...
"On ne meurt pas de faim au Maroc" (ni de mauvaise foi)
"On ne meurt pas de faim au Maroc". Voilà une phrase allègrement prononcée pour clouer le bec à ceux qui osent critiquer les tares socio-politiques du pays....
Sombre anniversaire de l’accession de « M6 » au trône marocain
Le 20 juillet à Al-Hoceima, la « marche du million » organisée par le Hirak pour la liberté, la dignité et la justice sociale s’est heurtée à un impor...
Malaise marocain
Avec l’affaire Mohcine Fikri, le Maroc a eu chaud. Le pays vient d’échapper à des turbulences qui auraient pu se transformer en engrenage d’une grande e...