La ville intelligente n’aime pas les pauvres !
En préparation du prochain OuiShare Fest sur le thème des villes qui aura lieu du 5 au 7 juillet 2017 à Paris, l’équipe de Ouishare, la communauté « dédiée à l’émergence de la société collaborative », organisait une première table ronde sur un sujet d’autant plus provocateur que posé en forme d’affirmation : « la Smart City n’aime pas les pauvres ! » Vérifions !
Les critiques du concept mouvant de ville intelligente sont de plus en plus nourries. Si le numérique et la technologie ont bien investi les villes, force est de constater que ce n’est pas selon le scénario que prévoyait la Smart City, qui était plutôt celui d’un contrôle et d’une optimisation des fonctions de la ville par les grands acteurs de la ville. Comme le souligne le nouveau programme de travail de la Fing sur le sujet, « AudaCities », cette transformation n’a pas tant été le fait des acteurs dont la ville est le métier – comme les pouvoirs publics —, mais le fait d’initiatives citoyennes ou entrepreneuriales allant d’Open Street Map à Uber ou Airbnb, favorisant à la fois des formes de détournement et de concentration. « Au lieu d’imaginer un numérique qui rendrait la ville plus aisée à gouverner, il faudrait donc partir du principe inverse : que le numérique rend d’abord la ville bien plus ingouvernable demain qu’hier, avec sa multitude de nouveaux acteurs et notamment des disrupteurs au positionnement nouveau, une circulation de l’information et des circuits de décision plus complexes que jamais… »
Comme le soulignait très bien Clément Pairot sur Ouishare Mag, la tension que provoque une forme de technologisation de la ville semble incompatible avec sa diversité sociale. En envisageant le citoyen comme un produit et un consommateur, elle génère à la fois de la dépendance et de l’exclusion. Pour Diana Filippova, responsable de OuiShare Paris, et animatrice de ce débat, la technologisation de la ville n’est-elle qu’un « solutionnisme appliqué au vivre ensemble » ? Si la technologie a toujours modelé la ville, à l’image de la voiture, cette intégration est toujours une sur-intégration, comme si la technologie envahissait toujours tout le réceptacle urbain. La Smart City pousse cette tendance encore plus loin et génère en retour des critiques toujours plus nourries. Tant et si bien que l’enjeu désormais est de savoir si celle-ci ne serait pas un programme contre la démocratie et la diversité, visant à repousser les pauvres toujours plus loin. La technologie renforce-t-elle la dichotomie entre la ville et ses marges, à l’image de la cartographie du vote des dernières élections américaines, opposant villes démocrates et campagnes républicaines, villes intégrées et marges reléguées ?
Est-on déjà dans la ville intelligente ?
« Quand on parle de la ville intelligente, on se demande toujours si l’on parle du futur ou d’aujourd’hui », constate Dominique Alba, architecte et directrice générale de l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur), une agence de prospective de Paris et de sa métropole. Or, la ville ne cesse d’évoluer et ses habitants apprécient en fait qu’elle évolue sans cesse. Pour elle, la Smart City semble plutôt un moyen d’avoir prise sur cette évolution, d’avoir un moyen d’action sur quelque chose qui nous échappe beaucoup. Pour Dominique Alba, on a besoin de comprendre notre territoire et de le réinventer sans cesse. Reste que l’action publique demeure souvent limitée. Quand la maire de Paris annonce vouloir produire 10 000 logements par an dont les 3/4 sous forme de logements sociaux, cela représente très peu par rapport aux 1,3 million de logements disponibles à Paris. L’appel à projets Réinventer Paris, fait bouger les lignes, mais ne concerne qu’une poignée de sites, ne touche qu’une infime superficie des 105 km2 de la ville. Le problème de la Smart City est que l’instrumentation des bâtiments ou des flux de circulation n’est qu’une réponse technologique au besoin de donner une capacité de partager les espaces d’une manière humaine.
Image : Programme photographié par Christophe Ducamp.
Aujourd’hui, l’Apur s’interroge elle aussi sur le nouveau « métabolisme urbain », c’est-à-dire sur comment les nouveaux services urbains transforment la ville, à l’image d’Uber qui propose un service dans des territoires qui en étaient quasiment dépourvus. Ces nouveaux outils font passer de nouveaux messages. Ils permettent de faire du service qui n’existait pas avant. Cela pose des questions fortes à l’acteur public. Qui va produire l’équipement public de demain ? Comment mieux le partager ? Comment les politiques publiques peuvent-elles s’en emparer ?
Vers des villes alternatives ?
Paul Citron est le directeur du développement de Plateau urbain, une association qui propose d’utiliser temporairement des immeubles vacants. Cette « agence d’occupation temporaire » est notamment à l’origine des Grands Voisins (vidéo), qui de 2015 à fin 2017 a réinvesti le site de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul dans le 14e arrondissement de Paris, propriété de l’Assistance publique Hôpitaux de Paris (APHP). La ville de Paris et l’APHP ont proposé à l’association Aurore d’utiliser le site désaffecté de l’hôpital pour créer un espace d’occupation temporaire en attendant le lancement d’un projet immobilier d’écoquartier de 600 logements (dont 50% de logements sociaux) dont les travaux doivent débuter à la fin de l’année. L’association de lutte contre l’exclusion qui a développé un projet d’hébergement d’urgence de 700 places sur le site s’est associé à Plateau urbain pour compléter l’occupation du site par une mise à disposition d’espaces d’activités pour des acteurs économiques et sociaux venant du monde de l’économie sociale et solidaire, qui peinent parfois à trouver leur place dans la ville classique. Cette occupation au prix des charges a également associé l’association Yes We Camp pour animer les espaces publics du site.
Vidéo : les Grands Voisins.
Pour Paul Citron, ce collectif a formé un laboratoire urbain pour tester de nouveaux modèles de mise à disposition de l’immobilier, tester son modèle social, son acceptabilité… Ce projet emblématique a connu un beau succès, mais pour Paul Citron, le fait qu’il s’arrête fin 2017 ne doit pas faire naître de regrets. « L’occupation temporaire est un modèle intéressant pour réfléchir aux projets urbains. Ça permet à la fois de donner une valeur d’usage à des bâtiments qui n’en ont plus et ça permet d’être dans d’autres modèles économiques et d’échanges. Les bâtiments, comme la technologie, sont des outils, qui dépendent de ce qu’on en fait. Dans une ville très « économisée », marchande, dont on ne sortira pas demain, l’occupation temporaire permet d’ouvrir des parenthèses, de regarder ce qui pourrait être réintégré… C’est parce que c’est temporaire qu’on a réussi à faire tout cela aux Grands Voisins. C’est parce que c’était temporaire qu’il y a eu une telle énergie, un tel niveau de participation et de bénévolat. » Si les Grands Voisins avaient dû durer 10 ans, ils n’auraient peut-être pas fait tout ce qu’ils ont fait en un an et demi. Un laboratoire de ce type permet de se déprendre de la dépendance à la propriété pour s’intéresser à l’usage. Pour Paul Citron, cette expérience n’est pas une expérience de gentrification ou de boboisation… Le projet a tout de même apporté bien plus de diversité sociale qu’on en trouve habituellement au sud du 6e arrondissement de Paris.
Tout l’enjeu bien sûr consiste à savoir si cette expérience est reproductible. Plateau urbain a développé une plateforme pour faire se rencontrer porteurs de projets de l’économie sociale et solidaire à la recherche d’espaces et propriétaires et gérants d’espaces inutilisés du Grand Paris. En 3 mois, plus de 1500 porteurs de projets se sont inscrits sur la plateforme à la recherche de 90 000 m2 d’espaces temporaires (alors que les Grands Voisins n’en proposaient que 15 000). L’outil en tout cas a déjà permis de rendre visible le besoin et permet d’entamer la discussion avec des propriétaires… Au final, pour Paul Citron, les technologies adaptées à la ville permettent donc aussi de servir des propos politiques, comme l’occupation des villes elles-mêmes.
Pour l’architecte Constantin Petcou, cofondateur de l’atelier d’architecture autogéré et coordinateur du projet R-Urban (vidéo), la Smart City est déjà là, mais ses effets posent plus de problèmes qu’ils n’en résolvent. La numérisation nous pousse à des usages consuméristes et rend finalement la ville beaucoup moins accessible à certains d’entre nous, comme le montrent les usages différenciés des guichets automatiques, selon les niveaux sociaux ou générationnels… Le modèle consumériste proposé aide à consommer la ville, mais pas à la produire. Elle rend les gens eux-mêmes plus dépendants et moins résilients. C’est ce que tente d’inverser Constantin Petcou en promouvant des réseaux de résilience qui reposent à la fois sur des pratiques de solidarité et des pratiques écologiques, pour proposer un rapport nouveau entre production et consommation. Pour lui, afin d’éviter la création d’une société discriminante, la ville doit être partagée, les gens doivent pouvoir décider de leur futur. C’est seulement dans ce cadre que le numérique est un outil parmi d’autres.
Les actions de Constantin Petcou s’inspirent d’André Gorz selon qui, afin de dépasser les crises actuelles (climatiques, ressources, économiques, financières, démographiques…), nous devons « produire ce que nous consommons et consommer ce que nous produisons ». Or, trop souvent ce n’est plus le cas. « Mc Donald ne produit pas ce qu’il consomme et ne consomme pas ce qu’il produit ». C’est cette industrialisation qui créée une crise de valeur. Pour Petcou, il faut réintroduire de l’intelligence à petite échelle pour créer les conditions d’un équilibre entre ce qu’on produit et ce qu’on consomme.
Interpellé par Diana Filippova, Emmanuel Schneider, responsable de l’accélération de la numérisation territoriale chez Cisco, reconnaît que le thème de ce débat a interpellé chez l’équipementier. Pour Cisco, qui fournit du matériel réseau pour les villes et les territoires depuis des années, la Smart City n’est pourtant pas un nouvel Eldorado. Si les grands de la techno ont eu des approches solutionnistes autour de la Smart City, imaginant des villes du futur plutôt déshumanisées, force est de constater que la technologie ne résout pas les problèmes humains d’organisation. Il est nécessaire de trouver un équilibre. L’outrance de l’automatisation a des impacts positifs (comme la connectivité ou la collaboration) et négatifs (la fin du travail, la ville qui décide automatiquement pour vous…). Pour Diana Filippova, le risque effectivement est celui d’une perte de contrôle, que la décision soit déjà intégrée dans le design… dans le dessein de la Smart City, comme les technologies sont déjà intégrées dans les villes.
Image : de gauche à droite, Paul Citron, Constantin Petcou, Diana Filippova et Dominique Alba dans l’ancien amphithéâtre de médecine des Grands Voisins, via LeLabOSC, le compte twitter du Laboratoire d’exploration urbaine lancé par Ouishare et le groupe Chronos.
Mais où sont les pauvres ?
« Mais si on parle beaucoup de la Smart City, force est de constater qu’on parle assez peu des pauvres », rappelle Paul Citron. A qui sont réservées ces solutions technologiques ? En ville, les réseaux concernent-ils tout le monde, même les plus pauvres… Quels vecteurs de démocratisation proposent ces nouveaux outils ?
Dominique Alba se fait un peu mordante, en soulignant que le réseau de fibre optique se déploie à l’Ouest de Paris, mais pas à l’Est, hormis notamment autour de Plaine Commune. Les opérateurs ne s’intéressent pas aux gens qui n’ont pas les moyens de se raccorder. Le risque, c’est le développement d’inégalités territoriales au regard de l’accès lui-même. La Smart City n’aime pas la pauvreté sociale. Qu’offre-t-on comme services au bout de la fibre aux gens, à part d’être chez eux avec leur bouquet de chaîne télé ? On propose des produits finis à des habitants qui n’ont pas d’espace pour bricoler. Ouvrir une capacité de résistance, de résilience, dans un monde qui semble en proposer de moins en moins, c’est certainement ce qui explique le succès de l’urbanisme transitoire que propose le plateau urbain. Reste que si elle ouvre des possibilités, elle ne résout pas le risque de développement et de renforcement de l’inégalité territoriale.
Mais aucune commune n’installerait de salle de shoot si on laissait la décision au seul acteur local, rappelle Diana Filippova. Oui, mais le nimby, l’opposition locale, a toujours existé, alors que la question de l’inégalité du déploiement du réseau de fibre, elle est nouvelle. Enfin, ces questions de répartition et d’égalité se sont posées avec l’eau ou le chauffage… Cela signifie que les politiques publiques vont s’emparer de ces nouvelles questions, estime Dominique Alba. Les données vont permettre de comprendre et de mettre en place des solutions politiques.
Autre problème que pose le numérique par exemple, c’est le développement de pic de consommation énergétique. Si la consommation d’électricité immobilière à Paris a diminué du fait des efforts faits en matière d’isolation ou de construction, dans les faits, la consommation d’électricité s’est envolée, notamment du fait du développement de nouvelles formes de consommation électrique en partie liée aux nouvelles technologies. Demain, les voitures autonomes et les voitures électriques nous assurent de connaître de nouveaux pics de consommation. Et ce sont des sujets sur lesquels nous devons nous préparer et travailler collectivement, assure la directrice de l’Apur.
Paul Citron, lui, veut rester optimiste. Notamment parce que ce sont les technologies qui permettent à des projets comme les Grands Voisins d’exister. « La Smart City n’aime pas moins les pauvres que la Stupid City ! Elle n’est pas plus pauvrophobe que la ville classique. On avait imaginé, peut-être naïvement que la technologie pourrait démocratiser les choses, améliorer la diversité. Mais elle ne remplace pas le besoin de politique »
Pour Constantin Petcou, il faut néanmoins se poser la question du modèle écologique, économique et social de la Smart City. Les industriels du Bauhaus ont créé des phalanstères, des cantines d’entreprises… Il y avait une dimension sociale dans les entreprises d’hier. Est-ce encore le cas des entreprises d’aujourd’hui ?
« L’intégration et la mobilité n’ont-ils pas deux objectifs différents ? », questionne Diana Filippova, en se demandant si la piétonnisation des villes ne relègue pas ceux qui sont déjà bloqués dans leurs enclaves, loin de la ville…
« Ne caricaturons pas », lui répond Dominque Alba. La fermeture des voies sur berges à Paris ne créé pas d’inégalités. Ceux qui éprouvent des difficultés à traverser Paris sont peu nombreux, cela concerne moins de 30 000 véhicules par jour. Par exemple, les données montrent qu’il y a plus de 400 km de bouchons dans Paris. Or en moyenne, on compte 1,1 personne par voiture. Il suffirait qu’on mette 1,2 personne par voiture pour éliminer ces 400 km de bouchons. Et cela, on peut certainement le réaliser grâce aux outils de la Smart City, si on les met au service de choses intégratives plutôt qu’au service du contrôle.
Pour Paul Citron, l’enjeu est bien de reprendre le contrôle de son smartphone, de sa smartcar comme de sa smartcity. Ce n’est qu’en en prenant le contrôle qu’on en fera des outils plus équitables et plus responsables. Pour Constantin Petcou, une ville intelligente, c’est d’abord une ville où il y a du lien social, où on en prend soin, où on le développe. Pour une personne dans le public, le citoyen est trop encore perçu comme un usager de la ville que comme un créateur de la ville. La technologie peut autant aider au contrôle qu’à la décentralisation. Mais elle nous aide aussi à devenir acteurs et créateurs des lieux que l’on habite. Et ce sont ces usages-là qu’il faut encourager !
Le 14 Mars 2017
SOURCE WEB Par le monde
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