Routes de la soie : le Maghreb assiste impuissant à l'encerclement de l'UE
Par temps clair au large des baies de Tanger, Tunis ou Alexandrie, on assiste distinctement au suicide européen. Lorsque le ciel est dégagé, on peut témoigner du flux ininterrompu des dizaines de milliers de porte-conteneurs géants en provenance d’Asie se dirigeant vers Rotterdam. Ainsi, au lieu d’être la chance de l’Europe, la Méditerranée est aujourd’hui l’instrument de son déclin, comme une veine ouverte dans un bain chaud.
Risque d’encerclement géo-économique
La balance commerciale de l’Union européenne (UE) avec les pays du sud de la Méditerranée dégage un surplus qui compense à peine le tiers de son déficit avec la Chine. Les coûts cachés de ce commerce au long cours sont très sous-estimés, de sorte que l’Europe pâtit sans doute moins de la « stratégie des mille entailles » du théoricien du djihadisme Abou Moussab Al-Souri que du programme One Belt, One Road proposé en 2013 par le président chinois Xi Jinping (une ceinture, une route, association de la route de la soie terrestre eurasiatique et la route de la soie maritime).
L’activisme de la Chine devrait alerter les Européens sur le risque d’encerclement géo-économique qui pèse sur l’UE. Pendant que l’Union dilapide ses fonds structurels dans la réhabilitation du moindre réseau de routes secondaires en Pologne ou en Hongrie, Pékin a acquis, en avril, 67 % du deuxième plus important port grec que ses entreprises s’empressent désormais de relier par le rail… à la Hongrie.
Le périmètre extérieur de la One Belt, One Road ne se limite pas à la Méditerranée orientale. Pékin est déjà devant Paris le premier partenaire économique de l’Algérie, ses fleurons étatiques ont déjà pris des parts dans les ports d’Alger, de Nouakchott et de Dakar. Autorités et sociétés chinoises avaient avancé, en novembre 2015 à Marrakech, l’idée d’un package « construction-financement » avec concession de gestion sur quarante ans qui pourrait s’appliquer au projet de liaison fixe à travers le détroit de Gibraltar.
Faire descendre les capitaux européens en Afrique
Si les dirigeants européens voient assez clairement ce que One Belt, One Road peut apporter à Pékin en termes de compétitivité et d’ascendant, ils semblent éprouver les pires difficultés à imaginer ce que serait l’apport décisif d’un corridor Europe-Afrique via le Maghreb. L’Eurafrique est la dimension pertinente pour répondre au défi compétitif que posent à l’Europe l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) et l’Association des nations d’Asie du Sud-Est auquel sont associés la Chine, le Japon et la Corée du Sud (Asean + 3).
Alors qu’elles devraient investir massivement au sud pour créer une division euroméditerranéenne du travail, les entreprises du Vieux Continent ne consacrent aujourd’hui pas plus de 2 % de leurs investissements directs étrangers aux pays de la rive sud et à peine 3 % à l’Afrique si l’on en croit les calculs de l’Ipemed. Et cela au moment où les Etats-Unis, le Japon et la Chine accroissent leurs efforts d’investissement sur le continent dans des proportions atteignant 15 % à 20 %.
Ce grave déficit d’investissement se traduit très concrètement : il est aujourd’hui deux fois et demie plus cher d’acheminer un conteneur sur 1 000 km de Cotonou à Ouagadougou que sur 12 000 km de Cotonou à Shanghai. Seuls trois pays ouest-africains figurent dans le top 15 des nations africaines dans le rapport du 28 juin 2016 de la Banque Mondiale sur la « logistique du commerce dans l’économie mondiale ». L’Afrique de l’ouest étant logistiquement fragmentée, l’Europe est durablement amputée d’un voisinage prospère.
Si l’Europe ne réagit pas, les 780 millions d’Ouest-Africains en 2050 ne seront ni des clients ni des sous-traitants, mais enverreront leur lot de migrants économiques et de réfugiés. Si les capitaux européens ne descendent pas en Afrique, les travailleurs africains iront vers eux et les classes moyennes de leur pays d’origine consommeront chinois.
Le long des fuseaux horaires « Europe-Middle East-Africa »
Chaque euro dépensé en Afrique du Nord aurait pourtant pour effet de stimuler la demande adressée en retour puisque les pays maghrébins réalisent plus des deux tiers de leurs importations depuis l’UE. Plus de 60 % des importations allemandes en provenance de Chine sont des produits que le Maghreb exporte aussi : textile, électronique, mécanique et cuir.
Un nombre croissant d’entreprises mondiales adoptent un découpage géographique « Europe-Middle East-Africa » par groupement de fuseaux horaires. Le corridor économique Paris-Madrid-Tanger-Dakar est le prolongement naturel de cette évolution.
Le TGV qui reliera les plateformes maritimes de Tanger et de Casablanca en un peu plus de deux heures contre près de cinq heures actuellement devrait être mis en service dès septembre 2018 et constituer un premier jalon concret posé vers une liaison fixe traversant le détroit de Gibraltar. Ce projet est aujourd’hui envisagé par la SNED comme un tunnel ferroviaire à triples rails à l’horizon 2025.
Le prolongement du TGV marocain au sud vers Agadir par la China Railway Construction Corporation a fait l’objet d’un mémorandum d’entente signé après la visite royale à Pékin, en mai. La même entreprise s’est vue attribuer la réhabilitation des plus de 1 200 km de la ligne Dakar-Bamako pour 2,3 milliards d’euros.
La revanche du train sur le porte-conteneur
La ligne de chemin de fer qui relie en 13 jours Duisbourg en Allemagne occidentale à Chongqing (30 millions d’habitants) par la Pologne et la Biélorussie a été mise en service le 28 janvier 2011, deux semaines seulement après la chute du régime Ben Ali. Les chinois ont fait leur la maxime de John D. Rockefeller « acheter au son du canon, vendre au son du clairon ». Pas moins de neuf lignes de chemin de fer reliant la Chine à l’Europe ont été lancées entre 2011 et 2015. Pékin prévoit de porter la part de son traffic commercial par chemin de fer de 1% à 7% à l’horizon 2020.
Le train offre une alternative interessante en termes de rapport coût/délai et d’efficacité commerciale, avec une durée moyenne du parcours Chine-Europe de moins de deux semaines contre plus cinq semaines par la mer. Seulement deux bateaux sur trois sont aujourd’hui ponctuels, les rotations sont de plus en plus longues, les infrastructures portuaires saturées, les bateaux toujours plus gigantesques (jusqu’à 20 000 conteneurs) rendant le fret maritime de plus en plus lent donc moins attractif pour les produits industriels de grande consommation.
Hewlett Packard est l’un des utilisateurs réguliers de la ligne Chongqing-Duisbourg, aux côtés d’industriels de la pétrochimie, des pièces détachées automobiles, de l’électronique et de l’agro-alimentaire. Dans le cadre du programme « Go West », les autorités municipales des mégalopoles intérieures (Wuhan, Chengdu ou Zhengzhou) subventionnent massivement les expéditions ferroviaires vers l’Europe pour accélérer l’industrialisation des régions non côtières.
La quatrième route de la soie en Afrique atlantique
Pendant que l’UE manque cruellement d’un plan géo-économique cohérent pour la Méditerranée et l’Afrique, la Chine construit non pas une mais quatre routes de la soie vers l’Europe : l’une par l’Asie centrale, l’autre par l’océan Indien et la troisième à travers l’Arctique. La quatrième est celle qui se dessine progressivement dans le prolongement de la péninsule Ibérique vers l’Afrique atlantique puis le golfe de Guinée.
Le corridor mauritanien, qui commence au sud du Maroc, est un segment critique de cette quatrième route de la soie. Le Maroc a son propre plan d’infrastructures, le « modèle de développement des provinces du Sud » qui, pour près de 7 milliards d’euros d’investissements, vise à reconstituer un couloir logistique transsaharien. La plus grande gare routière d’Afrique, à Laayoune, mettra les marchés d’Abidjan et de Lagos à la portée des conteneurs de Tanger Med.
Vu de Bruxelles, l’horizon indépassable des relations UE-Maghreb demeure malheureusement la négociation indifférenciée d’accords de libre échange complets et approfondis, y compris dans l’agriculture et les services. Avec des pays comme la Tunisie dont la part des industries manufacturières dans le PIB a baissé de cinq points entre 1990 et 2013.
Si les voix qui s’élèvent dans toute l’Europe du Sud pour réclamer une stratégie continentale de relance par les grands travaux se font entendre, le Fonds européen pour les investissements stratégiques – dont 6 % des engagements concernent le secteur du transport – devrait se pencher sur le corridor eurafricain dans le cadre du « Plan Juncker » qui n’a investi que 37 % de son enveloppe globale. Il est encore temps d’agir.
Le libre-échange tient lieu de logique intellectuelle de repli, en l’absence d’une appréhension lucide des intérêts européens. Dans le cas contraire, le Vieux Continent risque fort de se trouver pris dans la toile des routes de la soie, comme Mowgli dans Le Livre de la jungle se réveille enserré dans les anneaux du python Kaa.
Le 09 Novembre 2016
SOURCE WEB Par Linkedin
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