Un trek parfumé aux épices
Je me sens léger. Depuis que je sais que je vais devenir reporter pour Géo Plein Air, je revis en pensée mes voyages en Inde. Le Maroc sera différent... mais comment? Après sept ans de travail, je viens de compléter un doctorat sur les voyages bouddhiques en Inde. Mon corps a besoin de marcher. Mon esprit recherche d’autres perspectives sur le monde. C’est mon premier voyage avec guides et muletiers. L’imprévu et le déracinement seront-ils au rendez-vous?
Yellah! (Allez!, en berbère). La route est lancée! La pierre ocre et les rayons du soleil couchant se croisent sur la chaîne de djebels Siroua (3304 m), entre Haut-Atlas et Anti-Atlas. Le point de départ de ce trek d’une petite semaine dans le massif du Siroua: Tamllakout, dans l’ombre du djebel Toubkal (4167 m).
À la manière des semi-nomades
Le premier matin, Abdallah, notre cuisinier-muletier, et Abdou, son assistant, ont chargé sur chacune des deux mules plus de 120 kg de matériel. D’un geste sûr, ils tendent et nouent le cordage qui retient les charges. Jusqu’à Aït Tigga, nous évoluons dans un paysage rocailleux coloré par l’ocre et l’hématite. Des buissons d’armoise affrontent les derniers relents de la sécheresse estivale. Le thym embaume sous nos pas.
À l’abri d’une azib (bergerie), nous prenons une pause en amont des gorges d’Assaka, qui se resserrent sur un oued desséché (des rigoles, généralement à sec, que les eaux pluviales font déborder). Nous pénétrons dans ces gorges où, le long d’un ruisseau, des figuiers, des noyers et des pommiers livrent des fruits en abondance.
À midi, une halte s’improvise sur des matelas étendus au sol. Le thé à la menthe nous est servi généreusement. Un tajine mijote sur le feu. D’une halte à l’autre, Abdallah cuisine des plats copieux et parfumés (tajine à l’agneau ou au poulet, couscous, beignets, pain traditionnel que nous trempons dans l’huile d’olive). Je fais bombance à chacun de nos repas. En soirée, les muletiers dressent le campement avant notre arrivée. Une tente nomade abrite nos conversations sur la vie des guides, des muletiers et des cuisiniers. Leur compagnie contribue au bonheur que je ressens dans l’effort de ma marche.
«Mon travail de guide m’a fait découvrir comment les Berbères vivent dans les montagnes, dit Hafida Hdoubane, notre guide. Je voudrais que les voyageurs découvrent cela aussi.» Celle dont les grands-parents étaient d’origine berbère et éthiopienne est devenue, il y a 20 ans, la première femme marocaine accréditée comme guide de montagne. Peu de Marocaines ont adopté ce métier, dans un pays où, jusqu’en 2004, le Code de la famille plaçait les femmes sous la responsabilité des hommes. «Je suis guide de profession. À la maison, je suis une femme marocaine qui aime se maquiller et porter de beaux vêtements», dit cette maman d’un jeune enfant qui, sur la montagne, apprécie les défis du terrain et les enjeux humains qu’inspire l’aventure.
Dehors, suspendue à une voûte stellaire sans nuages, la pleine lune étincelle. L’air est vif et je suis transporté. Yishoua! (Bien!)
Le labeur des montagnards
L’aube se lève sur les monts Tachanchn-t. Les mules percent le silence de leurs braiments déconcertants. Sur le chemin des bergeries d’altitude, le minaret de la mosquée d’Aït Ighmour surplombe la vallée d’Aït Singan. Comble du bonheur pour un boulanger amateur, je découvre à Idourar un four à pain artisanal chauffé à bloc avec du bois d’armoise. Grâce à Hafida qui leur traduit mes intentions, les paysannes me laissent examiner de près le défournement de ces pains qui font notre régal.
Au-dessus d’Izaïne, nous prenons de l’altitude le long d’un ruisseau bordé d’une mousse verte luxuriante qui rafraîchit les roches volcaniques brûlées. À Tissouitine, un couple sexagénaire heureux nous parle fièrement de ses 10 enfants et, sans pudeur, de sa vie sexuelle épanouie. Dans la culture berbère, la famille est centrale. Mais le veuvage entraîne quant à lui l’exclusion, les Berbères comparant les veuves à des «paniers sans mains». L’islam, qui a conquis le Maroc dès le VIIe siècle, soutient un patriarcat millénaire. Les Berbères ont toutefois su adapter leur culture ancestrale au sein d’un Maghreb islamisé.
Or, les Marocaines sont loin de jouir de conditions sociales égales à celles des hommes. Lors du Forum économique mondial de 2013, un rapport sur l’égalité des sexes révélait que le Maroc se classe au 129e rang des 136 pays examinés. Les Marocaines ont très peu accès à la propriété et à des postes de cadres au sein des entreprises. En dépit d’un régime monarchique qui contrôle le jeu des partis politiques au sein du gouvernement et qui a ainsi limité la montée de l’islam intégriste au pays, la mainmise du régime et des hommes sur l’économie est un obstacle à l’émancipation des Marocaines. Hafida, guide-entrepreneure, est une exception qui confirme la règle.
Pour l’heure, Abdallah et Abdou mettent le feu à des buissons d’armoise, tandis que le crépuscule refroidit la température. De jeunes Berbères des maisons voisines nous rendent visite devant ce foyer improvisé, propice aux discussions. Ils ont abandonné l’école avant leurs 18 ans. Leur avenir se profilera peut-être sur la voie des générations précédentes, comme maçons, agriculteurs ou bergers.
Jamal, un technicien en réfrigération visitant sa famille, exprime sa frustration à l’égard d’une industrie qu’il considère comme biaisée, à la faveur des Marocains de souche arabe (60 % de la population; 40 % de la population est berbérophone). Revêtu d’une djellaba traditionnelle, il rêve d’une auberge touristique dans les montagnes. Or, il n’y a dans les bergeries ni électricité ni eau courante, même si le roi Mohammed VI a fait de l’électrification des villages une priorité nationale.
Nous avons dormi à 2400 m d’altitude et passé un col à un peu moins de 3000 m. Je suis enivré d’azur et de fatigue: mon sac de couchage estival ne m’a pas préservé du froid la nuit précédente. Sur le col, rencontre avec un berger qui séjourne dans une azib située au-delà des 3000 m. Sa famille lui apporte pain et huile d’olive aux deux semaines. De juin à octobre, les azibs sont investies de troupeaux de chèvres et de moutons. C’est en partie grâce à l’élevage en montagne que le Maroc se situe dans le top 15 mondial de la production de viande ovine et de laine.
Du safran et des greniers
Du col, nous rejoignons Tizgui par des gorges abruptes. C’est un village
perché au-dessus de vastes cultures en plateau ponctuées de grands noyers. L’association locale Tanalimt veille ici au développement. Son chef élu, Abdellah Bousaïd, voudrait créer une coopérative qui produirait un safran de qualité, cultivé sans engrais et séché lentement. Selon Abdellah, une femme devrait aussi faire partie du conseil de la coopérative, en reconnaissance du travail soutenu des femmes durant les récoltes.
Au Maroc, il se produit environ 2 tonnes de safran par an (la production mondiale annuelle est évaluée à 300 tonnes). Abdellah Bousaïd a appris à se méfier des acheteurs grossistes qui disent œuvrer équitablement, mais qui leurrent les producteurs et les consommateurs. Il vend donc une grande part de sa production à des voyageurs de passage. Le Festival international du safran, à Taliouine (en automne), célèbre cette culture locale destinée à émoustiller les papilles du monde entier.
Autrefois, il arrivait que les tribus des différentes vallées du massif du Siroua pillent les récoltes d’autres tribus. Pour se protéger des razzias, les montagnards ont construit des greniers troglodytes, comme à Tizgui, où ils sont creusés dans le roc, à flanc de falaise. Il faut y grimper au moyen d’échelles et d’escaliers à pic. Abdellah Bousaïd en possède les clés. Revêtu de sa djellaba et de sa taguia (bonnet) traditionnelles, il nous ouvre les portes des greniers avec un brin de cérémonie. En équilibre sur des passerelles étroites, je contemple avec vertige une époque millénaire révolue.
Les tisserandes de Tislit
Khadija, mère de sept enfants, nous installe dans la plus grande pièce d’un gîte construit pour héberger les randonneurs. Les tapis sont l’attrait principal à Tislit. Ces pièces réputées sur les marchés de Marrakech se vendent ici en plein air, et se négocient directement et individuellement avec les tisserandes (une coopérative n’aurait-elle pas été à leur avantage? me suis-je demandé). Sur la terre battue de la grande place du village, les femmes disposent une mosaïque de tapis. La beauté des motifs, des couleurs et de leurs différentes teintes éveille le goût du négoce. J’en achète pour mes enfants, en me disant que l’artisanat saura éveiller chez eux le goût du voyage.
De retour des montagnes, nous nous offrirons un bain dans un hammam, des déambulations dans le souk de Marrakech, une veillée au Palais Jad Mahal et une descente de rivière surprise en rafting. Après ce voyage au cœur de l’humain, je suis revenu au Québec avec l’intention de repartir en famille pour un long voyage. Surtout, j’ai compris que l’esprit berbère est tissé de joie, de détermination et de liberté. Shukran! Merci.•
LES BERBÈRES, ARABISÉS OU ISLAMISÉS?
Les Berbères, présents en Afrique du Nord depuis des millénaires, ont longtemps souffert d’un déni systématique de la part du pouvoir colonial, puis étatique. Face à l’islamisation de la Méditerranée méridionale, qui s’est achevée au VIIIe siècle, et à son arabisation, accomplie autour du XIIe siècle, les tribus berbères ont manifesté leur singularité religieuse. Ainsi, l’islam sunnite, dominant au Maroc (incarné par la monarchie), a généralement perçu les traditions musulmanes berbères comme des hérésies. Les voyageurs qui se rendent en territoire berbère marocain auront donc l’impression, légitime, que ses habitants sont à la fois arabisés et islamisés, mais également distincts sur le plan de leur culture et de leur vision du monde.
Dans le Maroc d’aujourd’hui, les Berbères sont une composante essentielle des enjeux politiques, économiques et culturels nationaux. C’est le seul pays du monde arabe à avoir, en 2011, reconnu l’amazigh (terme générique pour désigner les langues berbères) comme deuxième langue officielle
(parlée par 40 % de la population), après l’arabe. La berbérité, un concept qui n’a été reconnu qu’au XXe siècle, est en quête de validité: en ce sens, le roi Mohammed VI, dont la mère est berbère, a fondé l’Institut royal de la culture amazighe en 2001.
15/04/2015
SOURCE WEB Par Geo Plein Air
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