Biennale de Marrakech: Amine Kabbaj à cœur ouvert
A quelques jours de l’ouverture de la Biennale 2016, le président Mohamed Amine Kabbaj n’a aucun doute sur le succès qui attend la manifestation. Cela ne l’empêche pas d’être particulièrement stressé: il ne lui reste que quelques jours pour s’assurer que tout sera parfait, mais surtout pour boucler son budget de 15 millions de DH.
Démontrer que l’art s’adresse à tout le monde et que chaque citoyen peut s’y intéresser: c’est l’un des paris des organisateurs de la Biennale 2016, qui va se dérouler du 24 février au 8 mai.
Né à Casablanca, architecte, formé à Strasbourg puis à Paris, Amine Kabbaj est rentré au Maroc en 1980, avec son épouse Malak Laraki, architecte comme lui. Ils choisissent de s’installer à Marrakech et non à Casablanca, parce que, dit-il, "on n’avait envie de s’installer ni chez mes parents ni chez mes beaux-parents!". Mais Marrakech ne devait représenter qu’une étape, d’un an ou deux maximum, avant qu’ils ne rejoignent la capitale économique du pays: un provisoire qui dure depuis 36 ans…
Dès leur installation à Marrakech, Amine Kabbaj passe un contrat avec le ministère de l’Urbanisme: pendant 8 ans, il travaillera pour l’Erac /Tensift, un établissement de promotion immobilière spécialisé dans le logement social. Puis en 1989, il rejoint le cabinet d’architecture ouvert quelques années plus tôt par son épouse. Mais malgré ses activités, Amine Kabbaj n’oublie pas les autres: dès les années 1990, il travaille dans le milieu associatif: "sans doute l’héritage de ma mère, précise-t-il modestement, car elle a toujours adoré aider les gens, non pas simplement en leur donnant de l’argent, mais en les formant, suivant ainsi l’adage bien connu: donne un poisson à un homme, il aura de quoi manger pendant une journée, apprends-lui à pêcher, il pourra se nourrir tous les jours".
-Médias24 : Qu’est-ce qui a amené l’architecte que vous êtes à s'intéresser à l’art, au point de devenir président de la Biennale?
- Amine Kabbaj: Une rencontre! En 2000, dans le cadre de mes activités, j’ai rencontré Vanessa Bronson, qui voulait refaire son riad. C'est un travail qui me plaît: restaurer, c’est remettre en fonction des choses anciennes qui appartiennent à notre patrimoine, en essayant de garder au mieux l’aspect que cela avait aupartavant. Nous nous sommes très bien compris et j’ai eu rapidement de très bonnes relations avec elle.
Et puis il y a eu le 11 septembre 2001… Vanessa a décidé, avec son caractère humaniste et humanitaire, de s’atteler à une cause qui réunirait les gens plutôt que de les amener à se haïr. Et comme elle était déjà dans le milieu de l’art à Londres, elle a créé en 2004 à Marrakech un événement culturel, AIM, Art in Marrakech. Ce qu’elle faisait m’a attiré et en 2008, j’ai décidé de monter à mon tour une grosse exposition, avec une dizaine d’artistes venant d’Europe, d’Afrique et d’Amérique, installés pendant un mois à Al Maqam, la résidence d’artistes de Morabiti. L’expo a eu beaucoup de succès et en 2010, Vanessa m’a demandé de l’aider à organiser sa quatrième édition d'AIM qui, désormais, portait le nom de Biennale. Par la suite, elle m’a demandé de prendre la vice-présidence exécutive: c’est ce que j’ai fait pour l’édition 2014, en travaillant avec une équipe de grands professionnels.
A la fin ce cette Biennale 2014, Vanessa m’a annoncé son désir de se retirer, restant présidente-fondatrice, mais n’étant plus dans l’exécutif et elle m’a demandé de tout prendre en main. Sa principale raison: l’implication financière. Au cours des 5 premières éditions, elle a sorti de sa poche quelque chose comme 20 millions de DH pour que l’événement soit un succès!
-Quelle différence faites-vous entre une Biennale et d’autres événements liés à, l’art, comme de grandes foires internationales?
-C’est très différent! Ce sont les galeries qui exposent dans les foires, à Dubaï, Londres, New York, Bâle, Paris et dans de grandes villes d’Asie. L'objectif est de favoriser la vente et l’achat d’art ; c’est donc un commerce de l’art. Les Biennales, elles, sont des plates-formes à but non lucratif, souvent organisées par des associations, menées totalement par le privé comme c’est notre cas ou parfois sous la tutelle de municipalités ou d’autorités locales. Une Biennale est là pour montrer les tendances du moment, à partir du thème choisi. L’art, aujourd’hui, est le reflet de notre époque: Picasso a eu cette très belle phrase: "Il n’y a en art ni passé ni futur: l’art qui n’est pas dans le présent ne sera jamais". Quand je regarde Guernica, je me dis que Picasso a mis avec force dans ce tableau la douleur et le désarroi des gens à un moment donné de la guerre d’Espagne. L’art contemporain est le reflet de notre présent et il ne peut en être autrement.
-Qui est, cette année, le commissaire de la Biennale?
-C’est Reem Fadda, une jeune commissaire, mais qui a déjà un background important, puisqu’elle est notamment chargée, dans la collection Guggenheim d’Abou Dhabi, des œuvres Afrique et Moyen-Orient. Avec elle, on a recentré la Biennale de Marrakech sur une biennale marocaine, dans le sens multiculturel: le Maroc a des origines amazighes, juives, romaines, phéniciennes, arabes ; on est noirs et en même temps un peu occidentaux, puisque l’on a vécu dans la péninsule ibérique pendant 8 siècles. Le Maroc a donc cette qualité d’être un nœud géographique entre l’Europe, l’Afrique et l’Orient. Et c’est tout cela qui doit ressortir de la Biennale.
En octobre 2014 est arrivé un événement très plaisant: la décoration par Sa Majesté de Vanessa et de moi-même, pour notre implication dans le domaine culturel au Maroc. Cela nous a donné l’envie de continuer cette entreprise! On a donc décidé de faire une belle Biennale, à la hauteur de ce que l’on attend de nous. On est à quelques jours de l’ouverture: les choses vont bon train, ce qui ne m’empêche pas d’être stressé à mort!
-Quelles sont les grandes caractéristiques de la biennale 2016?
-Il y a 2 ans, le thème était "Où sommes-nous maintenant?". Le thème de cette année est: "Quoi de neuf, là?" expression plus parlante en arabe qu’en français. Le thème positionne la personne, le pays, le monde sur un questionnement: qu’est-ce que l’on fait aujourd’hui pour appréhender demain, avec tout ce que l’on a emmagasiné grâce à notre passé?. C’est une question intéressante, parce que quand on voit ce qui se passe sur cette planète, il est normal de se demander où on va… Mais il y a une deuxième explication au choix de ce thème: il y a encore quelques années, le monopole du nouveau venait de l’Occident, de l’Europe et des Etats-Unis, des pays dits développés. Mais maintenant, le nouveau vient de partout: il peut venir d’Afrique, d’Amérique du Sud, du tiers-monde, de ce tiers-monde que nous avons appelé ainsi à une époque mais qu’aujourd’hui, on appelle pays en voie de développement, pays émergents…
Ce thème veut aussi amplifier le caractère particulier, local et régional de notre Biennale. Cette année, nous allons ramener des artistes afro-américains, ce qui veut dire que nous allons ramener des artistes sur la terre de leurs ancêtres: l’Afrique. L’africanité du marocain est importante: dans ma famille, on est de blanc-blanc-blanc à noir-noir-noir. Dans la famille de ma femme, c’est la même chose. Et cette manière qu’ont eu les Marocains de se mélanger aux autres populations, aux autres ethnies est fondamentale.
-Concrètement, que va-t-il se passer à partir du jour de l’inauguration de la Biennale?
-Le moment le plus fort sera sans doute l’ouverture, le 24 février à 15h au Palais Bahia. Tout le monde aura le droit d’entrer: la Biennale, cette année sera gratuite pour tous les visiteurs. C’est important que l’art soit au profit des populations et non au profit d’une élite.
A côté du programme officiel, au Palais Bahia, au Palais Badiî, à Dar Si Saïd, aux citernes de la Koutoubia ou à la Menara, il y aura le off, divisé en plusieurs secteurs: les projets parrallèles pour lesquels nous avons eu 350 demandes venant du monde entier: nous en avons retenu 30, toutes de grande valeur. Il y a aussi les projets des partenaires que sont les institutions, comme les instituts locaux, les galeries, etc. Pour cela, nous avons les locaux de la Banque El Maghreb, gérés par la municipalité de Marrakech sur la place Jamaâ El Fna, l’Institut français, l‘Institut Cervantès, le Riad Denise Masson, le Riad El Fenn et même des restaurants comme le Grand café de la Poste. Et je pourrais vous en citer bien d’autres, qui vont faire vivre cette Biennale.
Autre élément essentiel, le côté éducationnel: nous allons délocaliser les 3 premières semaines et les 3 dernières semaines 20 élèves de l’école des Beaux-Arts de Tétouan et de Casablanca, avec leurs professeurs: ils vont travailler, produire, en ayant des contacts avec les artistes, en pouvant apprécier l’ambiance de Marrakech pendant cette Biennale.
L’objectif est aussi de faire visiter la Biennale à 2 ou 3.000 élèves du primaire et du secondaire, afin de sensibiliser les enfants à l’art, dès leur plus jeune âge.
Enfin, il y aura un cycle de conférences, dont la particularité est de ne pas être fermé: si, vous, vous proposez une conférence 3 ou 4 jours avant, on vous permettra de faire cette conférence si votre thème est plus ou moins lié à la thématique de la Biennale 2016.
La Marrakech Biennale a aussi englobé l’évènement qui fête ses 10 ans cette année, qui est Awaln'art et qui développe son activité dans l’art en espace public.
-En vous écoutant, on se dit que vous êtes convaincu que l’art n’est pas forcément élitiste et qu’il peut même être très populaire…
-Oui. A condition que l’art soit expliqué. Il faut donner aux gens les clés: pourquoi l’artiste a mis telle chose, tel signe, pourquoi il a choisi telle couleur, pourquoi cette installation est comme cela, pourquoi ce monsieur a utilisé des boîtes de conserve dans son oeuvre… On est dans un monde où des phénomènes nous interpellent et notamment notre environnement: regardez l’importance prise par la COP 21 à Paris et l’importance de la COP 22 qui aura lieu en novembre à Marrakech. Regardez l’importance que donne, non seulement l’Etat marocain, mais le monde entier à un tel événement ! On est aussi dans cette mouvance de condition de notre existence sur cette planète.
-Quel est le budget nécessaire pour réussir cette Biennale et d’où vient l’argent?
-Le budget de 2014 était d’environ 17 millions de DH, dont la moitié en gratuités: hôtels, billets d’avion, restaurants etc. Cette année, on voudrait être en dessous de 15 millions de DH. N’oubliez pas qu’en 2014, Vanessa a encore mis de l’argent de sa poche, mais que ce ne sera pas le cas cette année. Nous nous sommes donc battus pour trouver cet argent et ce n’est pas fini: je pense que nous devrons nous battre jusqu’à la dernière minute !
Parmi les donateurs, il y a des institutionnels, comme le ministère de la Culture, l’ONMT, et même la Conservation foncière. Nous avons aussi OCP, Maroc Telecom, Saham Assurance, la BMCE, la RAM et bien d’autres, toujours en cours de négociation. Nous avons également le soutien de la Région, de la wilaya, de la municipalité, qui sont des acteurs essentiels dans la réussite de l’évènement. Et on a ce que j’appelle les amis: mes copains et amis de la Biennale qui nous donnent de l’argent. On a vendu pas mal de billets pour des visites VIP suivies de dîners: les personnes donnent 5.000 DH chacune et au moment où je vous parle, on a déjà encaissé ainsi plus de 600.000 DH ! Il y a aussi l’Institut français qui est très impliqué avec nous, à tous les niveaux, Paris, Rabat et Marrakech. Enfin, un des derniers sponsors, grâce à mes relations, est la fondation ArtJameel d’Arabie Saoudite, qui est partenaire pour le projet éducatif.
Je voudrais aussi profiter de l’occasion pour remercier toute l’équipe qui travaille d’arrache-pied, les fonctionnaires du ministère de la Culture, de la wilaya, de la municipalité et toutes les bonnes volontés que nous rencontrons tous les jours, dans notre ville de Marrakech.
-Cette Biennale sera dédiée à Leila Alaoui: vous y teniez particulièrement…
-Leila était comme ma fille. C’est une amie d’enfance de mon fils et de ma fille: je l’ai vue grandir à la maison. Je l’ai vue ensuite évoluer dans sa profession de photographe. Je suis un des premiers à l’avoir exposée lors de la Biennale 2012. J’ai suivi son évolution. L’annonce de sa mort a été un grand choc pour moi et pour ma famille. Et je me suis dit que s’il y avait quelque chose à faire, c’était de dédier cette Biennale à Leila. Il ne fallait pas en faire trop, elle n’aurait pas aimé. Mais c’est un acte très important. Et on maintient son exposition, qui était prévue. Avec l’accord, bien entendu, de ses parents qui sont de très grands amis…
Le 08 Février 2016
SOURCE WEB Par Médias 24
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