Akhannouch, l’hyper-Chef
Chakib Benmoussa ne se plaindra pas. Les bonnes manières de ce haut commis de l’État, technocrate à l’orgueil bien maîtrisé, ne l’autoriseront guère à créer un front de tension avec le Chef du gouvernement. Pourtant, le traitement qu’il a subi mériterait une riposte digne de ce nom. Menant depuis deux ans la réforme la plus importante de l’histoire du royaume, celle de l’école publique, Benmoussa s’est naturellement heurté au blocage des syndicats et des coordinations, bousculés dans leur zone de confort.
Rejetant un “statut unifié” pourtant fruit de longues négociations, les récalcitrants, munis de l’arme de la grève, ont privé les enfants marocains de plusieurs millions d’heures de cours. La sagesse aurait voulu que le gouvernement résiste contre les revendications capricieuses des enseignants-grévistes. Il fallait jouer la montre, reprendre les négociations sur la base d’un rapport de force plus favorable au ministère de l’Éducation nationale.
Or, le 30 octobre, Akhannouch bat en brèche la stratégie de Benmoussa en négociant directement avec les syndicats et en leur promettant de retoucher le “statut unifié”. Diluant la centralité de Benmoussa dans ce dossier vital, il crée une commission interministérielle qu’il chapeaute et se fait flanquer par le ministre de l’Emploi pour poursuivre les pourparlers.
Le 13 novembre, Akhannouch, lors de la réunion des partis de la majorité, finira par déclarer se tenir derrière Benmoussa, mais le mal était déjà fait. Jamais les syndicats ne voudront négocier avec leur ministre de tutelle sans la présence d’un tiers. Il faut noter qu’en dépit de l’interventionnisme d’Akhannouch et de ses promesses, les grèves persistent et, à ce stade, aucune solution viable ne point à l’horizon. Au grand dam de millions d’élèves toujours exclus des classes.
En s’immisçant de la sorte dans les prérogatives de Chakib Benmoussa, le Chef du gouvernement a non seulement affaibli l’aura du gouvernement, mais il a déstabilisé un travail de deux années et, pour couronner le tout, a prêté le flanc à la possibilité que la réforme n’aboutisse pas, du moins dans sa mouture actuelle. Cette tendance du Chef du gouvernement à braconner sur les terres de ses ministres n’est hélas pas une nouveauté.
Beaucoup lui ont reproché de ne pas suffisamment communiquer au début de son mandat. Fort peu à l’aise devant les caméras, il évite en effet les situations d’expression publique. La preuve, depuis son arrivée au pouvoir en octobre 2021, il ne se sera exprimé qu’une seule fois à la télévision. Or, ce mutisme assumé cache toutefois un hyper-activisme qui confine à la boulimie. Hyper-activisme qui s’illustre par la monopolisation de tous les dossiers pouvant lui attirer une légitimité populaire, ou le faire briller sur les radars du sérail, quitte, souvent, à évincer les ministres qui en ont officiellement la charge.
Sur le mécanisme d’aides directes aux populations vulnérables, Akhannouch a complètement éclipsé la ministre de la Solidarité et de la famille, Aawatif Hayar, alors que la gestion de ce chantier revient en principe à son département. Sur la signature du mémorandum d’entente avec le géant sino-européen Gotion High-Tech, un projet de 65 milliards de dirhams, c’est le Chef du gouvernement qu’on voit sur la photo et non le ministre de l’Industrie Ryad Mezzour.
Les exemples sont hélas nombreux. Ils sont extensivement cités dans le dossier de TelQuel de cette semaine. L’emprise qu’exerce Akhannouch sur ses ministres brouille les périmètres d’action des uns et des autres. Sa tendance à annexer les chantiers à tour de bras participe d’un fléau déjà bien installé chez nous: l’infantilisation et la déresponsabilisation du politique. Qui fait quoi ? Et quand ? Et comment ? Et avec qui ? L’attitude du Chef du gouvernement – son omniprésence, ce profond appétit pour le pouvoir de décider à la place des autres – ajoute du désordre au désordre. Il rend lointain le cheminement vers une démocratie chimiquement pure. Si même au sein du gouvernement, les rôles se chevauchent, que dire d’une opposition à l’état de mort cérébrale, incapable ne serait-ce que de constituer une commission d’enquête ? Tout ceci installe une atmosphère de confusionnisme dont notre pays n’a pas besoin.
L’OPA qu’a lancée Akhannouch sur les compétences de ses ministres est un recul institutionnel. Il réinstaure, dans l’esprit de l’exercice du pouvoir, une verticalité exacerbée, jacobine, dont la Constitution de 2011 s’était pourtant écartée. Non, tout n’est pas permis dans notre royaume. Quand bien même serait-on Chef du gouvernement, déborder continuellement sur les espaces d’action et de décision de ses ministres, et ce dans le but de focaliser l’attention sur soi, n’est pas digne d’un leadership collégial et bienveillant. Et si d’aventure, Akhannouch devait court-circuiter un de ses ministres pour cause de déficit de compétence, qu’il le fasse au moins à la manière de Driss Jettou, dans la discrétion et dans le respect de la dignité des hommes et des femmes qui l’accompagnent.
Le 17/11/2023
Source web par : telquel
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