Forum Urbain Mondial (1/2) : dix milliards d’habitants sur Terre, c’est possible ?
ENTRETIEN | Le Forum Mondial Urbain s'ouvre à Medellin samedi 5 avril. Première partie de notre entretien avec Daniel Biau, ancien directeur de l’Agence de l’ONU pour les villes.
Shanghai (crédit : ChinaFotoPress/MAXPPP)
Le 7e Forum Urbain Mondial va réunir près de 10 000 participants pendant six jours à Medellin (Colombie) à partir du samedi 5 avril. Tous les deux ans, cette immense conférence internationale permet à tous les acteurs de la vie dans les villes (des plus riches aux plus démunies) de faire le point sur des questions brûlantes comme la surpopulation, l'extrême pauvreté, les besoins en eau...Le Français Daniel Biau a été à l'origine de ce rendez-vous majeur qui réunit des ingénieurs, des urbanistes, des élus, des associatifs. Aujourd'hui jeune retraité, Biau a été l’un des directeurs de l’Agence de l’ONU pour les villes, dont le siège est à Nairobi. Pendant vingt ans, cet ingénieur civil et docteur en sociologie a conseillé les dirigeants de pays d’Afrique, d’Asie, d’Amérique Latine et d’Europe Orientale en matière de politiques du logement et de développement urbain.
Vous êtes
un spécialiste des « politiques urbaines ». Qu'entend-on précisément par ce
terme ?
Dans l’histoire de l’humanité, les villes ont toujours grandi par à-coups, par
étapes – à l’exception de quelques villes nouvelles comme Brasilia, planifiées
dès le départ. La ville, c’est une croissance improvisée qui s’écrit sur des siècles.
L’arrivée d’une industrie, ou pire, la fin d’une industrie – l’automobile à
Detroit, aux Etats-Unis, les usines textiles dans le Nord de la France – sont
des événements qui peuvent transformer très vite le paysage urbain, sans qu’on
puisse s'y préparer… Les politiciens ont souvent du mal à appréhender la ville,
avec ses hôpitaux, ses écoles, ses espaces publics, ses transports. La ville
s’accommode mal du court terme électoral. En France, les dernières politiques
urbaines ambitieuses remontent aux années 60, notamment avec le « schéma
d’aménagement » de la région parisienne. C’est à cette époque que l’on a
décidé de bâtir un périphérique autour de Paris, un RER, cinq villes nouvelles…
On a aussi rééquilibré le territoire national en stimulant les villes moyennes.
Ces investissements majeurs remontent à la fin des trente glorieuses.
Donc depuis cinquante ans, il n’y a aucun schéma ambitieux pour les
villes en France ?
Il y a eu beaucoup de travaux de recherche, souvent excellents, sur ce que
devrait être la ville, mais leur impact reste limité. Sur la question
fondamentale : « comment orienter notre civilisation urbaine ? », les
politiques n’ont pas tellement avancé. Prenez la question des transports, qui
est un point de tension très fort dans toutes les villes de la planète : tout
le monde sait parfaitement qu’il faut réduire au maximum l’usage de la voiture
individuelle – à la limite, il faudrait même la bannir. Or, que se passe-t-il ?
Parce que les conducteurs sont aussi des électeurs, les politiques n’osent pas
agir – si Paris et Londres ont pris quelques mesures courageuses en faveur des
transports publics, à Moscou le maire a baissé les bras et la ville connait des
embouteillages dantesques.
“Dans les pays du Sud,les villes ont explosé ces dernières décennies.”
Où dans le
monde, l’absence et l’impossibilité de toute planification se font-elles le
plus cruellement ressentir ?
Les pays dits développés connaissent une stabilité démographique : les
villes ne grandissent plus, ce qui rend leur gestion quotidienne relativement
facile. Par contre, dans les pays du Sud, les villes ont explosé ces dernières
décennies, et continuent à croitre. C’est un défi brûlant en Afrique et en
Asie. En Amérique Latine, cette urbanisation touche à sa fin – l’Amérique Latine
est même plus urbanisée que l’Europe, puisque 80% des gens y vivent dans des
villes ou aux abords des villes. Par contre, en Afrique comme en Asie, le taux
de croissance urbaine est de 3 à 4 % annuellement – et même plus parfois – et
donc les villes font face à de sérieuses difficultés, d’autant qu’elles
manquent de capacités et souvent de « leadership ». Ce que nous appelons « la
transition urbaine » – en référence à la transition démographique – a commencé
avec la révolution industrielle, au 19ème siècle. Elle bat son plein depuis les
années 1950. La population urbaine de la planète aura ainsi augmenté de 745
millions d’habitants (29 % du total) en 1950 à 6,25 milliards d’habitants en
2050 (67 % du total). Un phénomène migratoire d’une ampleur extraordinaire !
Bidonville à Nairobi (Kénya)
Cette ruée vers les villes est-elle uniquement source de
problèmes ? Il n’y a rien de positif à cela ?
Si, car économiquement, les villes sont partout le moteur de la croissance. La
ville crée des échanges, des emplois, des richesses, elle entraîne toute
l’économie. Par contre, au niveau social, cette migration vers les villes ne se
solde que rarement par une amélioration des conditions de vie. Elle se traduit
par une croissance des inégalités sociales et fréquemment par la création de
ghettos (bidonvilles pour les pauvres et « gated communities » pour les
riches). En outre, quand une ville explose en Afrique ou en Asie, c’est
toujours d’importantes sources de pollution en plus, une eau de moins en moins
potable, des transports chaotiques…
Evidemment,
ces observations ont à nuancer : en Chine, d’importants progrès ont été faits
en matière d’infrastructures. Beaucoup plus qu’en Inde, le pays ayant décidé
d’investir lourdement alors que l’Inde n'en a pas les moyens. En Chine, les
villes ont une allure de plus en plus européenne, ou nord-américaine, alors
qu’en Inde la dégradation urbaine freine la croissance économique. Le dirigisme
politique chinois et les importantes ressources financières ont redessiné les
villes en profondeur, ce que l’œil de l’étranger qui revient après quelques
années perçoit immédiatement. Shanghai a construit en dix ans 400 kilomètres de
métro : on n’a jamais vu ça ailleurs dans le monde.
Tout cela sous l'impulsion de politiques urbaines, donc ? Absolument.
En Chine, on assiste notamment à un fort développement de régions urbaines,
c’est-à-dire de grappes de villes, sur le modèle de ce qui existe depuis
longtemps au Japon ou dans certaines régions allemandes. Voilà pour le coup un
modèle qui est pensé, organisé : quelques très grandes villes, des plus
petites, des zones rurales interstitielles, et le tout doit dessiner un
ensemble cohérent, une sorte de corridor urbain. Trois grandes régions
chinoises illustrent cette logique : le delta de la rivière des perles (la
région de Hong Kong, Canton, Shenzhen), le delta du Yang Tsé (Shanghai,
Hangzhou), et l’axe Pékin-Tianjin…
“On va atteindre un pic de population mondiale vers 2060-2070.”
Mais aucun
autre pays au monde ne peut mener des développements aussi coûteux…
Non. A l'échelle de la planète, l'extrême pauvreté est de plus en plus
localisée en Afrique sub-saharienne et en Asie du Sud – Inde, Pakistan,
Bangladesh. Ce sont les deux zones du monde où il y a encore d’énormes
situations de pauvreté, et de gigantesques bidonvilles. Partout ailleurs dans
le monde, les choses se sont améliorées au cours des trente dernières années,
alors que la plupart des médias se focalisent constamment sur les aspects
négatifs de l’urbanisation.
Et les choses vont continuer à s'améliorer ?
Sur le long terme, oui. La population mondiale ne croîtra plus au-delà du 21ème siècle. Les statisticiens et les démographes sont unanimes sur ce point : on va atteindre un pic de population mondiale vers 2060-2070, sans doute autour de dix milliards d’humains, et ensuite, la population va commencer à décliner. Dans une grande majorité des pays du monde, la natalité est en baisse et la population vieillit. En Iran, cela s’est fait sur une génération : aujourd’hui, les femmes iraniennes ont le même nombre de bébés que les femmes françaises, deux enfants en moyenne – alors que c’était trois ou quatre il y a encore peu de temps. En Afrique sub-saharienne, on est encore à cinq enfants par femme, donc dans un schéma de croissance rapide, mais on sait que ça va chuter. L’éducation des femmes, leur entrée dans le monde du travail, l’essor de la contraception, tout cela contribue à faire baisser la natalité. Au Kenya, où je vis, j’ai vu le changement de mes yeux : les femmes qui avaient entre 7 et 8 enfants il y a vingt ans n’en ont plus que 3 ou 4 désormais. Une seule génération, et tout peut changer.
Vous êtes donc plutôt optimiste ?
J’ai une vue d'ensemble assez positive et optimiste de l’urbanisation, avec certains bémols. La stabilisation de la population mondiale dans une cinquantaine d’années est peut-être une bonne nouvelle, notamment pour les urbanistes, mais c’est un sérieux défi pour les économistes ! Qui prendra en charge toutes les questions liées aux maladies, à la fin de vie ? Qui paiera les retraites ? On voit déjà des exemples de ce déclin au Japon, qui est « en avance » sur cette question : de 127 millions d’habitants, qui était le pic il y a deux ans, voilà les Japonais à 125 millions aujourd’hui. Un million d’âmes en moins chaque année, tel va être le rythme désormais. Alors du coup le Japon manque d’infirmières, de personnel dans les maisons de retraite, et en plus il décourage l’immigration.
Une rue de Tokyo
Mais dix milliards d’habitants sur Terre, c’est possible ? En terme d’alimentation, par exemple ?
Ce n’est pas le chiffre, le problème, mais la répartition des populations et des revenus dans le monde. Si ces dix milliards d’habitants étaient bien répartis, les villes mieux structurées, les politiques nationales et internationales plus efficaces… Les capacités de production agricole de la planète sont immenses ! C’est la gestion de cette production qui pose problème. Même chose au niveau local : on peut bien gérer une ville de dix millions d’habitants, et mal gérer une ville moyenne. Les exemples abondent. Il n’y a ni fatalité alimentaire, ni taille optimale des villes. Les théories de Malthus sont totalement obsolètes.
On se trompe donc quand on parle de surpopulation ?
Il y a de vraies difficultés, terribles même, dans un certain nombre de villes. Mais aujourd’hui, la seule surpopulation avérée est celle des zones rurales d’Afrique. Il y a trop de gens dans des campagnes qui ne sont pas assez fertiles pour nourrir tout le monde. Voilà pourquoi tant d’habitants de ces régions les quittent pour aller en ville. En anglais, on parle du facteur « push », par opposition au facteur « pull » : on se sent poussé vers la ville, plutôt qu’attiré par elle. On part donc en ville, ou dans sa périphérie, et une fois sur place, on y trouve un emploi, quitte parfois à l’inventer de toute pièce – c’est le cas de l’artisan, du petit commerçant, de tout ce qui touche à l’informel.
Rizières urbaines à Madagascar
En Europe, on en reste à la conception ancienne d’emplois que les nations devraient créer, mais en Afrique, son boulot, on se le fabrique ; personne n’attend rien de l’Etat, la simple agglomération des populations crée des opportunités ! Certes, ce sont des petits métiers de débrouille, qui payent mal et pour lesquels il faut trimer 10 ou 12 heures par jour, mais c’est toujours mieux que de mourir de faim dans sa campagne. L’Afrique survit comme ça, grâce à son gigantesque secteur informel, qui est son système nerveux et qui innove en permanence. Pour aider ce secteur, il faut des infrastructures, des services et des espaces publics, des règlementations souples. Ce n’est pas si compliqué mais cela demande une volonté politique.
Certaines
grandes villes africaines sont toutefois au bord de l'asphyxie...
Quelques-unes, oui. Lagos est aujourd’hui la plus grande ville d’Afrique, avec
environ 13 millions d’habitants. Kinshasa est sur le point de devenir la
deuxième, dépassant Le Caire. Or Lagos et Kinshasa sont deux des villes les
plus mal gérées d’Afrique. C’est le chaos, une circulation impossible, des gens
qui vivent dans des situations atroces, au milieu des détritus… Une eau qui
n’est pas potable. Des toilettes inexistantes. Des conditions d’hygiène
catastrophiques. Il n’y pas de gestion mais une improvisation permanente...
Le problème essentiel – et cela vaut dans les pays pauvres comme dans les pays riches – c’est le prix du foncier. Quand les terrains ne coûtent pas trop cher, vous pouvez avoir une politique urbaine. Mais quand les prix s’envolent, tout se bloque, vous ne pouvez plus rien faire. Les pauvres ne peuvent plus se loger ; puis c’est au tour des classes moyennes d’être disqualifiées économiquement…
Projet d'aménagement à Nairobi
La gentrification urbaine découle des prix des terrains, et elle à l’œuvre partout dans le monde, y compris en France. Or qui peut jouer sur les prix du foncier ? Les politiques, et eux seuls. Mais pour cela il faut beaucoup de courage... Vous savez, au 21e siècle, les hommes vont bouger de plus en plus, les mouvements migratoires vont s’accroître. Et pourquoi devrait-il en être autrement ? Tout circule librement aujourd’hui, les capitaux, les marchandises, et seuls les humains devraient rester sagement immobiles ?
Il est assez étrange qu’aucun discours politique n’intègre vraiment cette donnée incontournable. De même que personne ne dit que les énormes différences des revenus selon qu’on soit salarié en Europe ou en Asie vont elles aussi aussi évoluer, et ces revenus se rapprocher : les salaires en Asie vont augmenter, ceux des pays occidentaux vont stagner et parfois régresser. Après la grande divergence des économies au cours des deux siècles écoulés, on va assister à une grande convergence. Il faut ouvrir les yeux sur cet avenir commun. Nos privilèges ne seront pas éternels, nous devrons gérer un certain déclin et accueillir de nouvelles vagues d’immigration.
(A suivre demain, la deuxième partie de notre entretien)
Le 28/03/2014 à 12h00
SOURCE WEB Par Emmanuel Tellier Telerma
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