Coup de froid entre les États-Unis et l’Arabie saoudite
Alors que le président américain Joe Biden annonçait sa volonté de revoir à la baisse les relations avec l’Arabie saoudite et de ne pas rencontrer le prince héritier Mohamed Ben Salman au G20, Riyad ripostait publiquement à travers plusieurs communiqués officiels « rejetant tous les diktats ». Que reflète ce nouveau coup de froid dans les relations entre les deux pays ?
Le 5 octobre 2022, l’OPEP+
1 a décidé de réduire de 2 millions de barils par jour (b/j) sa production de pétrole. Cet accord, qui pousse les prix à la hausse, fragilise le président américain Joe Biden à quelques semaines de la tenue des élections de mi-mandat prévues le 8 novembre qui menacent la majorité démocrate au Congrès. Il intervient alors même que le président américain s’était finalement résolu à se rendre en Arabie saoudite au mois de juillet pour tenter de rétablir des relations passablement ébréchées : lors de sa campagne pour la présidentielle, Biden avait traité l’Arabie d’« État paria » — après l’affaire Khashoggi et la guerre au Yémen. D’autre part, il avait fait des négociations américano-iraniennes sur le nucléaire l’une de ses priorités, ce qui irritait les Saoudiens.
Les deux administrations Obama (2009 à 2016), comme celle de Joe Biden (2021—) taxée d’« administration Obama III » sont perçues par les dirigeants saoudiens et émiratis comme les pires de l’histoire bilatérale. Elles ont sapé leur relation de proximité avec les États-Unis et leur confiance mutuelle. Le mandat de Donald Trump a certes été une opportunité pour sceller des relations interpersonnelles étroites et des relations transactionnelles sans pour autant remettre fondamentalement en question le cap stratégique du désengagement du Proche-Orient fixé par Obama. Ce qui a encouragé les dirigeants du Golfe à une défense plus affirmée de leurs propres intérêts.
Un coup de pouce à Donald Trump ?
En se rendant dans le Golfe les 15 et 16 juillet 2022, le président Joe Biden opérait une volte-face vis-à-vis des priorités de son agenda international et souhaitait tourner la page. Un de ses objectifs majeurs était d’obtenir une augmentation de la production pétrolière, d’où sa colère à la suite de la décision de l’OPEP+. Il a d’abord pensé recourir à des mesures dites « anti-trust » pour dénoncer le monopole que les décisions de ce cartel induisent sur l’économie mondiale, une mesure qui n’a aucune chance d’aboutir
2. Son ton offensif est devenu menaçant quand il a promis de reconsidérer à la baisse la relation bilatérale saoudo-américaine alors que trois mois auparavant, il se faisait fort de la renforcer. D’autre part, avec le soutien de nombreux think tanks et de quotidiens proches, le Parti démocrate incitait le président à cesser de traiter l’Arabie comme un allié
3. Fragilisé par la décision de l’OPEP+, le camp démocrate accuse Riyad d’interférer dans le scrutin de mi-mandat du Congrès, sachant que Riyad, Abou Dhabi et Moscou sont réputés proches du camp républicain depuis qu’il est dominé par les trumpistes. En réponse à ces accusations, le sénateur républicain du Wisconsin, Thomas Tiffany a adressé le 13 octobre 2022 un courrier à la présidente de la chambre des représentants Nancy Pelosi, lui demandant d’instruire une enquête sur les pressions qu’aurait exercées la Maison Blanche sur Riyad pour obtenir de retarder d’un mois la décision de l’OPEP+ de réduire la production de pétrole.
La réduction de 2 millions de b/j est la plus importante décidée depuis deux ans bien qu’elle ne concerne, en réalité, qu’un peu moins d’1 million de b/j car beaucoup de pays membres de l’OPEP+ (y compris la Russie) produisent en deçà de leurs quotas. L’effort de réduction à compter du 1er novembre se concentre essentiellement sur l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis (EAU) et le Koweït, trois États réputés proches de l’Occident, d’où la réaction véhémente de Washington. Face à l’escalade politico-médiatique américaine, le ministère des affaires étrangères saoudien a publié le 13 octobre, sur son compte Twitter un long communiqué expliquant les raisons essentiellement économiques qui ont motivé sa décision. Le communiqué précise que la décision a été prise à l’unanimité des 23 pays membres de l’OPEP+ et non par une décision unilatérale saoudienne dont l’objectif aurait été de soutenir le président Vladimir Poutine dans sa guerre en Ukraine, comme l’affirme le camp démocrate. Il faut dire que l’Arabie saoudite et plus encore les EAU avaient déjà suscité la consternation des capitales occidentales lorsque le 25 février 2022 elles s’étaient abstenues de voter la résolution de l’ONU condamnant l’invasion russe.
Le camouflet infligé est d’autant plus humiliant que le jour même de la décision de l’OPEP+, la presse révélait que Biden avait proposé un « deal secret » lors de sa visite : acheter 200 millions de barils pour renflouer la réserve stratégique américaine, en échange du renoncement de l’OPEP+ à réduire ses quotas de production. Paradoxalement, le parti démocrate avait fait échouer le même type d’arrangement par le président Trump au cours du mois d’avril 2020, mais le prix du baril était alors de 24 dollars dans le contexte de la crise du Covid-19 et de la guerre des prix du pétrole.]]. Cette controverse aurait pu être évitée si le président Biden avait fait le choix politique moins risqué de continuer à puiser dans sa réserve stratégique de pétrole, même si avec 442 millions de barils, elle est à son plus bas niveau depuis 38 ans.
Une alliance ponctuelle avec Moscou
Cette stratégie de l’OPEP+ qui diverge sensiblement de celle des États-Unis et des Européens mais qui converge avec celle de la Russie a consisté à parer à la volonté des États du G7 de plafonner les prix des hydrocarbures. L’OPEP +, sous la houlette de Riyad et Moscou, a choisi de défendre un prix haussier du pétrole dans le contexte d’une économie chinoise ralentie par la pandémie du Covid-19 et d’une Europe plongée dans la récession. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le prix du baril de pétrole, après avoir bondi à 131 dollars (133,53 euros) au début du mois de mars, est passé à 120 dollars (122,32 euros) au printemps 2022, puis est tombé à 80 dollars (81,55 euros) au mois de septembre avant de remonter à plus de 90 dollars (91,74 euros) depuis la décision de l’OPEP+.
Cette stratégie des grands pays pétroliers du Golfe de défense des prix et de leurs parts de marché peut concorder, comme c’est le cas aujourd’hui, avec celle de Moscou, mais elle peut aussi diverger. Ainsi, durant la guerre des prix du pétrole au printemps 2020, qui a provoqué la chute drastique du prix du pétrole à 20 dollars (20,39 euros) contre 76 dollars (77,47 euros) deux mois auparavant, on a vu Riyad et Moscou s’affronter durement. Si le cartel est parvenu depuis à s’imposer comme le régulateur de référence du marché pétrolier, rien ne dit que des divergences d’intérêts ne resurgiront pas entre Riyad et Moscou. De fait, la perspective de l’accroissement des exportations de pétrole et de gaz russes dans la durée au sein du marché asiatique, et notamment chinois, au détriment de l’Arabie saoudite en particulier, pourrait conduire Riyad à s’opposer de nouveau à Moscou.
Pour les États-Unis, comme l’a rappelé le document publié par la présidence début octobre sur la stratégie nationale de sécurité, l’objectif principal est de contenir la progression de la Chine. Ils souhaitent que les États du Golfe réduisent leur coopération technologique avec Pékin, devenu leur premier partenaire commercial. Ils misent pour cela sur leur entente avec Israël depuis la signature des accords d’Abraham le 15 septembre 2020, Tel-Aviv pouvant leur procurer les technologies de pointe qu’ils souhaitent acquérir.
Les pays du Golfe ne changent pas de camp
Malgré les turbulences actuelles, les États du Golfe ne sont pas prêts à changer de camp. Le renforcement de la coopération économique et militaire entre la Russie et l’Iran dans le contexte de la guerre en Ukraine et du régime de sanctions imposé par les États occidentaux, ajouté aux relations plus étroites qu’entretiennent Moscou, Téhéran et Pékin, rendent peu probable une remise en cause des accords de coopération sécuritaire entre Washington, Riyad et Abou Dhabi.
Les États du Golfe entendent maintenir le cap à la fois de la défense de leurs intérêts et de leurs relations stratégiques historiques avec les États-Unis. Riyad comme Abou Dhabi mettent l’accent sur la valorisation de leurs partenariats multiples et sur des relations de connivence plutôt qu’en faisant le choix d’un camp contre l’autre. La médiation de Riyad pour libérer dix prisonniers occidentaux détenus par la Russie au mois de septembre et les efforts déployés par Doha auprès des présidents Volodimir Zelinsky et Vladimir Poutine, ou encore la visite en Russie du président des EAU, le 11 octobre, attestent de l’approche diplomatique dite d’équilibre entre l’Ouest et l’Est. Ils tentent de s’imposer comme des acteurs de médiation sur le conflit en Ukraine et maintenir une bonne relation avec la Chine sans renoncer au solide partenariat avec les puissances occidentales. Le choix de poursuivre la coopération au sein de l’OPEP+ est, quant à lui, motivé par la volonté de Riyad comme d’Abou Dhabi de garder la Russie de leur côté pour permettre à ce cartel de maintenir son influence sur le marché pétrolier mondial.
Quels seront les impacts de ces évolutions sur les relations stratégiques entre les États du Golfe et les Occidentaux ? Le contexte électoral américain et la tension économique et sociale en Europe sont propices à la surenchère pour exprimer des désaccords sur la décision de l’OPEP+ mais, à court terme, en dehors des hydrocarbures norvégiens et du GNL américain que les États européens paient au prix fort, il n’existe pas d’alternative aux énergies fossiles du Golfe pour s’affranchir du pétrole et du gaz russes.
Le 21/10/2022
Source web par : orientxxi.info
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