Protection sociale : les défis de la réforme selon Abdellatif Jouahri

VERBATIM. Gardien du temple financier et monétaire, indépendant dans ses positions, franc dans ses discours, le gouverneur de la Banque centrale, Abdellatif Jouahri, s’est exprimé lors du Colloque international sur la protection sociale à propos des défis de ce chantier structurant.
« Etant donne? l’enjeu qu’il (le chantier de la protection sociale, ndlr) repre?sente et ses implications e?conomiques et sociales, une grande prudence et un suivi tre?s e?troit de sa mise en œuvre s’imposent », déclare Abdellatif Jouahri, wali de Bank Al-Maghrib.
« Le de?veloppement social de notre pays continue de pa?tir d’un de?ficit malgre? une forte volonte? au plus haut niveau de l’Etat. Des progre?s notables ont certes e?te? re?alise?s sur certains volets tels que la re?duction de la pauvrete? ou la ge?ne?ralisation de la scolarisation, mais ils restent globalement en dec?a? des objectifs vise?s, notamment dans le cadre de l’Agenda des Objectifs de développement durable », estime-t-il.
« Sa Majeste? avait déjà attire? l’attention sur ce de?ficit dès le de?but des anne?es 2000, ce qui l’avait amene? a? lancer en 2005 l’Initiative nationale pour le développement humain, et a? aborder de manie?re re?currente la proble?matique sociale dans ses discours et ses messages. Bien avant la pande?mie, il avait appele? a? la re?forme de la protection sociale, en particulier dans son discours du Tro?ne de 2018, mais la crise a mis en e?vidence l’urgence du chantier et la ne?cessite? d’une approche holistique », rappelle Abdellatif Jouahri.
Une approche qui « devrait constituer une rupture avec les politiques pre?ce?dentes, caracte?rise?es par la multiplicite? des intervenants et des programmes avec parfois, comme conse?quences, des incohe?rences et des faiblesses en matie?re d’efficience et de rendement ».
« Aujourd’hui, les autorite?s sont appele?es a? donner un contenu concret a? ce chantier et a? se conformer aux exigences et aux de?lais fixe?s par Sa Majeste?, notamment dans son discours d’octobre 2020. »
Une mobilisation exceptionnelle est nécessaire
Le gouverneur de la Banque centrale appelle à « une mobilisation exceptionnelle sur tous les plans pour e?tre a? la hauteur de ces attentes », surtout qu’en examinant les donne?es de l’Organisation internationale du travail (OIT), on réalise « qu’un grand nombre de pays, y compris parmi les plus avance?s, ont encore des difficulte?s a? atteindre une couverture ge?ne?ralise?e en matie?re de protection sociale ».
Des difficultés que le gouverneur explique par plusieurs raisons, dont un cou?t e?leve? et l’incapacite? de l’offre en matie?re de soins de sante? a? re?pondre a? la demande.
« Malheureusement cet e?cart s’e?largit, particulièrement en raison de facteurs de?mographiques lie?s au vieillissement de la population et a? l’allongement de l’espe?rance de vie ; des phe?nome?nes qui ne sont pas spe?cifiques aux pays avance?s, mais e?galement aux pays qui connaissent une transition de?mographique acce?le?re?e comme le no?tre », poursuit Abdellatif Jouahri.
Selon lui, les de?fis actuels consistent a? mobiliser les ressources humaines et financie?res ne?cessaires, mais aussi a? assurer la cohe?rence et les synergies a? me?me de permettre leur aboutissement et leur re?ussite.
La problématique financière, un enjeu majeur
Le wali s’est bien évidemment attardé sur la problématique financière, l’un des enjeux de taille pour la réussite de ce chantier. Elargir la couverture de la protection sociale implique en effet de mobiliser des moyens financiers et d’assurer la pérennité du système sur le long terme.
Sur cette thématique, Abdellatif Jouahri rappelle une donne?e qui lui paraît importante : « Selon la classification de la Banque mondiale, le Maroc est un pays de la cate?gorie a? revenus interme?diaires de la tranche infe?rieure, avec un revenu brut par habitant de 3.350 dollars en 2021. Ce chiffre est a? prendre en compte si on veut appre?cier globalement le potentiel en matie?re de mobilisation des ressources et tracer les limites de ce qui est faisable a? court et moyen termes. »
« De surcroît, et outre le niveau du PIB, le potentiel des ressources mobilisables se trouve diminue? par plusieurs caracte?ristiques structurelles de notre e?conomie. Il s’agit principalement de l’e?troitesse de l’assiette fiscale, de la taille du secteur informel et des avantages fiscaux qui coûtent annuellement autour de 2,5% du PIB. A cela s’ajoutent d’autres proble?mes tels que l’e?vasion fiscale ou la corruption », énumère-t-il.
Recettes fiscales : un manque à gagner estimé à 160 MMDH par an
S’il est difficile d’estimer avec pre?cision l’ampleur de l’e?cart entre la collecte effective des revenus fiscaux et le potentiel, Abdellatif Jouahri affirme qu’il est possible d’obtenir des e?valuations approximatives. Il cite à ce titre une récente étude du Fonds monétaire international (FMI), qui estime cet e?cart pour le Maroc autour de 12,1% du PIB.
« Cela e?quivaut, en retenant le PIB pre?vu pour cette anne?e, a? plus de 160 milliards de dirhams annuellement, soit plus de trois fois le cou?t annuel avance? de la ge?ne?ralisation de la protection sociale », affirme le wali. Voilà donc une piste où puiser les ressources nécessaires au financement de cette réforme.
Abdellatif Jouahri cite d’autres difficultés pour la mobilisation des ressources financières dans le cadre de ce chantier social. Elles sont lie?es a? la capacite? contributive de la population.
« Les chiffres sur le revenu que je viens d’avancer ne renseignent pas sur les ine?galite?s, que nous pouvons appre?hender a? partir de l’enque?te sur les revenus des me?nages, re?alise?e par le Haut-commissariat au plan (HCP) juste avant la pande?mie. Ses donne?es indiquent que les 20% de la population les plus aise?s concentrent 53,3% des revenus contre 5,6% pour les 20% les moins aise?s. Cela permet de conclure qu’une large frange de la population dispose d’un revenu bien en dec?a? de la moyenne », rappelle-t-il.
« Ces re?sultats sont corrobore?s par les donne?es du HCP issues de l’enque?te nationale sur l’emploi. En effet, sur les 27 millions de personnes en a?ge d’activite? en 2021, plus de la moitie? – 54,7% précisément – e?taient des inactifs. Ce taux culmine a? pre?s de 80% pour les femmes, parmi les plus e?leve?s au monde. De surcroît, et outre les 1,5 million de personnes qui sont au cho?mage, les 10,8 millions d’actifs occupe?s le sont en majorite? dans des activite?s informelles et ne devraient pas disposer de revenus ade?quats. D’ailleurs, les trois quarts d’entre eux ne be?ne?ficient pas de couverture me?dicale », poursuit-il.
En conclusion : la capacite? contributive d’une large part de la population reste pour le moment faible et par conse?quent, le corollaire de la ge?ne?ralisation de la protection sociale est, de façon on ne peut plus claire, une contribution significative de l’Etat.
Les équilibres des finances publiques sont à préserver
Parvenant à ce constat sans appel sur la nécessité de la contribution de l’Etat à l’effort financier de la couverture sociale, le wali reprend sa casquette de gardien des équilibres macroéconomiques et budgétaires et appelle à les maintenir, surtout dans le contexte actuel.
« Le Maroc (…) sort d’une crise pande?mique durant laquelle l’Etat a du? consentir un effort budge?taire tre?s important, qui n’a pas e?te? sans conse?quences sur les finances publiques. La tendance au redressement amorce?e depuis 2013 s’est subitement inverse?e avec, entre 2019 et 2020, une hausse du de?ficit budge?taire de 3,3 points du PIB, mais surtout une aggravation de l’endettement de pre?s de 12 points du PIB, soit l’e?quivalent de pre?s de 140 milliards de dirhams », avance le gouverneur.
« Malgre? cette de?te?rioration, les e?valuations re?alise?es par les diffe?rentes institutions internationales et nationales, dont Bank Al-Maghrib, montrent que la situation des finances publiques reste soutenable. »
« Ce qui est rassurant également, c’est la volonte? permanente des gouvernants de notre pays de veiller à ces e?quilibres. C’est cela qui, malgré quelques e?pisodes difficiles, lui a permis de ne jamais faire de?faut et de be?ne?ficier de la re?putation dont il jouit aujourd’hui aupre?s des investisseurs et des partenaires internationaux », souligne-t-il.
« Le grand de?fi aujourd’hui, c’est de maintenir cette cre?dibilite? et cette re?putation dans un contexte aussi difficile que celui que nous traversons. (…) Redresser les finances de l’Etat ne?cessite beaucoup de prudence, d’efforts, et surtout des arbitrages difficiles, du moins a? court et moyen termes. »
« Les crises que nous traversons nous rappellent l’importance et l’enjeu que repre?sente la pre?servation des e?quilibres des finances publiques. Contrairement a? une ide?e rec?ue, la meilleure manie?re de renforcer sa souverainete?, c’est de bien ge?rer ses finances pour e?viter toute de?pendance aux bailleurs de fonds internationaux », avertit le wali.
« Cela suppose une de?finition claire des priorite?s, l’Assurance maladie obligatoire e?tant ‘la priorite? des priorite?s’ apre?s la Cause Nationale. Il est donc ne?cessaire de lui assurer dans le temps tous les moyens humains, financiers et logistiques », conclut-il.
Le 28/07/2022
Source web par : medias24
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