Le Sahara maghrébin, du rêve à la désillusion

Le Maghreb des livres a consacré une table ronde aux enjeux du Sahara en Afrique du Nord, notamment pour le Maroc et l’Algérie, indéfectibles rivaux.
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C’est un souvenir personnel teinté de nostalgie. Lorsqu’il évoque l’Algérie qu’il a connue de 1963 à 1973, Jean-Robert Henry, ancien chercheur au CNRS et auteur de plusieurs ouvrages sur le Maghreb, se remémore « l’exercice relativement banal de la traversée du désert » du Sahara algérien au littoral sénégalais. Un périple rendu « aujourd’hui impossible en raison de l’insécurité ». Du « banal » à l’« impossible » : les infortunes de la liberté de circulation évoquées par M. Henry résument-elles l’échec d’un destin collectif du Sahara ? Le rêve brisé d’un espace transmaghrébin ?
Désert le plus vaste au monde avec ses quelque 8 600 000 km2, cette immensité en partage traversant notamment le Maroc, la Mauritanie, l’Algérie, la Tunisie et la Libye aurait pu imposer des solidarités transversales. Or l’état des lieux dressé, dimanche 15 mai à l’Hôtel de ville de Paris par quatre spécialistes de la région lors d’une table ronde intitulée « De Nouakchott à Koufra, atouts et défis du Sahara maghrébin » à l’occasion de la 28e édition du Maghreb-Orient des livres, a plutôt relevé de l’inventaire des occasions ratées.
Entre l’Algérie et le Maroc, soixante ans de conflits
L’animosité qui oppose l’Algérie au royaume chérifien au sujet du Sahara occidental, dossier qui a occupé une bonne partie des échanges, illustre sur un mode presque caricatural cette désillusion. Le Maroc considère comme sien ce territoire – colonie espagnole jusqu’en 1976 – alors que les indépendantistes du Front Polisario soutenus par Alger réclament l’autodétermination des populations sahraouies.
« Il est un abcès de fixation dans le contentieux entre l’Algérie et le Maroc », a rappelé Khadija Mohsen-Finan, politologue spécialiste du Maghreb et enseignante-chercheuse à l’université de Paris I-Panthéon Sorbonne. La « guerre des sables » de 1963 sur la délimitation des frontières a rouvert de vieilles plaies. « Après son indépendance, l’Algérie a gardé la totalité du territoire qui était sous souveraineté française avant 1962, y compris les zones frontalières demandées par le Maroc », a précisé la chercheuse en revenant aux racines du conflit.
Tilila Sara Bakrim, analyste à la Fondation pour la recherche stratégique, s’est pour sa part attachée à disséquer la construction des récits officiels autour de cet antagonisme. « Il y a à la fois des récits qui servent à construire l’identité nationale et ceux qui désignent un ennemi pour rassembler contre ce dernier », a-t-elle décodé. Ainsi de la devise marocaine : « Dieu, la patrie et le roi » qui « fait référence à la religion d’Etat, à l’intégrité territoriale et à la sacralité du roi », a relevé Tilila Sara Bakrim. Ce récit marocain a réussi à imposer comme « existentielle » la question du Sahara occidental, omniprésente dans les discours du roi. « Du côté de l’Algérie, on a un discours teinté de la mémoire de guerre, d’anti-impérialisme et d’anticolonialisme. »
« La guerre en Ukraine donne un caractère particulier à cela, ajoute Khadija Mohsen-Finan. Puisque l’Algérie et le Maroc sont dépendants de l’Ukraine et de la Russie. » Lors du vote de la résolution de l’ONU sur le conflit, le 2 mars, le Maroc était absent et l’Algérie s’est abstenue. « Le positionnement très éclaté du Maghreb sur ce sujet montre à quel point cette région est fragmentée », poursuit-elle.
Le Sahara au cœur de la mondialisation
« Le désert est un espace humain, habité de manière éparse », explique Jean-Robert Henry, qui a travaillé en particulier sur le territoire algérien. « Il est fortement intégré à la mondialisation du fait des flux migratoires du sud. Des problèmes environnementaux s’y posent, notamment liés à l’agriculture. » Alimenté par des nappes souterraines qui garantissent l’irrigation des cultures, le Sahara est également riche en ressources énergétiques.
Outre l’or noir qui attise toutes les convoitises, on y exploite des minerais comme le phosphate et l’uranium, et d’autres hydrocarbures. Quatrième réserve de gaz de schiste mondiale, l’Algérie est un acteur majeur de la production et fournit 11 % du gaz européen. Un atout de taille à l’heure du conflit ukrainien, alors que les sanctions russes déferlent sur le Vieux Continent.
« Le soleil du Sahara est une autre ressource mobilisable », rappelle le chercheur, toujours associé à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (Iremam). Les projets internationaux fleurissent pour exploiter la filière, comme Desertec en 2011 qui souhaitait redistribuer l’énergie captée aux pays européens, finalement abandonné. « L’énergie solaire devrait d’abord être mise au service des populations », considère Jean-Robert Henry.
Le pétrole est une donnée essentielle dans la compréhension des enjeux régionaux. Radouan Andrea Mounecif, archiviste à Sciences-Po et chercheur au laboratoire Sorbonne, identités, relations internationales et civilisations de l’Europe (Sirice) de Paris I-Panthéon Sorbonne, auteur de travaux sur l’industrie pétrolière au Sahara, explique que la course aux hydrocarbures débute avant l’indépendance du Maghreb. Il prend l’exemple de la série de livres jeunesse Chercheur de pétrole au Sahara (Bernard Larivière, éd. Bibliothèque Verte, 1958) avec « cette image de l’ingénieur français qui sort de l’école et part à l’aventure saharienne, construite sur un rapport de domination prométhéen ». La France créa un ministère du Sahara en 1957.
Depuis l’indépendance de l’Algérie, « la ressource et l’énergie sont tellement au cœur du discours national qu’il est très compliqué de s’en imaginer la remise en cause ». Preuve en est la fermeture du gazoduc Maghreb-Europe en octobre 2021 par la compagnie publique algérienne Sonatrach : la conduite desservait l’Espagne en passant par le Maroc. « Les territoires conçus se bâtissent sur une logique d’appropriation et d’exclusion », complète Radouan Andrea Mounecif.
Libye, une place à part
Dans ce Maghreb divisé, la Libye, elle-même partagée en deux gouvernements qui se défient, se tient à l’écart. Depuis 2011, le pays peine en effet à retrouver une permanence politique. « La Libye s’avère être l’exemple type de la faillite du printemps arabe, qui a débouché sur le chaos », entérine Frédéric Bobin, journaliste au Monde et modérateur de la table ronde. « Cette expérience joue un rôle d’épouvantail par rapport aux tentatives de démocratisation dans les régimes autoritaires en place. »
La Libye de Mouammar Kadhafi, dirigeant du pays de 1969 à 2011, avait déjà une place singulière dans le Maghreb. « Avant même les printemps arabes, la Libye était le seul pays à avoir une politique panafricaine, reprend Tilila Sara Bakrim. Elle ne s’est jamais vraiment construite comme un Etat en raison de l’artificialité de ses frontières et se considérait comme un territoire de l’Afrique. » Avec l’imbrication géopolitique de la Turquie de Recep Tayyip Erdogan et des mercenaires russes du Groupe Wagner, le climat politique libyen est propice aux déséquilibres régionaux.
Le 17 Mai 2021
Source web par : le monde
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