INPPLC / Interview avec Bachir Rachdi : « La corruption au Maroc n’est pas culturelle »
Nommé par le Souverain, en 2018, à la tête de l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption, Bachir Rachdi nous livre sa vision de la corruption au Maroc, tout en revenant sur les raisons du retard de l’entrée en vigueur de la loi 46.19 et sur le pouvoir d’investigation de l’Instance. Interview.
- La loi 46.19 relative à l’Instance de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption a été votée aux deux Chambres du Parlement, pourtant, la loi n’est pas encore entrée en vigueur, ce qui entrave le démarrage de l’institution que vous présidez. Y a-t-il un blocage quelque part ?
- En réalité, la loi à laquelle vous faites allusion est passée par un long processus d’élaboration qui s’est inspiré d’une vision globale de la lutte contre la corruption. La nouvelle législation a établi un dispositif institutionnel à cet effet et constitue l’une des phases d’un projet national qui fait l’unanimité. C’est le fruit d’une concertation avec l’ensemble des acteurs concernés, tant les départements ministériels que les institutions publiques de gouvernance.
Je rappelle que la loi a été adoptée à l’unanimité aux deux Chambres du Parlement en mars dernier. Il se trouve que la loi n’est pas encore entrée en vigueur puisqu’il faut attendre la nomination des membres du Conseil et du Secrétaire général. Ces derniers doivent être nommés selon une procédure définie, qui passe par des autorités de nomination, à savoir SM le Roi, le gouvernement et le Parlement, etc.
La procédure a coïncidé avec les élections générales qui ont dominé le calendrier politique pendant un certain temps, ce qui explique pourquoi l’entrée en fonction de l’Instance prend plus de temps que prévu. A priori, le processus de nomination devrait être relancé dans les plus brefs délais.
- Comment sera composé le futur Conseil de l’Instance ?
- Chacune des autorités de nomination désigne les douze membres du Conseil, dont quatre sont nommés par Dahir, quatre nommés par les présidents des deux Chambres du Parlement tandis que les quatre restants sont nommés par le gouvernement.
«La corruption n’est pas forcément culturelle dans la mesure où elle n’est pas une valeur et touche seulement les pratiques».
- Vous avez publié récemment votre rapport annuel qui fait état d’une régression du Maroc en matière de lutte contre la corruption. Pourquoi le Royaume ne parvient-il pas à avancer dans ce domaine malgré les multiples efforts consentis ?
- Permettez-moi, d’abord, de vous dire que l’Instance veut appréhender autrement le phénomène de la corruption au Maroc, en renforçant “la connaissance objective”, c’est-à-dire évaluer les actions qui ont été prises durant les deux dernières décennies et en tirer des conclusions. Il s’est avéré que le Maroc ne parvient toujours pas à amender ses notes au niveau des classements internationaux, à l’instar de l’Indice de perception de la corruption.
Le Royaume n’a gagné que trois points sur les deux décennies, ce qui n’est pas satisfaisant comme résultat. On a beau élaborer des législations, rien ne changera sans une application stricte des lois. Pour être clair, j’estime que le mal réside dans le manque de convergence des actions menées précédemment, autrement dit le manque d’approche systémique.
Aussi, le manque de dissuasion envers les actes de corruption qui évoluent constamment fait-il que le Maroc soit si mal classé à l’échelle internationale. Je rappelle ici que la corruption s’est développée grâce aux nouvelles technologies de l’information, ce qui permet de se protéger plus facilement. Donc, pour plus d’efficacité, il vaut mieux répartir les rôles et les responsabilités de tous les acteurs concernés par ce chantier national.
- Pensez-vous que la corruption est un problème systémique au Maroc?
- Sans doute que la corruption est un fléau très enraciné et répandu dans notre pays et n’épargne quasiment aucun secteur. Or, il ne s’agit pas d’un phénomène culturel, à mon avis, et je refuse même cette idée. Bien que ça soit une pratique courante, la corruption n’est pas forcément culturelle dans la mesure où elle n’est pas une valeur et touche seulement les pratiques.
Par conséquent, il est possible de réduire son ampleur, cela requiert juste une stratégie claire, suivie d’actes dissuasifs concrets et perceptibles qui rétablissent la confiance. On peut avoir des résultats même à court terme, à condition que tous les acteurs impliqués soient engagés dans le cadre de leur responsabilité.
- La Justice, à travers le Ministère public, a fait des efforts en mettant en place le numéro vert pour permettre de dénoncer les actes de corruption, ce genre de mesure est-il assez efficace ?
- Le numéro vert a donné des résultats puisqu’il a abouti à des arrestations de personnes en flagrant délit, ce qui montre que l’impunité n’est pas la règle. Pour aller plus loin, je trouve qu’il convient de renforcer ce mécanisme, en donnant plus de garanties aux dénonciateurs en matière de protection de leur intégrité physique et leurs intérêts économiques contre le risque de vengeance.
Néanmoins, la corruption est, malheureusement, trop forte pour qu’elle soit vaincue seulement par des outils et des canaux de dénonciation. Dans les cas de privilèges, clientélisme et des conflits d’intérêts, aller chercher les cas de flagrant délit ne suffit pas. Comme il est très malaisé de déceler ce genre de tripotages très complexes, il faut des techniques d’investigation plus sophistiquées et plus subtiles.
- Sur ce point, comme les commissaires de l’Instance seront investis d’un pouvoir d’investigation, n’y a-t-il pas un risque de chevauchement de compétences avec la Justice et notamment le Parquet ?
- J’aimerai être clair sur ce sujet. La réalité de la corruption dans notre pays implique une complémentarité institutionnelle pour lutter contre. C’est inéluctable. La loi 46.19 régit bien les limites des attributions de chacune des institutions impliquées. Lorsqu’un dossier est pris en main par la Justice, l’Instance se retire aussitôt. La complémentarité réside dans le fait que les procès-verbaux et les rapports des investigations menées par les commissaires de l’Instance ont «la force probante», c’est-à-dire qu’ils constituent des preuves, jusqu’à preuve du contraire.
Sur la base de nos investigations, on peut saisir la Justice en cas d’infractions pénales, le Conseil de la Concurrence en cas de transgression des règles de la concurrence libre et loyale et la Cour des Comptes en cas d’infractions financières liées à la gestion des fonds et des deniers publics. En somme, la vocation de l’Instance est de déceler les infractions et donner le flambeau ensuite à la Justice et aux autorités compétentes pour mener les poursuites et appliquer la loi.
«Nous allons faire appel à des compétences variées, de différents domaines, afin de former un corps complémentaire et multidisciplinaire».
- Les commissaires de l’Instance auront-ils les mêmes attributions que les agents de police en matière d’investigation ?
- Là où se distingue notre instance est que la compétence des Commissaires combinera diverses expertises, à savoir des approches d’audit, d’enquête et d’autres techniques d’investigation financières et numériques. Nous allons faire appel à des compétences variées, de différents domaines, afin de former un corps complémentaire et multidisciplinaire.
- Concernant la loi sur l’enrichissement illicite qui a été retirée du Parlement, est-ce que le retard de sortie de cette loi, qui fait polémique, vous paraît problématique ?
- Comme je l’ai dit, actuellement, nous sommes en cours de préparation des fondements de l’Instance, nous avons commencé par l’arsenal législatif, et nous avons traité des sujets de première importance comme la déclaration obligatoire du patrimoine, les conflits d’intérêts et l’enrichissement illicite.
Sur ce dernier point, nous avions émis un avis consultatif, préconisant qu’il y ait une loi spécifique à ce crime avec une définition claire et des garanties aux personnes qui y sont assujetties. Nous avions insisté sur le lien qui doit y avoir entre la déclaration obligatoire de patrimoine et les cas d’enrichissement illicite, tout en veillant à établir une proportionnalité entre les actes et les sanctions. Cet avis, je l’espère, sera pris en compte dans l’élaboration de la nouvelle loi, dont l’adoption nous sera fortement utile.
- En parlant de la complémentarité, pouvez-vous nous donner un petit aperçu sur ce à quoi ressemblera la relation qui vous réunira avec les autres instances constitutionnelles ?
- La relation est définie par la loi, mais il y aura certainement des conventions de coopération avec les instances dont vous parlez. Pour faire court, l’Instance de Probité se limite à l’investigation et donne le flambeau aux autres institutions en ce qui concerne la sanction qui varie des mesures disciplinaires aux sanctions pénales, selon la nature de l’infraction. Je tiens à rappeler ici que l’Instance ne peut intervenir sur un dossier qui est déjà entre les mains de la Justice. Par contre, elle peut se saisir d’une affaire classée sans suite par la Justice pour enquêter seulement sur la dimension disciplinaire ou financière.
- Au-delà de l’investigation, le côté de la sensibilisation des agents publics n’en demeure pas moins important, s’agit-il d’une priorité pour vous ?
- Si on examine attentivement les attributions de l’Instance que j’ai l’honneur de présider, on s’aperçoit que l’investigation n’en représenterait que 15 à 20%, ce n’est que des approximations, je rappelle. Nous avons d’autres responsabilités aussi importantes, j’en cite la proposition des orientations stratégiques de l’Etat en matière de lutte contre la corruption, la supervision de l’application des politiques publiques en la matière et la sensibilisation qui constitue une part essentielle de notre vocation.
A cet égard, nous comptons mener des actions de sensibilisation ciblées vers chaque catégorie de la population. La promotion des valeurs de probité et de transparence est parmi nos priorités vu qu’on veuille agir sur les comportements.
Recueillis par Anass MACHLOUKH
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Portrait
Bachir Rachdi : Nouveau garant de la probité publique
Ingénieur de formation, Mohamed Bachir Rachdi a été nommé, en 2018, par Sa Majesté le Roi Mohammed VI, à la tête de l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption (INPPLC). Né en 1960 à Khouribga, M. Rachdi est titulaire du diplôme d’ingénieur d’Etat en génie électrique et informatique industrielle de l’Ecole Mohammedia d’Ingénieurs à Rabat.
En parallèle de son mandat à la tête de l’INPPLC, il est également membre du Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE), ainsi que du Conseil de l’Observatoire national du développement humain (ONDH). Membre du Conseil national et ex-secrétaire général de Transparency Maroc, Bachir Rachdi préside aussi la Commission “Ethique et bonne gouvernance” de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM). Il a été membre du Comité exécutif de l’Instance centrale de prévention de la corruption et du Collectif associatif pour l’observation des élections en 2002.
Loi 46.19
Maintenant place à l’action
La corruption est un acte répréhensible par la Constitution, “les pouvoirs publics sont tenus de prévenir et réprimer, conformément à la loi, toutes formes de délinquance liées à l’activité des administrations et des organismes publics, à l’usage des fonds dont ils disposent, à la passation et à la gestion des marchés publics”, stipule l’article 36, en vertu duquel a été créée l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption.
Votée en mars dernier, la loi 46.19 vient raffermir l’arsenal législatif dans le cadre de la moralisation de la vie publique. L’Instance a connu une extension de son champ de compétence pour pouvoir intervenir dans l’ensemble des abus et des actes de corruption.
La loi en a apporté une nouvelle définition qui inclut les infractions relatives à la législation pénale ainsi que toutes les infractions relatives aux conflits d’intérêts, la délinquance liée à l’activité des administrations et des organes publics et le mauvais usage des fonds publics tels que définis dans l’article 36 de la Constitution.
Le plus important apport de la nouvelle loi est la capacité d’action accordée à l’Instance, qui n’est pas un simple organe consultatif. Toute personne physique ou morale peut la saisir en cas de constatation d’abus de pouvoir ou de conflits d’intérêts de quelque nature que ce soit, l’instance pourrait ensuite saisir le parquet ou les autorités administratives selon la nature de l’infraction. Ceci donne lieu à des poursuites judiciaires et des mesures disciplinaires à l’encontre des auteurs des actes de corruption si les faits sont avérés.
Le 21 décembre 2021
Source web par : lopinion
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