Vous avez dit tourisme interne?
Chaque année, à la même période et tel un marronnier, revient l’éternelle question «Qu’avez-vous à proposer pour les touristes nationaux?» Et cela a tellement plus de sens depuis l’année dernière, Covid-19 exige, que les professionnels du tourisme sont au pied du mur n’ayant pas d’autres alternatives pour continuer d’exister.
Derrière cette question, il y a un lourd passif à évacuer entre les touristes nationaux et les acteurs du tourisme marocains, toutes branches confondues, qu’ils soient hôteliers, agents de voyages, restaurateurs, transporteurs, loueurs de voitures, parcs de jeux, campings, résidences etc… Cela sera d’autant plus difficile qu’après cette longue période de restrictions, et qui dure encore, les attentes des uns et des autres semblent insurmontables.
D’un côté, nous sommes un secteur qui ne cesse de subir les affres de la pandémie avec des entreprises à l’arrêt depuis plus d’une année, avec des charges fixes qui ont continué à courir et des ressources humaines exténuées à force de ne rien faire, et de l’autre une population en semi confinement, très anxiogène à cause du virus, avec un pouvoir d’achat très réduit et déjà très ponctionné par des crédits à la consommation qu’elle a du mal à honorer.
L’étude qui a été faite par l’ONMT démontre que contrairement aux idées reçues, la clientèle nationale ne se compose pas uniquement de familles (71%), mais de plus en plus de célibataires (29%) et que c’est cette catégorie qui consomme le plus au niveau des loisirs avec un âge moyen entre 30 et 40 ans, d’un bon niveau scolaire et avec des revenus substantiels.
Cette clientèle ne séjournera pas nécessairement dans des hôtels ou des clubs de vacances, mais préfèrera la location type Airbnb, ne passera pas par une agence de voyages mais privilégiera les réseaux sociaux pour les bons plans et recherchera des expériences à vivre en groupe du genre Trek dans l’Atlas, kite surf à Dakhla, festival Gnawa à Essaouira, rafting à Bin El Ouidane ou raid à Merzouga. Pour cette clientèle, la page Facebook « ntla9awfbladna« sera source d’inspiration et relayera le site internet du même nom mis en ligne récemment.
Pour les 71% du segment famille, l’étude démontre que 42% sont des familles modestes qui voyagent très peu et souvent chez la famille, 19% font partie de la classe moyenne dont le budget vacances est restreint et que l’on retrouve dans la location d’appartement ou dans les COS , enfin seulement 9% sont des familles aisées souvent avec des maisons de vacances pour les longs séjours et des hôtels de qualité pour les weekend.
En fait les 31% de touristes nationaux qui consomment des nuitées hôtelières sont un peu de chaque segment, auxquels il faut ajouter les MRE qui se manifestent en général durant les vacances d’été.
Le marché national est saisonnier avec des pics à des périodes connues (Fêtes, vacances scolaires et weekend ponts). De fait et en relation avec le principe de l’offre et de la demande, les prix flambent pour les consommateurs nationaux, dont le pouvoir d’achat reste limité. D’autre part, la planification des vacances n’étant pas une spécificité marocaine, ils se prennent toujours à la dernière minute avec tous les effets induits que cela procure.
Le digital a tout changé
On a également remarqué que de plus en plus de nationaux réservent à travers les plateformes internationales telles que Booking avec la possibilité de payer à l’arrivée et même d’annuler sans frais. Cette flexibilité accordée donne un avantage certain et les met en confiance par rapport à un distributeur national qui lui exigera le payement intégral à la réservation, des frais d’annulation et des conditions de ventes pour se protéger lui aussi. C’est dire à quel point, la relation est compliquée et qu’il devient urgent de rétablir la confiance.
Il faut aussi noter, que le fait de passer par ces plateformes internationales, impose leur commissionnement en devises par les hôtels, ce qui est un non sens quant il s’agit de clients nationaux et lorsqu’on ambitionne de rapatrier des devises et contribuer à la balance des paiements!
Enfin, le digital a complètement changé la donne et l’offre se trouve plus dans les pages Facebook et Instagram que dans les agences de voyages avec toutes les dérives que cela peut engendrer, notamment la prolifération d’acteurs informels et de «pseudos associations solidaires» se targuant de pratiquer un tourisme durable et exposant les consommateurs nationaux les plus fragiles à de véritables risques et souvent des arnaques.
Jusqu’aux années 1990, il n’y avait pas à proprement parler de demande interne pour l’hôtellerie classée, bien que bénéficiant de 25% de réduction sur les tarifs affichés. La première vague de nationaux séjournant en hôtels classés a été suscitée par les professionnels à la fin de la première guerre du golfe à l’occasion de la fête du Trône le 3 mars 1991 avec des prix cassés.
Fragilité des acteurs
Cette première crise a permis de déceler la fragilité des acteurs du tourisme, interdépendants les uns des autres selon un modèle économique dépassé, axé sur la délivrance d’agréments, réglementé par des lois d’un autre siècle et dépendant exclusivement des donneurs d’ordres étrangers (Tour opérateurs, compagnies aériennes et OTA).
Le marché intérieur est très peu sollicité si ce n’est par les agences de voyages spécialisées dans l’out going et dans des thématiques précises: Haj et Omra, Turquie, Costa Del Sol, Extrême Orient et autres destinations exotiques. Cette niche s’est peu à peu développée grâce à l’évolution de la dotation touristique accordée par l’Office des changes.
Or si les nationaux s’adressent aux agences de voyages pour aller loin, ils n’ont plus ce même réflexe au moment de voyager au Maroc. Ils ne le feront que s’ils y retirent un intérêt et quelques facilités. Si la valeur ajoutée de l’agent de voyages est perceptible pour un voyage à l’étranger, elle ne l’est plus quand il s’agira de voyager au Maroc, sauf s’il a l’exclusivité de son produit. En clair s’il est incontournable, ce qui est rarement le cas vu qu’il est dépendant de la tarification concédée par les hôteliers qui eux mêmes s’adressent directement aux nationaux.
Pour ce qui est des transporteurs touristiques qui dépendent essentiellement de la commande des agences de voyages, ils se retrouvent aujourd’hui complétement marginalisés et sans accès au marché national en tant que tel. Le transport des voyageurs nationaux, étant régit autrement, les écarte de facto au profit d’autres types de transports tels que les taxis, les grandes remises, les autocars et le fameux «Naqul mozdawij». Ainsi, pour transporter des nationaux, dans le cadre d’un circuit ou d’une excursion, il faut une dérogation spéciale avec la liste des participants, leur N° de CIN, l’itinéraire exact et normalement un bon de commande délivré par une agence agréée avec voucher de prestation.
Pour les agences de voyages et afin de confectionner un forfait dans le cadre d’une expérience à vivre, il faudrait que toutes les composantes soient identifiées fiscalement et lorsque cela passe par du «rural solidaire», c’est tout simplement impossible pour la simple et bonne raison que les prestations fournies ne peuvent être justifiées par des factures probantes.
Du coup le fameux «Tajine au bord de la Tassaout» avec du pain Tannourt, sera réduit à des sandwichs achetés dans une grande surface et justifiés, par une facture probante avec ICE. Adieu donc la fameuse expérience à vivre et impliquant les populations locales et place à l’informel qui propose via Instagram, Facebook ou autre plateforme, une multitude d’offres à des prix défiants toute concurrence, toujours «teintées de vert», payées au noir, employant un personnel non déclaré et sans aucune assurance en cas de sinistre.
Un circuit en trois jours dont deux nuits passées sur les routes et une nuit à la belle étoile ou dans des auberges bon marché, à Merzouga ou à Bin El Ouidane ou à Iminifri ou autres sites mythiques, voilà ce qui est proposé dans les réseaux sociaux avec un transport en autocar de ligne affrété spécialement pour le voyage. Tout ce qui est mentionné, c’est le prix, très attractif en général, aucun détail sur le voyage, ni sur le lieu d’hébergement, ni sur le contenu de la prestation. Les rendez-vous sont généralement donnés dans les gares ONCF des grandes villes. La cible, une clientèle jeune qui tchat en darija et laisse son n° de téléphone sans aucun problème. Les membres de certains groupes dépassent les 25.000 personnes, de tout âge, catégorie sociale et genre… ils reflètent notre société dans sa criante réalité.
Et demain, si vous trouvez sur ces mêmes pages les photos et vidéos créées dernièrement par l’ONMT pour booster le tourisme interne, ne soyez ni surpris ni offusqués, car la nature a horreur du vide et si nous continuons à réfléchir avec des réflexes du siècle dernier, nous serons tous largués.
On ne peut pas dire que des choses n’ont pas été tentées pour rapprocher les Marocains de leur tourisme à commencer par les Centres d’estivage des oeuvres sociales plus connus sous l’appellation de COS dont pratiquement tous les établissements publics sont dotés, ou les fameuses campagnes Kounouz biladi lancées dés 2004 sous plusieurs versions , mettant à contribution les hôtels et les agences de voyages nationales ou enfin les stations Biladi lancées à grands coups de communication (dont certaines ne verront jamais le jour) qui peinent à être rentables pour ceux qui les gèrent et provoquent l’ire des professionnels qui y voient une concurrence déloyale.
Cela n’a pas empêché nos compatriotes d’être très critiques par rapport aux prestations qui leur sont proposées par les professionnels nationaux pointant du doigt leur qualité et arguant leur prix quand ils encensent nos voisins ibériques ou nos concurrents ottomans de manière effrontée. Or ces mêmes prestations, sont consommées par des touristes internationaux qui les jugent plus que correctes et même d’un très bon rapport qualité/prix. Il n’y a qu’à consulter les sites comparatifs pour vérifier que nous sommes plus que compétitifs à catégories égales. Il y a un moyen encore plus impartial pour comparer, c’est les chaines internationales qui sont aujourd’hui largement présentes chez nous et dont les prix au Maroc sont les plus bas sur l’année par rapport à d’autres destinations.
Alors de grâce, quand on parle de tourisme interne, il faut juste dire qu’il ne nous a pas attendus pour se mettre en place et proliférer dans l’informel le plus total depuis toujours. Il y en a pour toutes les bourses depuis la location d’appartements meublés tout standing jusqu’à la villa de luxe avec personnel dédié prêt à satisfaire tous les fantasmes en passant par le camping sauvage au bord des oueds et dans le littoral, sans compter la chambre d’hôtes dans des «hôtels non classés» mais avec pignon sur rue.
Intégrer l’informel
Aujourd’hui avec cette crise qui a mis à nu un certain nombre de dysfonctionnements, dont notamment la précarité de tous ceux qui officient dans l’informel, il serait temps de faire l’inventaire de toute cette offre, séparer le bon grain de l’ivraie, réguler et en faire des opportunités et non une tare.
A cela plusieurs pistes à prospecter, et à ce stade, il ne s’agit plus de combattre l’informel, mais de l’intégrer, car que l’on le veuille ou pas, il fait désormais partie intégrante de notre écosystème. Par exemple:
-Inviter tous les intervenants à s’identifier sur la base d’une charte professionnelle à respecter par l’ensemble.
-S’inscrire à la Contribution professionnelle unique (CPU) ou au Statut d’auto entrepreneur.
-S’inscrire et inscrire son personnel à la CNSS.
-Adhésion au label «Welcome Safely» tel que décrété par le ministère du Tourisme.
-Se soumettre aux règles de sécurité qui s’imposent.
-Souscrire à une assurance Responsabilité civile professionnelle.
La liste n’est pas exhaustive, il faut privilégier la carotte au bâton et n’exclure personne, car nous aurons besoin de tout le monde lorsque la crise sera derrière nous.
En conclusion, le tourisme interne doit être pris en considération, il ne concerne pas uniquement les professionnels du tourisme mais tous les Marocains. Il doit être un droit pour tous au même titre que l’éducation ou la santé, car il participe à notre bien-être. L’Etat doit avoir une politique volontariste pour son développement et mettre en place des mesures incitatives tant pour les consommateurs que pour les acteurs.
Il est clair que le tourisme interne ne sauvera pas les entreprises touristiques très affectées par cette pandémie, il pourra au mieux atténuer leurs pertes encore faut-il qu’il y est de la visibilité. Or à ce jour, veille de l’aïd Al Fitr et malgré la bonne gestion de la propagation du virus, l’état d’urgence sanitaire est toujours d’actualité, les frontières sont toujours fermées, la circulation à l’intérieur du Royaume soumise à conditions, le couvre-feu maintenu et les rumeurs se propagent à la vitesse de la lumière à tel titre qu’on ne sait plus à quel saint se vouer.
En attendant, aïd Moubarak et «Ntla9awfbladna……Incha Allah».
Le 10 mai 2021
Source web Par : medias24
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