Faites gaffe, vous êtes sur écoute !
Les autorités publiques vont mettre en place, si ce n’est déjà fait, une application de « Tracking » dans le cadre de la lutte contre le coronavirus. Elle devrait permettre aux autorités sanitaires d’intervenir à temps pour détecter à partir d’un nouveau cas de Covid-19 confirmé les personnes contacts susceptibles d’avoir été contaminées et en même temps procéder par mesure de précaution à la mise en quatorzaine des contacts négatifs mais susceptibles de développer la maladie. L’intention n’est pas seulement louable et souhaitable, mais impérative.
L’outil, plus que nécessaire, n’aurait posé aucun problème si le gouvernement n’avait omis de consulter l’instance nationale en charge de veiller aux règles éthiques devant présider à pareilles opérations.
Car il se trouve qu’au Maroc il y a une Commission nationale dont la responsabilité est précisément le contrôle de la protection des données à caractère personnel et de la vie privée, la CNDP. Son rôle, pour résumer grossièrement, agir de manière à ce que les données aussi bien que les métadonnées d’une personne X objet de tracking ne soit victime d’une exploitation qui lui serait préjudiciable. Noble tâche.
Apprenant cette initiative par voie de presse, le président de la CNDP, Omar Seghrouchni, s’est appliqué le parallélisme des formes et a réagi par voie d’un communiqué. Il y a inséré sa disposition à accompagner le gouvernement dans l’élaboration et la mise en œuvre de cette opération. Mais au cas où le gouvernement qui est en train d’agir dans l’urgence n’aurait pas le temps de prêter une oreille, il y a joint la vision que la CNDP a de la mise en œuvre de la décision gouvernementale.Peu importe que ce type de débat public inter-institutions est susceptible de troubler ce qui nous reste de sérénité en ces heures troubles. Il n’est pas malsain qu’il vienne nous distraire un tant soit peu du macabre coronavirus et de ses Covid-19. Nous rappeler d’une certaine façon que la vie continue sans rien perdre de ses fondamentaux. Même si par ailleurs les autorités publiques, en vertu de l’état d’urgence sanitaire et du décret-loi la déclarant n’est pas infondé de ne pas s’embrasser de formes qu’en d’autres temps s’imposeraient à elles. De toute façon Omar Seghrouchni nous apprend lui-même que la CNDP ne se formalise pas du fait qu’il n’ait pas été consultée. Pour lui ce n’est pas une histoire « d’ego », ce qui l’honore.
C’est en tout cas ce qu’il assure dans un entretien fort instructif avec Medias24 que son auteur, Naceureddine Elafrite, qualifie, à juste titre, de passionnant et passionné. Tout ce que veut Omar Seghrouchni c’est « corriger le tir (…) mettre en conformité » dans l’espoir que cette conformité avec les règles mue en geste naturel.
Pour ceux qui souhaiteraient s’instruire sur la complexité de la problématique telle que la conçoit Omar Seghrouchni, il lui suffira de cliquer ICI . Mais ici on retiendra de son entretien, entre autres, sa résolution à nous faire prendre conscience que ce qu’il appelle le « solutionnisme », n’est pas la solution. Cette approche, répandue semble-t-il aux Etats Unis, consiste à trouver des réponses aux problèmes au fur et à mesure qu’ils se posent indépendamment des autres constituants de la machinerie. C’est une « manie » et une « mauvaise tendance de certains décideurs », précise-t-il. Je pense que c’est par courtoisie qu’il ne parle pas de mauvaise habitude.
Mais encore…
Cette mauvaise habitude il l’englobe sous le générique de « stratégie de solution » à laquelle il oppose une « stratégie de réponses aux besoins. » Même si, ainsi exprimées, les deux stratégies ne se distinguent pas vraiment l’une de l’autre, on comprend ce qu’il entend par-là : entourer la solution, dans une approche globale et préalable, du maximum de garde-fous pour qu’elle n’empiète pas sur les données personnelles et la vie privée. En théorie c’est l’idéal. En pratique, c’est plus facile à dire qu’à faire, spécialement lorsqu’on est en présence de situations d’urgence par nature réfractaires aux va-et-vient des palabres. Dans des contextes moins tendus, la réponse idoine réside dans une forme de syncrétisme des deux stratégies de telle manière qu’elles se meuvent dans une dialectique vertueuse.
Omar Seghrouchni n’est pas, et si je ne m’abuse il le dit dans son entretien, imperméable à cette façon d’appréhender le sujet. Notamment quand il précise que « c’est une vision transverse qu’il faut arriver à insuffler » au travail des différentes instances sur ce segment délicat. Depuis une semaine, on voit bien qu’il est à pied d’œuvre dans ce sens, son but étant contenu dans cette phrase qui pourrait devenir aphorisme gérant nos comportements au point d’en devenir l’oxygène : « pour vivre digital, il faut respirer protection des données personnelles. » Qui pourrait trouver à redire ?
Seulement dans les faits, et pas uniquement au Maroc, on est à mille lieues du compte. Je ne reviendrai pas sur les « écoutes » dans leur acception moderne et ne m’attarderai pas sur le bornage téléphonique. Il consiste à déterminer la position de quelqu’un à un temps T. C’est une technologie qui offre aussi la possibilité de le suivre dans ses déplacements en temps réel. A l’aide d’un algorithme pas nécessairement pointu elle permet également de repérer tous ceux qui se trouvaient dans ses parages à des kilomètres à la ronde en mettant juste à contribution les relais des opérateurs téléphoniques. Toutes les polices et tous les services du monde y recourent dans leurs enquêtes. Mais il y a plus grave.
Dans ses Mémoires Vives, le lanceur d’alerte, l’américain Edward Snowden, un ancien de la CIA, détaille comment la plus grande agence d’écoute et de renseignement dans le monde, la NSA, épie les gestes et faits de chacun. Même des chefs d’Etat alliés n’y ont pas échappé. Tous les Etats, chacun selon ses moyens, s’adonnent à ce joyeux exercice de voyeurisme à très grande distance. Dans ses missions, la NSA recourt à des programmes malveillants qui une fois installés à votre insu dans votre portable, smartphone ou ordinateur, elle « n’a plus seulement accès à [vos] métadonnées, mais également à toutes [vos] données. Désormais [votre] vie numérique lui appartient entièrement », explique Snowden. Les métadonnées, par exemple, peuvent apprendre à celui qui vous surveille ainsi tout ce que vous faites et qui vous rencontrez. Quand vous vous réveillez et à quelle heure vous vous couchez. Où vous allez et d’où vous venez…. Si ça se trouve, au moment où j’écris ces lignes, la caméra de mon ordinateur a été activée dans mon dos et un œil de Moscou est en train d’admirer en direct ce que je trame.
Des groupes qui n’en ont pas la qualité et ne sont pas des gouvernements, qui ne peuvent pas se prévaloir de l’intérêt supérieur de la Nation ou de la sécurité du pays ne se privent non plus de recourir à des méthodes similaires. Dans 21 leçons pour le 21ème siècle, le chercheur israélien Yuval Noah Harari explique en long et en large comment les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazone) utilisent les données et métadonnées de nos ordinateurs et autres smartphones pour façonner nos goûts et orienter nos choix dans une société subordonnée au Big Data dans un monde mûr pour être gouverné par l’Intelligence Artificielle. Et c’est là qu’une sentence rapportée par Omar Seghrouchni prend tout son sens : « la seule vraie sécurité, c’est de ne pas être connecté » ! Que faire alors ? Lui-même apporte la réponse : si (aujourd’hui) on n’est pas connecté, on est hors temps...
Le 22/04/2020
Source Web Par Quid
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