« On va avoir un paysage lunaire ! » L’Espagne affronte la désertification
D’immenses serres qui ravitaillent l’Europe en tomates, des cultures intensives d’amandiers ou d’oliviers... En Espagne, ces pratiques agricoles provoquent de l’érosion, dégradent les sols et mènent, en bref, à la désertification accéléré du pays. En face, petits paysans et associations luttent pour une « agriculture régénératrice ».
Almería (Espagne), reportage
Une promenade au-dessus d’Almería, en Andalousie, permet de lire dans le paysage la transformation qu’a connue l’agriculture espagnole dans les dernières décennies : à flanc de montagne, les terrasses qui supportaient autrefois une agriculture à petite échelle s’effondrent lentement. En contrebas, le long de la Méditerranée, la célèbre « mer de plastique » — 30.000 hectares de cultures sous serre — épuise les aquifères, touchés par des intrusions d’eau saline. En haut comme en bas, les sols sont fortement dégradés. Et cela devient un problème encombrant en Espagne, pays dont 74 % du territoire est soumis à un risque de désertification — selon les critères de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification — car composé de zones arides, semi-arides ou subtropicales sèches.
Carte de l’aridité en Espagne : l’orange correspond à la « semi-aridité ».
Débarrassons-nous tout de suite d’un cliché : les dunes du Sahara ne vont pas envahir la péninsule ibérique. « Il ne faut pas confondre désert et désertification », insiste Gabriel del Barrio, chercheur à la Station expérimentale de zones arides (EEZA) à Almería. Le premier est un écosystème mature avec une biodiversité qui lui est propre, alors que la seconde est un « processus socio-économique » : à la suite de la surexploitation par l’humain d’une ressource naturelle dans une zone où l’eau est un facteur limitant, la végétation devient plus rare, l’écosystème se simplifie exagérément, ce qui cause une dégradation des sols jusqu’à ce qu’ils en perdent leur capacité productive.
À ce titre, le changement climatique ne peut être déclaré coupable de la désertification : il ne peut qu’amplifier le problème, par exemple en aggravant les sécheresses.
Déjà 20 % des sols d’Espagne sont dégradés, héritage des siècles passés. La déforestation, notamment, a été intense, et visait à extraire du bois de construction ou du combustible pour mener à bien des activités minières. Dans ces paysages sculptés par l’humain, abandonner l’agriculture à petite échelle a par ailleurs eu des effets imprévisibles, comme l’érosion sur tout un flanc de montagne due à l’arrêt de l’entretien des terrasses, qui ne retiennent alors plus l’eau.
Une plantation d’oliviers dans la province de Grenade (Andalousie).
Les immenses serres qui ravitaillent l’Europe en tomates sont un des exemples les plus critiques et actuels de désertification, selon Gabriel del Barrio, car les aquifères s’y rechargent en eau beaucoup plus lentement qu’on ne la pompe. « Quand la province d’Almería obtient un nouveau quota d’eau provenant du canal Tajo-Segura, celui-ci n’est pas l’utilisé pour alléger le déficit hydrique mais pour mettre davantage de serres en fonctionnement ! La dégradation que cela cause sera irrécupérable dans le futur : on aura un paysage lunaire pour des siècles. »
Car c’est une caractéristique de la désertification : elle est irréversible. Seule la prévention fonctionne.
Pour lutter contre l’érosion, il a créé une couverture végétale qui protège la terre
Sur l’autoroute qui mène à Grenade, le paysage change et les amandiers foisonnent, conséquence de l’engouement dont bénéficie le fruit ces temps-ci. Miguel Ángel Gómez, lui-même producteur, critique vertement les pratiques culturales de ses voisins, qui labourent leurs champs quatre ou cinq fois par an. « Regarde cette colline : il n’y a aucune végétation autour des arbres. N’importe quelle pluie emporte de la terre, et à terme on se retrouve avec des endroits, complètement improductifs, où on voit la roche-mère. » La remarque pourrait également être adressée telle quelle aux propriétaires d’oliviers, un autre arbre qui prospère en Andalousie. La communauté autonome du Sud perd pas moins de 23 tonnes de sol par hectare et par an, alors que la limite du tolérable est fixée à 12…
Miguel Angel Gomez.
Agronome de formation, M. Gómez se revendique de l’« agriculture régénératrice », qu’il pratique sur sa propriété : il sème un mélange de graminées et de légumineuses, afin de créer une couverture végétale qui protège la terre de l’érosion. Comme les autres producteurs, lui aussi passe avec son tracteur, mais seulement en octobre pour semer, et en mars pour incorporer ces herbes à la terre afin qu’elles servent d’engrais vert.
S’il est si simple de lutter contre l’érosion, pourquoi les autres producteurs ne font pas la même chose ? « Ils ont peur que les plantes fassent de la compétition aux arbres pour l’eau », explique celui qui est aussi conseillé technique d’une petite association locale qui prône ces méthodes, AlVelAl. « Cela peut arriver, notamment en pente, raison pour laquelle on ne laisse pas la couverture végétale toute l’année. »
Les habitudes ont la vie dure, mais AlVelAl a quand même converti 3.000 hectares d’amandiers à ses méthodes. Les amandes sont commercialisées sous le nom Pepita de Oro et présentées comme « régénératrices du sol ». Elles se vendent surtout un peu plus cher, ce qui génère un revenu supplémentaire pour les agriculteurs participants et limite le dépeuplement des villages alentour, pense l’association.
À gauche, le champ de Miguel Angel, à droite, celui de son voisin.
Le défi est de taille : en décembre 2019, le conseiller spécial pour l’action climatique du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, Andrew Harper, a averti que la désertification rendrait non viables des localités espagnoles entières, forçant leur résidents à chercher un nouveau lieu où vivre.
Du côté du gouvernement : des projets prometteurs... enterrés depuis bien longtemps
Le gouvernement espagnol n’ignore pas le problème et a adopté en 2008 le Programme d’action national contre la désertification (Pand) afin de mieux comprendre le phénomène et de chercher des solutions. « Le Pand est un bon outil, bien assemblé », pense Gabriel del Barrio, qui a participé à son élaboration. Mais la crise économique est passée par là. Sur la page internet du Pand, difficile de trouver un document vieux de moins de dix ans… Des projets prometteurs, comme l’observatoire de la désertification ou un système intégré de suivi, ont rejoint le cimetière des bonnes intentions.
Du côté de l’association Reforesta, qui tente de ramener des bassins versants touchés par la désertification à leur état naturel en y replantant des espèces autochtones, on dénonce le côté « technocratique » du Pand. « Il propose un inventaire de techniques de lutte contre la désertification dans le domaine agricole, mais il s’agit de mesures technologiques très éloignées du quotidien de l’agriculteur espagnol, souligne la chargée de projet Celia Barbero. Qui plus est, il ne parle presque pas d’urbanisation, alors qu’il a été écrit en plein pendant une bulle immobilière qui a causé la perte irréversible de terres agricoles, déclarées zones constructibles. »
L’idée de Rodrigo Ibarrondo : semer 25 millions de glands dans la péninsule ibérique.
Ce sentiment d’inaction gouvernementale a poussé Rodrigo Ibarrondo, alias Bongui, à lancer une idée un peu folle : semer 25 millions de glands (bellotas, en espagnol) dans la péninsule ibérique entre octobre 2019 et mars 2020. « Les différentes espèces de chêne dominent nos bois, et c’est très facile d’en faire repousser juste en plantant un gland », affirme l’homme originaire de l’Estrémadure, dans l’ouest du pays. Plus de 15.000 personnes, réparties en 1.850 cellules actives sur tout le territoire, ont rejoint son projet, nommé Gran bellotada ibérica. Pour l’heure, cependant, on est loin de l’objectif : seuls 2,3 millions de glands ont été semés. Pas grave, assure Bongui : « La priorité, c’est de mobiliser des gens, de les amener à porter un regard nouveau sur la nature. Le message-clé, c’est qu’il faut cesser de tout détruire. »
À Almería, Gabriel del Barrio trouve cette action sympathique, mais met en garde sur sa véritable portée, en l’absence de planification : « La présence de chênes est caractéristique d’écosystèmes matures. Il faudrait donc d’abord favoriser la croissance d’espèces secondaires devançant l’apparition de ces arbres, sinon cela revient à commencer une maison par le toit ! » C’est bien beau de vouloir sortir du désert, mais il n’est pas évident de savoir vers où aller…
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Le 8 février 2020
Source web Par reporterre
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