A Bab Sebta, la lutte contre la contrebande prend une nouvelle tournure
Ce sera long et compliqué. Mais la lutte contre la contrebande marque enfin des points. Le point de passage Bab Sebta a été fermé par le Maroc depuis quelques semaines et c’est une première. Les marchandises deviennent déjà plus rares.
Lorsqu’on lutte contre la contrebande, il y a un impact social négatif et il est visible immédiatement. Il y a également un impact économique positif et il s’inscrit dans le moyen terme. Une grande partie de la difficulté est là.
Quoi qu’il en soit, le Maroc semble amorcer la période de transition vers un assèchement progressif des circuits de contrebande, en espérant que le marché intérieur, l’industrie nationale et les circuits commerciaux organisés prendront le relais et créeront de la valeur ajoutée et des emplois.
Lundi 25 novembre. Bab Sebta. L’habituelle troupe de "femmes-mulets" en file indienne cède désormais la place à un long couloir presque désert. Ça et là, des femmes et des hommes désemparés jettent des regards inquiets vers ce passage qu’ils empruntaient quotidiennement avant sa fermeture il y a deux mois.
"Quatre mille femmes et autant d’hommes gagnaient leur vie en transportant de la marchandise de Sebta. Depuis la fermeture, on ne gagne plus rien. De quoi va-t-on vivre maintenant ? Comment va-t-on nourrir les enfants ? Je vous jure qu’on ne mange plus de viande, uniquement des lentilles et des haricots blancs depuis deux mois", nous dit, en colère, un porteur, sous l’œil vigilant d’un policier.
Gêné par notre présence, le gardien de la paix nous apostrophe : "Il faut avoir une autorisation pour filmer l’endroit. J’aurais voulu vous donner aussi notre version mais mon devoir de réserve m’en empêche." Nous lui tendons la carte de presse en lui faisant remarquer que, pour l’heure, l’échange avec ‘’l’homme-mulet’’ n’est pas filmé.
Mais à peine l’entretien a-t-il repris qu’un autre homme en costume se présente à nous. "Je suis le khlifa (khalifa de caïd, ndlr). Il faut une autorisation de la wilaya pour pouvoir faire un reportage ici. Cette frontière est sensible, comme vous le savez", dit poliment le khlifa. Devant notre insistance, l’homme appelle le pacha qui arrive une demi-heure plus tard. "C’est pour préserver l’ordre public que nous demandons qu’un journaliste soit muni d’une autorisation de la wilaya pour faire un reportage ici. Il est possible que les gens se regroupent autour de vous, une situation qui devrait être gérée", nous lance-t-il.
A Fnideq, c’est la crise
Direction Fnideq, à quelques kilomètres de Bab Sebta. Vécue comme une "crise", la fermeture de Tarajal II est visible dans les rues, les magasins et les restaurants de cette ville de 77.000 habitants majoritairement jeunes qui vit essentiellement de contrebande.
"Depuis trois ans déjà, l’activité tournait lentement. La fermeture de Bab Sebta nous a porté le coup de grâce", témoigne, résigné, un trentenaire officiant dans une boutique de prêt-à-porter dont tous les articles, reconnait-il, proviennent de Sebta et de Melilla. Signe de la crise, aucun chaland ne s’aventurera dans le magasin pendant notre entretien. "Regardez ce pull, nous montre-t-il, je l’achetais, avant, à 10 dirhams, que je revendais avec une petite marge. Là, ceux qui parviennent à sortir une petite quantité de marchandise en se faisant passer pour des touristes, le proposent à 25 dirhams. Ce n’est plus tenable.’’
‘’Si la contrebande est définitivement stoppée, personne n’en sortira indemne. En plus des porteurs, il y a les restaurateurs, les magasins, les chauffeurs de taxis,… La crise frappe tout le monde ici’’, annonce le jeune vendeur.
Non loin, une vingtaine de grands taxis forment une longue file qui attend désespérément des passagers à destination de Bab Sebta. "J’attends depuis midi mon tour. Là, il est plus de 14 heures et j’ai encore tous ces taxis devant moi. Avant la fermeture de Bab Sebta, les hmalas (porteurs) faisaient sans cesse des allers-retours, ils nous faisaient travailler. En payant toutes les charges, il me restait beaucoup plus d’argent qu’aujourd’hui. Hier, par exemple, je suis rentré chez moi tard au soir avec une cinquantaine de dirhams dans les poches. Je ne sais pas comment on va faire’’, se plaint un chauffeur, qui devra sans doute troquer sa destination habituelle contre une autre ville où l’activité est plus clémente.
"Certains ont déjà quitté la ville. Quand on est locataire, ça ne sert à rien de rester. Tout gravite autour de la contrebande dans le Nord, surtout à Fnideq et à Tétouan. A Tanger, c’est un peu différent parce que c’est une grande ville où il y a plus d’activités’’, explique Mohamed Karouk, cousin du maire de Fnideq – qui répond aussi au nom de Mohamed Karouk.
Installé à Tanger, l’homme possède un magasin orné de produits tout droit venus de Sebta. ‘’L’activité tourne déjà au ralenti et quand il y aura une pénurie et que les prix s’envoleront, tout le commerce va s’effondrer dans ces villes’’, prophétise Karouk. Après nous avoir donné son accord pour un entretien, le maire de Fnideq n’a plus répondu à nos appels.
Les raisons de la fermeture
Répondant en janvier 2018 à une question à la Chambre des représentants, à la suite du décès de deux femmes-mulets, Abdelouafi Laftit disait qu’il s’agissait d’un "problème important’’ auquel il serait difficile de trouver une solution qui donne satisfaction à toutes les parties. D’un côté, l’illégalité contre laquelle il convient de lutter. De l’autre, le social dont il faut tenir compte. Un problème que le député et ancien maire de Tanger Samir Abdelmoula nous résume ainsi : "A court terme, la contrebande peut être bénéfique pour la population, mais à long terme c’est bien sûr négatif car elle détruit l’économie.’’
L’ampleur du phénomène ? A ce stade, il n’existe que des estimations, le propre de la contrebande étant d’échapper à tout contrôle. Ce qui est sûr, c’est que des produits issus de la contrebande en provenance de Sebta sont vendus partout au Maroc. Denrées alimentaires, alcool, vêtements, couvertures, électroménager, couches pour enfants… des tonnes de marchandises étaient déversées sur le marché marocain illégalement.L'étude qui n'a pas encore livré ses conclusions
En 2018, l’Agence régionale d’exécution des projets (AREP) de la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima, avait lancé un appel d’offres pour "l’élaboration d’une stratégie contre ‘’le phénomène de la contrebande au passage de Bab Sebta’’. Dotée d’une enveloppe de 1,9 million de dirhams, l’étude avait pour but de déterminer "le modèle organisationnel des circuits et canaux de distribution des produits de la contrebande au niveau national, l’analyse et l’évaluation de l’impact de ce trafic, les causes directes du recours à la contrebande, la capacité concurrentielle des produits locaux face à la marchandise de contrebande (prix, qualité, image commerciale...) et les conditions sociales des personnes exerçant la contrebande.’’
Plus d’un an après son lancement, l’étude n’est toujours pas prête, selon nos informations. "Les deux premières phases de l’étude ont été réalisées. Il ne manque que la troisième phase, qui consiste à proposer des solutions, et c’est en cours’’, nous répond Nabil Chlieh, adjoint de la présidente du conseil régional, Fatima El Hassani.
6 à 8 milliards de DH de contrebande annuelle en provenance de Sebta (Nabyl Lakhdar)
"C’est quelque chose qui n’est pas mesurable. Mais globalement, c’est entre 6 à 8 milliards de dirhams en valeur, rien que pour Bab Sebta’’, nous révèle le DG de l'administration des douanes Nabyl Lakhdar.
Pour lui, la "contrebande vivrière’’ est un leurre. "Cette contrebande est faussement qualifiée de vivrière. C’est un terme utilisé par ceux qui veulent maintenir le trafic, c’est-à-dire les commanditaires. La contrebande vivrière existe mais c’est marginal.’’ C’est que la marchandise déversée de Sebta à Fnideq, soustraite à tout contrôle, finit par irriguer tout le Maroc. Toute cette marchandise, c’est autant de travail en moins pour des usines ou des commerçants marocains installés dans la légalité ou supposés l’être.
"Tout ce qui se fait aujourd’hui est le fruit d’une concertation. La fermeture provisoire est une décision collégiale entre les corps de sécurité et les corps économiques. Et il y a un travail qui est fait pour trouver une solution à ce problème qui n’a que trop duré’’, poursuit Lakhdar. Une partie de ce travail consistera à trouver une alternative pour ces femmes et ces hommes qui portaient, le dos courbé, des fardeaux de plusieurs dizaines de kilos à longueur de journée pour quelques billets.
“Il y a un travail et une réflexion menés notamment avec la société civile pour trouver une alternative pour ces gens. Cela peut être des projets dans le cadre de l’INDH ou dans le cadre d’un encouragement à des entreprises afin de les inciter à s’installer dans la région. Ce travail est en cours. Ce qui est positif, c’est que ça se fait avec concertation et avec une volonté de toutes les parties de réduire de manière très importante cette contrebande, à défaut d’en venir à bout.’’
Prise à la gorge, la contrebande commence ainsi déjà à s’asphyxier, selon des indices concordants. "Ce que je peux vous dire, c’est que, ces dernières semaines, il commence à y avoir, je ne dirais pas une pénurie, mais moins de produits de contrebande. L’indicateur le plus pertinent, ce sont les prix et ceux-ci commencent à grimper.’’ "On ne va pas éradiquer le trafic, car ce serait très difficile, mais au moins le rendre moins intéressant. Tout cela, on le fait pour l’économie nationale.’’
Ce resserrement ne s’explique pas uniquement par des raisons fiscales ou économiques, mais aussi par des raisons sanitaires. "Concernant les produits alimentaires, nous avons constaté des trafics de dates de péremption et on a trouvé dans des dépôts des machines étiqueteuses qui donnent une nouvelle vie à des produits périmés. Il y a aussi des fins de série qui arrivent bientôt à la date de péremption, d’importants lots de produits achetés à des prix bradés à 20 ou à 30 % de leur valeur. Les vendeurs se débarrassent ainsi de leurs lots qui sont introduits chez nous’’, nous confie Nabyl Lakhdar. Autre risque pour la santé : les produits laitiers. "Ils sont introduits alors que la chaîne de froid a été rompue.’’
Les couvertures sont vendues à des prix défiant toute concurrence. ‘’Comme c’est la saison, il y a de plus en plus de couvertures qui passent la frontière, ce qui tue les usines marocaines qui en fabriquent’’
Des solutions transitoires
L’équation exposée par le ministère de l’Intérieur en janvier 2018 est aussi celle à laquelle Nabyl Lakhdar tente de trouver une solution. "Il faut dire que c’est compliqué. Il y a les femmes et hommes mulets, mais il y a aussi tout un écosystème de commerçants autour, à Fnideq, M’diq… Et il y a les mafias qui tirent les ficelles de l’autre côté.’’ Et de schématiser : "Il n’y a que deux solutions : continuer à vivre avec ce phénomène avec tout le mal que cela engendre à notre économie, comme on l’a fait pendant des années, donc détruire des emplois chez nous ou bien dire que la contrebande est une infraction et il faut l’arrêter."
"L’Etat, avec toutes ces composantes, est conscient de la problématique mais il ne faut pas qu’on soit dans la démagogie. Faut-il rendre plus fluide, plus intéressant, le passage, et encourager ainsi la contrebande ? Au lieu d’avoir 8.000 ou 9.000 personnes, on en aurait 50.000, 60.000 ou 100.000."
Une chose est sûre, "il faut une transition’’, nous dit Lakhdar. "Il faut le faire d’une manière progressive car il ne faut pas casser l’écosystème. On est en train d’avancer’’, admet notre interlocuteur, qui se réjouit du fait que, pour la première fois, "la décision de fermer Tarajal II est prise par le côté marocain car avant, la décision était prise souvent, pour ne pas dire exclusivement, par le côté espagnol.’’ Une situation qui n’est pas sans provoquer la colère des commerçants espagnols de l’autre côté de la frontière.
Du côté marocain, les incidents sont nombreux aussi. Le dernier en date : une altercation entre une jeune femme et un agent qui a fait le tour des réseaux sociaux.
"C’est malheureux à dire mais les porteurs, lorsqu’ils sont du côté espagnol, s’exécutent sans rechigner, obéissant à tous les ordres des douaniers. Leur comportement n’est pas le même une fois du côté marocain. Avant le douanier qui s’est fait gifler la semaine dernière, un autre s’est fait fracturer le nez il y a une dizaine de jours. Ce n’est pas acceptable qu’un représentant de l’Etat se fasse insulter et agresser ainsi’’, conclut, irrité, le DG de l’administration des Douanes.
Selon les sources de Médias24, un accompagnement des "femmes-mulets" pour qu'elles puissent trouver des sources alternatives de revenus, est prévu par les autoirtés comme mesure prioritaire. Elles pourraient, on l'espère, trouver des alternatives compatibles avec leur dignité.
Le 27/11/2018
Source web Par le medias24
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