Politique Arabe de la France au Maroc (2/2) : Langue, politique et idéologie
La politique arabe de la France et de l’Espagne au Maroc. Voilà un concept déniché dans la fin fond des archives de la littérature coloniale. Mais il a trouvé écho, encore aujourd’hui, dans le débat public qui a précédé et suivi l’adoption du Projet de loi-cadre 51-17 relatif au système d’éducation, de formation et de recherche scientifique. Pourquoi et comment ? Interview autour de cette question avec l’universitaire, spécialiste de l’Histoire contemporaine du Maroc, Mustapha Qadery.
Les élites nationalistes issues des systèmes scolaires coloniaux véhiculent-ils, consciencieusement ou pas, des idées colonialistes ? Plus de soixante ans après l’indépendance du Maroc, la question semble toujours aussi impérieuse. Après avoir défini ce que fut la politique arabe de la France et de l’Espagne au Maroc avec l’enjeu que revêtait la question de l’enseignement pour les deux anciens pouvoirs coloniaux, Hespress FR aborde avec l’historien Mustapha Qadery en cette deuxième partie d’interview les conséquences de cette politique sur le Maroc indépendant.
Si la question de l’arabisation dans le domaine de l’enseignement, et plus généralement dans la gestion des affaires publiques a déclenché les passions durant, au moins, les 40 dernières années, il n’en demeure pas moins qu’elle connait actuellement une nouvelle tournure.
Prévoyant le retour de l’enseignement des matières scientifiques en langues étrangères, et voté au parlement suite à un débat jugé « interrompu », le Projet de loi-cadre 51-17 relatif au système d’éducation, de formation et de recherche scientifique a divisé la classe politique marocaine. En particulier à l’Istiqlal et au PJD, parti aux commandes du gouvernement, où la « consigne » de voter pour le texte a fait sortir de ses gonds l’ex-chef de la formation, Abdelilah Benkirane.
En réaction, c’est un front disparate de défenseurs de la politique d’arabisation qui est monté au créneau pour dire « Non à la francisation de l’éducation ». Un point commun ? Ils se revendiquent tous du Mouvement national marocain, dont les leaders historiques et maîtres à penser sont des produits des écoles du Protectorat français et espagnol, créées dans le cadre de la politique Arabe des deux ex puissances coloniales. Entretien.
Hespress FR : Dans votre analyse de l’Histoire contemporaine du Maroc, vous expliquez que les élites nationalistes, issues des systèmes scolaires mis en place par la France et l’Espagne dans le cadre de leur politique arabe, ont adopté des idées colonialistes. Comment traiter la question de l’arabe, de l’arabisation et de l’arabisme sans faire l’amalgame ?
Mustapha Qadery : Je dis que le colonialisme est sorti, mais les élites qu’il a formées ont reproduit ses idées. Ils ont grandi dans la philosophie de l’arabité qui leur a été inculquée par leurs maîtres d’école. C’est là qu’il faut ajouter que la langue arabe est une chose, l’arabisation en est une autre, et l’arabisme est une tout autre chose.
La langue arabe est une langue de savoir, mais l’arabisation est une politique et l’arabisme, une idéologie. Il ne faut pas laisser la langue arabe prise en otage par des gens qui défendent l’arabisation et l’arabisme. L’arabe, comme langue de savoir, de travail et de pain a son créneau. Il suffit de l’organiser, c’est une affaire de professionnels.
Il suffit de voir comment nos ancêtres enseignaient cette langue et en faisait usage dans les documents, les correspondances, les traités et j’en passe sur les autres documents relatifs à la théologie et autres études religieuses et profanes. Avec l’arabisme, les défenseurs de cette idéologie ont pris en otage la langue arabe, elle-même qui souffre aussi de cette attitude politique et idéologique.
L’arabisation et l’arabisme sont deux éléments constitutifs d’un cancer dont l’islamisme a été la deuxième face. C’est ce qu’on a appelé la culture « arabo-islamique » qui est un énorme mensonge. C’est une notion inventée par les orientalistes qui se sont penchés sur les manuscrits, idées reprises par les nationalistes.
Pour l’anecdote, la langue française considère tout ce qui est écrit en arabe comme arabe, ce qui est un détail certes, mais dont les conséquences sont énormes. L’écriture est un métier après formation, et nul n’écrit en sortant du ventre de sa mère ! Ainsi le manuscrit en arabe est devenu un manuscrit arabe ! Si l’on veut se référer à quelque chose de sérieux, c’est Ibn Khaldoun dans le chapitre 46 de sa mouqaddima. Il dit que le don de la langue est un savoir-faire, c’est dire un métier. Les idéologies néfastes ont fait de langue un élément identitaire, ce qui a conduit à de nombreux conflits partout dans le monde.
Le point de vue des défenseurs de l’arabisation du système scolaire repose notamment sur le caractère officiel de la langue arabe au Maroc. Ne voilà-t-il pas un argument solide pour critiquer l’adoption des langues étrangères pour l’enseignement des matières scientifiques, comme le prévoit la Loi-cadre relative au système de l’éducation, de l’enseignement, de la formation et de la recherche scientifique ?
La langue arabe a sa place. Selon les professionnels, il y a des métiers qui sont liés à la langue arabe. Mais les gens qui prétendent la défendre sont plutôt pour une politique d’arabisation et une idéologie qui s’appelle l’arabisme. Ils s’en prendraient autrement s’ils voulaient réellement la défendre, sans viser ni le français ni Tamazight. Cette dernière est la vraie victime dans ce pays, depuis le temps colonial, quel que soit ce que pensent nos dirigeants abreuvés par les documents de l’Orientalisme, du nationalisme et autre wahhabisme.
Du temps de la montée du nationalisme à l’indépendance, c’est le Tamazight qui a été toujours visé. Or, nous sommes dans une schizophrénie constitutionnelle. L’Arabe et l’Amazighe sont constitutionnelles. L’Amazighe est maternelle et l’arabe ne l’est pas. C’est un faux débat.
Comment peut-on mettre sur le même pied d’égalité une langue maternelle, authentique et importante pour les gens qui la pratiquent et une langue qui n’est pas maternelle, introduite à l’école et que les darijophones qui sont censés être ses détenteurs ont besoin d’aller à l’école, autant que les amazighophones, pour l’apprendre ?
Les darijophones et les amazighophones sont égaux devant la langue arabe. Ils ont besoin de plusieurs années pour la maitriser, et encore, le besoin du dictionnaire est permanent.
Il y avait eu une étude de L’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID, l’agence indépendante du gouvernement des États-Unis, NDLR) publiée dans un quotidien économique en 2016, étude menée dans la région de Doukkala sur la maîtrise des langues au collège. Ces élèves darijophones, soi-disant « arabes », d’après les résultats, à une grande majorité, lisent l’arabe, mais n’arrivent pas à comprendre le sens des mots.
Ce constat doit normalement faire réfléchir sur les langues en usage à l’école, et pour quels objectifs ? Parce que la langue maternelle, qu’elle soit la darija ou le Tamazight, reste la base de réussite. Mais beaucoup de gens pour des raisons politiques liées à l’arabisation, et idéologiques liées à l’arabisme les refusent. Pourtant, le système d’enseignement de l’arabe avant le Protectorat reposait sur l’usage des langues maternelles pour l’apprentissage de l’arabe !
Quelle lecture faites-vous par rapport au triptyque identité-langue-idéologie. S’agirait-il d’un « monopole » des courants nationalistes selon vous ?
Tout ce qui se raconte sur les langues est lié à des théories et à des philosophies politiques qui ont accompagné les mouvements nationalistes partout dans le monde, depuis le printemps des peuples en Europe en 1848 et l’émerge de la notion de l’État-nation. Il suffit de comparer les héritages coloniaux français, belges espagnols, hollandais et british dans leurs ex-colonies pour en tirer les leçons ! Le cas du Rwanda (et du Burundi), qui ont été Belges, après avoir été Allemands est très frappant à ce niveau. Les élites Tutsis et Hutus n’avaient fait que reproduire l’idéologie de la supériorité d’un groupe sur un autre. On connait la suite.
Tous les pays ont connu la même chose. Chez nous, quand les élites issues du colonialisme avaient bien intériorisé ce que l’école franco-arabe leur avait inculqué, ils ont reproduit sur la scène politique ce clivage, le génocide culturel n’est pas loin du génocide tout court !
Les pays qui sont passés aux langues maternelles ont résolu le problème de perte de temps scolaire, après avoir suivi le modèle colonial et les conceptions coloniales qui datent de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Dans le cas français, c’est l’école devenue obligatoire qui a créé les Français, qui parlent français, en organisant le génocide des langues régionales. La meilleure référence en la matière est une thèse d’Eugen Weber, How Peasants become Frenchmen (Comment les paysans deviennent français, NDLR).
L’Espagne franquiste a imposé le Castillan dans toutes les régions… Comment voulez-vous que leurs héritiers dans leurs colonies devenues indépendantes en fassent autrement ? Il ne faut oublier que Nasser, le chantre de l’arabisme, avait contribué aux arguments des héritiers du colonialisme chez nous. Le résultat est connu !
Après avoir passé en revue ce qu’a été l’essence même de la Politique arabe de la France et de l’Espagne au Maroc en matière d’enseignement et d’emprise culturelle et médiatique, comment expliquez-vous le fait que le pays est resté « prisonnier » de cette politique après sa prise d’indépendance ?
Pour « syphylisser », comme pour dire « civiliser », on a introduit ce système pour recruter des fils de notables afin de les préparer à exercer les métiers de l’administration indigène au bénéfice des colons. Une catégorie qui vise la reproduction sociale des élites, dans le cadre de la politique des notables et de la politique indigène. Le mouvement nationaliste au début ne demandait aux puissances coloniales que le respect du Traité de Fès, c’est-à-dire laisser aux notables leur place dans un système colonial qui leur a apporté beaucoup de bénéfices.
Après les indépendances, ce sont les élites des pays décolonisés, élevés dans les écoles du colonialisme et qui se sont retournés contre lui. Mais ils ont quand même reproduit toutes ses idées. C’est une forme de reproduction des politiques indigènes. C’est une situation absurde. Depuis l’indépendance cette histoire d’arabe a rebondi à plusieurs reprises, selon les conjonctures, que cela soit au niveau de l’enseignement ou de la politique étrangère. .
Nous sommes face à des gens qui savent pertinemment que ce qu’ils racontent est un mensonge, puisqu’on voit la majorité d’entre eux enseigner leurs enfants dans des écoles francophones. Et c’est à se demander comment ils arrivent à être logiques dans leurs pensées ? Mais ce qui est bon pour les rejetons n’est pas bon pour le commun des mortels !
De tendances diverses, des carriéristes politiques bien connus, allant des islamistes et Istiqlaliens à l’extrême gauche se sont récemment rassemblés pour créer un « Front contre la francisation de l’éducation ». Pensez-vous qu’un courant de la sorte soit en mesure de faire tomber la Loi-cadre censée « réformer » le système éducatif ?
Si demain, ils se constituent en mouvement ou en parti politique, bonne chance à eux. Des recompositions, il y en a eu toujours sur le champ politique, social ou sur celui des alliances. Ceux qui se désignent comme arabistes ou islamistes ou les deux à la fois se retrouvent très bien sur ce terrain-là. Ils n’ont qu’à s’organiser pour défendre leur philosophie dans sa globalité. En fait, il ne s’agit pas que de la langue arabe, qui est la partie émergente de l’iceberg, mais de tout un système de pensée qui fait d’une mixture qui va de l’anti-ottomanisme Français, au nationalisme arabe des chrétiens du Levant, à la salafiya des oulémas à la solde des British, au Nassérisme et au Wahabisme ses sources de pensée. Un mélange explosif qui a déjà fait beaucoup de ravages, et qui en fera encore. C’est une idéologie qui essaye de se renouveler depuis la chute du mur de Berlin en 1989.
En conclusion, je dirais qu’il faut cesser de croire au passé composé, et donc revenir au passé simple pour voir si le futur antérieur pourrait cadrer avec le futur proche. Afin d’arriver à quelque chose de plus-que-parfait. Notre vrai passé est témoin de notre avenir !
Le 26 août 2019
Source web Par hespress
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