Boycott: La revanche de la classe moyenne
L’ampleur du boycott et ses risques pour l’économie nationale occultent les spécificités de la population qui le porte. En effet, de toute l’histoire du Maroc contemporain, jamais la classe moyenne ne s’est ralliée autour d’une cause comme elle le fait aujourd’hui… Une vendetta d’un pan entier de la société que personne n’a vue venir. Et pourtant, jusque-là parent pauvre des politiques publiques, la classe moyenne marocaine mérite une grande attention. Voici pourquoi.
Dans l’une de ses rares sorties depuis le lancement du boycott, le samedi 27 mai, Saâdeddine El Othmani avait bien raison de reconnaître que ce mouvement social inédit n’était rien d’autre qu’un « cri de souffrance d’une partie de la classe moyenne« . Une classe qui prouve aujourd’hui que, bien plus qu’un segment négligeable de la société servant à légitimer les analyses économiques, elle est une catégorie sociale prépondérante, avec ses attentes, son poids économique et politique. C’est en tous cas l’un des enseignements clés de la campagne de boycott de Sidi Ali, Centrale Danone et Afriquia, qui touche le royaume depuis le 20 avril dernier.
Selon le sondage réalisé par le cabinet Sunergia pour nos confrères de L’Économiste, la classe moyenne se hisse au premier rang des catégories sociales engagées dans le boycott, à hauteur de 67%. « Il y a presque deux fois plus de boycotteurs chez eux ( la classe moyenne, ndlr) que chez les plus aisés« , relève cette étude menée auprès d’un échantillon représentatif de 3.757 Marocains. Les partisans du boycott ne sont donc ni nantis ni démunis, mais une nouvelle classe intermédiaire qui se veut un acteur majeur de la société avec lequel il faut désormais compter.
A l’excès d’enthousiasme du gouvernement et du patronat qui saluent depuis quelques années la trajectoire de développement du Maroc, se heurtent des frustrations populaires cumulées depuis le mouvement du 20 février, en passant par les Hirak du Rif et de Jerada, jusqu’à aboutir aujourd’hui à un mouvement sans tête ni queue qui, pourtant, est parvenu à s’imposer dans le débat public et à brouiller l’agenda politique. Une campagne qui sonne comme un air de revanche d’une classe sociale sacrifiée sur l’autel d’une libéralisation effrénée.
Les ménages, cette bombe à retardement sociale
Au-delà des tentatives -souvent vaines- visant à la définir et à la cerner, parler de la classe moyenne, c’est se pencher sur la situation des ménages qui la composent. Et sur le tableau de bord de l’économie marocaine, c’est l’un des voyants qui clignote en rouge.
La dernière enquête de conjoncture du Haut-Commissariat au Plan, rendue publique en avril 2018, en dit en effet long sur la configuration socio-économique du royaume. D’après cette étude, 29.8% des ménages marocains déclarent s’endetter ou puiser dans leurs bas de laine pour couvrir les dépenses liées à leur subsistance. Par ailleurs, 64.8% estiment que leur revenu sert à peine à couvrir leurs dépenses et seuls 5.4% de l’ensemble des ménages affirment réussir à épargner une partie de leur revenu. La taille de la classe moyenne est de 58.7% de la population en 2014 selon l’étude thématique publiée en 2017 par le HCP « Pauvreté et prospérité partagée au Maroc du troisième millénaire », tandis que la dernière enquête détaillée réalisée par la même instance sur cette catégorie de la population remonte à l’année 2009.
« Le boycott des trois marques traduit un certain mécontentement de la classe moyenne qui voit son pouvoir d’achat se dégrader« , confirme à La Dépêche.ma Mehdi Fakir, expert-comptable et directeur-associé du cabinet AdValue & Consulting Group, qui met en garde toutefois contre « le souci de communication entraîné par l’absence de représentants des boycotteurs, ne laissant aucune chance pour les entreprises visées de passer à la négociation« .
Pour Omar Kettani, professeur d’économie à l’Université Mohammed V de Rabat, l’adhésion massive de la classe moyenne au boycott s’expliquerait par le fait que cette catégorie est « celle qui peut prétendre à posséder une voiture -souvent à crédit- et donc à acheter du gasoil, à boire de l’eau minérale et à consommer des yaourts et d’autres produits laitiers, que les plus pauvres ne se permettent malheureusement pas. C’est également elle qui endure l’essentiel des impôts qui enrichissent les caisses de l’Etat et par conséquent, c’est elle qui finance l’économie« .
Ni démunis, ni nantis, les oubliés du système
La frustration incarnée par le boycott, du moins dans ses dimensions économique et sociale, a bien ses raisons d’être. Elle est l’expression d’un ras-le-bol citoyen arrivé à son paroxysme, mais surtout, le cri de détresse d’une classe moyenne suffoquée par des charges multidimensionnelles.
« Le retrait graduel de l’État des secteurs sociaux vitaux a provoqué la détérioration du niveau de vie de la classe moyenne, qui est désormais obligée d’inscrire ses enfants dans des écoles privées et de se faire soigner dans les cliniques.
L’essentiel du revenu de cette catégorie est donc englouti par les charges sociales, censées être prises en charges par l’État« , explique l’économiste.
Résultat: le revenu des ménages est tellement absorbé par les charges sociales que les foyers concernés souffrent même des hausses des prix des fruits et des légumes, analyse le professeur, avertissant que « la classe moyenne est en train de rejoindre les classes les plus vulnérables, en l’absence d’un système de compensation contrecarrant la privatisation des services sociaux« . Suivant ce raisonnement, le Maroc serait en train de récolter les méfaits d’une politique économique de moins en moins tournée vers les secteurs sociaux, illustrée notamment par la réforme de la Caisse de compensation, par l’arrêt des subventions de certains produits (dont les carburants) et par la réforme du système des retraites, qui a inclus des augmentations des cotisations salariales des fonctionnaires. Ainsi, le royaume assisterait aujourd’hui à l’émergence d’une classe moyenne qui, plutôt que d’être située au carrefour de la bourgeoisie et des classes populaires, frôle la précarité propre à ces dernières.
Des pertes et des risques
Contre toute attente, les premiers dégâts de la campagne de boycott ne se sont pas fait attendre. Si du côté d’Afriquia et de Sidi Ali, aucune communication officielle n’a été faite sur les pertes éventuelles engendrées par le boycott de leurs produits, Centrale Danone a annoncé la réduction de ses approvisionnements en lait de 30%, suivie du licenciement de près de 900 intérimaires.
Au-delà des pertes liées aux ventes de ces entreprises côtées en bourse et de l’immense manque à gagner pour l’Etat en matière de recettes fiscales, le gouvernement a brandi la carte de l’attractivité de l’économie nationale, Danone, la maison-mère de Centrale Danone Maroc, étant la deuxième plus grosse entreprise de transformation de produits laitiers au niveau mondial. « Le risque est énorme« , commente Mehdi Fakir.
« Lorsque dans un pays surgit un phénomène soudain et incontrôlable, comme c’est le cas de ce boycott, aucun investisseur ne peut prendre le risque de s’installer chez vous« , argue-t-il.
L’obstination du gouvernement à préserver l’image du Maroc à l’international s’explique par les bons résultats obtenus par l’économie nationale dans les années précédentes. Le royaume a ainsi décroché le titre de l’économie la plus attractive pour les investissements dirigés vers l’Afrique en 2017, décerné par le classement Africa Investment Index, et compte désormais parmi les pays les plus séducteurs des Investissements directs étrangers (IDE) dans le tiers-monde.
Mais là n’est pas l’enjeu. La vendetta de la classe moyenne renvoie à un dysfonctionnement dans la distribution des performances de l’économie marocaine.
Pour le professeur Omar Kettani, les progrès de l’économie marocaine « profitent à des groupes particuliers, aux dépens des plus défavorisés et de la classe moyenne« .
« Il faut soigner la base, avant de se pencher sur les conséquences du boycott« , objecte-t-il, en référence à l’état de la classe moyenne marocaine, « dépourvue de couverture sociale« .
Le PJD face à son propre électorat
S’il présente un risque économique majeur, le boycott a aussi un impact certain sur la scène politique. « C’est un phénomène qui a dépassé le monde virtuel pour s’installer dans la vie sociale et politique », remarque le politologue Mustapha Sehimi. « Sur le plan politique, le boycott a été derrière la démission d’un ministre (Lahcen Daoudi, ndlr) et a causé la fragilisation de la majorité gouvernementale. Le PJD n’a pas été soutenu en effet par ses alliés durant cette campagne, et a fini par changer de position, passant des menaces en direction des diffuseurs des fake news à la présentation d’excuses et l’engagement en faveur de l’amélioration du niveau de vie« , poursuit le professeur de sciences politiques.
Simple bouc-émissaire ou véritable responsable de la situation de crise actuelle? Quoi qu’il en soit, la formation du chef du gouvernement se trouve aujourd’hui devant une véritable impasse, probablement la plus inextricable depuis qu’il est au pouvoir. Car, faut-il le rappeler, l’ascension politique remarquable du parti islamiste ces dernières années s’est faite principalement grâce à des électeurs de la classe moyenne dans les milieux citadins. Soit, dans l’absolu, la même catégorie qui mène la campagne de boycott des trois grandes marques depuis bientôt deux mois.
« En effet, le PJD a un électorat particulièrement urbain, qui lui a permis de prendre le contrôle de toutes les grandes villes. Là, il est fortement exposé à des électeurs qui l’ont soutenu, mais qui finalement ne s’y reconnaissent plus« , rembobine Sehimi, pour qui le boycott est une « affaire doublement perdante pour le PJD puisqu’elle l’affaiblit à la fois devant ses alliés et ses électeurs« .
Pour autant, rappelons que la première maladresse est venue non pas d’un cadre du parti de la lanterne, mais du RNIste Mohamed Boussaïd, ministre de l’Economie et des Finances, qui a traité les boycotteurs de « Mdawikh » (étourdis). Pourquoi ce dernier est-il donc resté impuni tandis que Lahcen Daoudi a été poussé à la démission au lendemain de sa participation maladroite à une manifestation des salariés de Centrale Danone? Est-ce à dire que les ministres PJD ont un sentiment de redevabilité envers les citoyens du fait de leur légitimité acquise par les urnes? Ou bien s’agissait-il d’un « frère » auquel on a fait porter tous les torts des autres? Plutôt une question de degré de gravité selon Mustapha Sehimi. « Les propos de Boussaid auraient pu passer inaperçus s’il n’y avait pas un contexte déjà en place. Par contre, la bourde de Daoudi est une faute politique intolérable, car les ministres ne manifestent pas, et quand ils le font, c’est seulement pour des sujets consensuels comme le Sahara par exemple. Il était donc difficile d’envisager le maintien de Lahcen Daoudi en tant que ministre« , présume notre interlocuteur.
Boycotter, jusqu’à quand?
La fin de la campagne de boycott n’est sans doute pas pour demain. Les réactions des politiques et des responsables des sociétés boycottées ont provoqué une colère sans précédent chez les internautes. Colère qui, en réalité, n’a fait que creuser davantage le fossé entre les protagonistes, à tel point que des appels au “boycott éternel” des trois sociétés commencent à circuler dans les groupes et pages Facebook initiatrices de la campagne.
« Le discours autour des menaces sur les risques économiques du boycott n’atteint pas une majorité de la population qui n’a rien à perdre, vu qu’elle vit pratiquement sans perspectives« , précise Omar Kettani.
Même le changement de ton de la part du gouvernement ne semble pas calmer la grogne. Aux appels de boycott des produits de Sidi Ali, Danone et Afriquia, considéré déjà réussi, se substituent aujourd’hui des appels au boycott de Mawazine, d’autres marques, et des souhaits de faillite des trois grandes sociétés.*$
En somme, c’est un nouvel épisode contestataire qui s’ouvre sans que l’on sache où, quand et comment il s’arrêtera. Ce qui est sûr en revanche, c’est que ce mouvement social sans précédent dans l’histoire du pays est porté par une classe déterminante et incontournable dans toute économie qui ambitionne de devenir « émergente » comme la nôtre. D’où la nécessité urgente d’une réponse sociale avant tout, bien que le mal soit déjà fait .
Le 11 Mai 2018
Source web Par La Depeche
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