Chine: épier, noter, punir
Des passagers dans une gare de Pékin, le 1er février 2016.
Dans un nombre croissant de villes chinoises, les citoyens sont notés en fonction de leur comportement. Ce n'est qu'un début.
Des années durant, on venait surtout à Rongcheng, ville côtière du sud-est de la Chine, pour y admirer les cygnes chassés par l'hiver sibérien. Ces derniers temps, on y observe davantage les bipèdes humains que les oiseaux migrateurs. Car l'expérience qu'y vivent ses 700 000 habitants donne un aperçu saisissant de ce que pourrait devenir la société chinoise. Et elle n'a rien à envier au monde imaginé par l'écrivain George Orwell dans son roman, 1984.
Tout commence il y a quatre ans, lorsque les autorités locales annoncent aux "Rongchengais" qu'ils seront désormais notés. Chacun d'eux reçoit un crédit de 1 000 points, une sorte de dotation initiale, vouée à fluctuer en fonction de leurs bonnes et de leurs mauvaises actions. Le barème est strict. Aider un membre de sa famille rapporte 30 points, comme l'explique le magazine Foreign Policy, le 3 avril dernier. Participer à une oeuvre charitable ou rendre service à un voisin permet de gagner quelques points supplémentaires. A chaque score correspond un grade - du plus bas, D, jusqu'au plus haut, AAA.
Conduire ivre fait dégringoler sa note
Devenir un citoyen modèle donne accès à des avantages : conditions privilégiées pour des prêts bancaires, ristournes sur la facture d'électricité ou, encore, possibilité d'emprunter gratuitement un vélo, sans laisser de caution. Normal : qui irait se méfier d'un Chinois triple A ? Mais attention, à la moindre erreur, le score dégringole. Se faire arrêter pour conduite en état d'ivresse entraîne une relégation au rang C, celui des citoyens de seconde zone. Et l'on n'ose imaginer ce qu'il advient de l'imprudent qui critique le Parti communiste chinois sur les réseaux sociaux.
Rongcheng n'est pas un cas unique. Plus d'une trentaine de projets de ce type sont menés dans le pays, à Zhengzhou, Wuhan, Luzhou, Shanghai... Toutes ces expérimentations font partie d'un ambitieux programme, lancé par le gouvernement chinois en 2014 : la création, à l'échelle du pays, d'un système d'évaluation des citoyens, le "crédit social".
Officiellement, ce plan n'a qu'un objectif : lutter contre la fraude et la corruption en créant un "climat social dans lequel les accords peuvent être honorés et la confiance établie", ainsi que l'énonce le "schéma de programmation pour la construction d'un système de crédit social". Dans ce document officiel, publié en 2014, le Conseil d'Etat déplore, avec une étonnante franchise, divers "problèmes liés à la sécurité alimentaire, à la contrefaçon et à l'évasion fiscale". Cas le plus spectaculaire : l'affaire du lait "enrichi" de mélamine, qui a intoxiqué près de 300 000 enfants en 2008, et tué 6 d'entre eux, provoquant une vague de colère à travers le pays.
Une "culture de la sincérité"
Pékin a bien compris que ce climat de défiance pouvait se retourner contre l'Etat, autant dire le gouvernement et le Parti communiste au pouvoir. D'où sa volonté d'instaurer une prétendue "culture de la sincérité"... Comment ? En notant les citoyens. "Pour le régime, le crédit social constitue la panacée : il guérirait tous les maux du pays, résume Mareike Ohlberg, chercheuse associée à l'institut allemand Mercator. Mais nous n'en sommes qu'au tout début. Les premières ''briques'' seront mises en oeuvre à l'échelle nationale d'ici à 2020."
Sur le plan économique, de fait, le projet présente plusieurs atouts. Il peut, par exemple, contribuer à améliorer le marché du crédit bancaire, très déficient. A la différence de leurs homologues américains ou européens, les établissements financiers chinois ne disposent pas d'outils d'évaluation du risque de crédit. Du coup, ils accordent peu de prêts, même dans le monde du business : "La défiance est telle qu'un chef d'entreprise n'obtient souvent un emprunt bancaire que s'il offre un actif immobilier en garantie, explique André Loesekrug-Pietri, fondateur d'un fonds d'investissement et grand connaisseur des milieux d'affaires chinois. Dans ce contexte, un système de notation sociale peut être très utile pour les banques. Il leur suffira de consulter le score d'un emprunteur potentiel pour décider, ou non, de lui accorder un crédit."
Rendre la justice plus efficace
L'Etat espère améliorer, aussi, l'exécution des décisions de justice. Nombre de Chinois condamnés à des peines financières passent entre les mailles du filet judiciaire. Ce sera moins le cas à l'avenir, si l'on en croit les résultats des premiers tests, menés dans plusieurs villes. Le principe ? Les citoyens qui "oublient" de s'acquitter de leurs dettes ne peuvent plus voyager en train ou en avion. Résultat : depuis 2014, plus de 6 millions de citoyens "indélicats" auraient été privés d'avion.
Le succès de l'expérience amène les autorités à étendre, à partir du 1er mai, la liste des délits passibles d'interdiction de voyager. Parmi les nouveautés envisagées, certains délits fiscaux, comme l'usage de faux, mais aussi des incivilités, comme le non-respect de l'interdiction de fumer. Signe des temps, la Cour suprême chinoise devrait partager ses bases de données avec celles du ministère des Affaires civiles. Les tribunaux pourront accéder librement aux registres de mariages, aux déclarations de revenus, et aussi consulter les listes noires des "mauvais payeurs", que les administrations sont en train d'élaborer, partout dans le pays.
Du "big data" à "Big Brother"?
Jusqu'où ira le crédit social à la chinoise ? Dans ce régime à parti unique, l'objectif du nouveau système serait-il de placer toute la population sous surveillance numérique ? "La combinaison d'un Etat autoritaire et d'une capacité technologique sans précédent pourrait déboucher en Chine sur une version géante d'un monde orwellien, analyse François Godement, directeur du département Asie au Conseil européen des relations internationales. Le contexte est propice. Nombre d'entreprises chinoises ont investi dans la collecte et l'analyse des données, afin de mieux cerner le profil de leurs clients. Or les grandes sociétés chinoises du numérique ne sont pas cloisonnées, souligne-t-il. C'est un peu comme si Facebook, Google et Amazon étaient connectées entre elles. Mais ce n'est pas tout. L'Etat peut se servir de leurs données, sans aucune limite. Peu à peu, ces pratiques donnent naissance à un monstre. On le constate dans la région autonome du Xinjiang, où ce profilage, poussé à l'extrême, conduit les forces de police à intervenir de façon prédictive, avant même qu'un délit ne soit commis. Plusieurs dizaines de milliers d'Ouïgours, soupçonnés de séparatisme, ont ainsi été arrêtés et envoyés dans des camps."
Dans cette province de l'Ouest, les Chinois mènent une politique active de peuplement et d'"assimilation". Les heurts y sont fréquents, et la population autochtone, essentiellement musulmane, est soumise à une surveillance extrême. Le Big Brother chinois analyse et interprète des milliards d'informations : assiduité à la prière, contacts avec des étrangers, activité sur les réseaux sociaux.... Les autorités chinoises y ont également lancé une vaste collecte d'échantillons de sang et d'ADN des Ouïgours âgés de 12 à 65 ans. En principe, ce programme est fondé sur le volontariat, mais Sophie Richardson, directrice de la Chine au sein de l'ONG Human Rights Watch, dénonce une pratique systématique et obligatoire : "C'est une violation des droits et de l'intégrité des individus, dit-elle. De tels procédés ne devraient être autorisés que dans un contexte d'enquête criminelle."
172 millions de caméras
A chaque coin de rue, dans les villes du Xinjiang, des caméras de haute technologie scannent les passants, épiant leurs moindres faits et gestes. Car les Chinois sont devenus les leaders mondiaux en matière de reconnaissance visuelle. Banques, aéroports, hôtels et même toilettes publiques, elles sont partout, et leurs logiciels surpuissants permettent de contrôler une identité en quelques secondes. Déjà, 172 millions de caméras ont été installées sur le territoire. Un chiffre appelé à doubler dans deux ans. .
Le 28 Avril 2018
Source Web : L’express
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