Ce moment où tout s’effondre
Dans “Le bloc des contradictions”, Mohamed Kohen met la lumière sur les contradictions qui traversent la société marocaine.
A travers une belle histoire d’amour, censée de ne pas être le cœur de l’ouvrage mais un « prétexte », il peint une société où l’on assume des modes de vie contradictoires.
Ali est un jeune chirurgien fraîchement arrivé à Casablanca après des études en France, à l’instar du généraliste dont parle Souad Jamaï dans « Un toubib dans la ville ». Il découvre une société marocaine pétrie dans ses contradictions, entre un monde « traditionaliste » qui commence à disparaître et un monde « moderne » qui n’est pas encore tout à fait advenu mais dont certains germes, notamment au niveau des modes de vie libertaires, sont présents au Maroc. La littérature est toujours entre chien et loup, et rend compte des émotions, de la fragilité et de l’ambivalence d’une vie qui n’est ni tout à fait pure, ni entièrement souillée. Pour rendre compte de cet entre-deux, le roman de Mohamed Kohen commence par plonger le lecteur dans les rituels opératoires d’un bloc chirurgical, bien normés, bien ficelés, mais incapables de gérer les aléas, les imprévus de la vie. On a beau établir des règles, des procédures, prendre soin de bien désinfecter la peau, faire les bons gestes avec le bistouri, avoir des aides, posséder des moyens techniques sophistiqués, l’opération peut très bien échouer car tout sentiment de puissance et de contrôle sur la vie n’est qu’illusion. Il y aura toujours un fossé entre la façon dont les choses doivent se passer dans un bloc opératoire et la façon dont elles se passent réellement. De ce point de vue, le titre du roman est très bien trouvé. Ali fait de son mieux pour sauver la vie de son patient mais au moment où l’on croyait avoir gagné, son cœur lâche. En discutant de cela après l’opération, Ali montre que le corps médical est bien formé pour apporter des soins mais sait très mal gérer le rapport à la mort quand un patient décède. Pour faire face à ces situations difficiles, Ali a besoin de se détendre. En plus, il sort d’une rupture et ne veut pas s’embêter avec les filles. Il drague sur Facebook et cherche des liaisons de passage. C’est là qu’il rencontre Zineb, coach de profession et férue de livres : « Ses livres, c’est son monde à elle, son voyage exotique au centre de la pensée grecque et arabo-musulmane entre autres. Sa bibliothèque dit ce qu’elle est. Elle raconte sa façon d’être, de penser et l’inspire dans ses rapports aux autres. En construisant sa bibliothèque, elle se construit avec ». Lorsqu’elle passe de l’autre côté du miroir et dîne un soir avec Ali, transformant les échanges FB en une longue soirée de discussion dans un endroit branché de Casa, elle se rend compte que cet homme lui plaît. Ce dernier n’est pas non insensible à ses charmes mais leurs intentions ne sont pas les mêmes. Elle cherche le prince charmant alors que lui n’attend qu’une simple aventure, pas forcément sur le long terme. Pour Ali, on peut « aimer sans faire l’amour » et « faire l’amour sans aimer » ; et c’est la deuxième optique qui est la sienne pour l’instant. Cela n’empêche pas Zineb de passer la nuit avec cet homme et de se livrer passionnément à lui. Les contradictions que chacun porte en lui façonnent également leur histoire. Zineb est une femme pieuse, qui fait ses cinq prières par jour, mais qui boit également du vin lors du dîner avec Ali et couche avec lui sans penser forcément au mariage. D’ailleurs, après son divorce, elle a eu d’autres amants avant lui : « Zineb consent à la réalité, d’autant plus que les quelques tentations d’hier ont débouché sur des tentatives déchues et des relations passagères qui n’ont pas résisté à ses exigences et ses caprices, mais son corps continue à réclamer ce que la morale commune refuse. L’appel de la chaleur des corps, de la tendresse partagée, de l’étreinte et de l’amour est plus fort ». On pourrait reprocher à Mohamed Kohen de verser dans les clichés sauf que les personnages dont ils parlent dans son roman existent de cette façon-là dans la société. Ali possède aussi ses contradictions dans sa façon de se dire épicurien mais de penser aussi à sa stabilité conventionnelle dans le futur, dans sa façon d’aimer et de ne pas aimer Zineb. Bravant tous les interdits, notamment lors d’un voyage à Tanger où ils partagent la même chambre d’hôtel sans être mariés, sont arrêtés par la police et libérés en faisant jouer leurs connaissances, Zineb et Ali montrent aussi les contradictions d’une société dont l’arsenal normatif est de plus en plus inadapté aux mutations sociales des univers pluralistes et composites du Maroc. De ce point de vue, le roman «Le bloc des contradictions» fait écho au film «Razzia» de Nabyl Ayouch, où les personnages sont aussi montrés à travers les contradictions qui les habitent à l’instar de cette jeune fille des classes aisées de Casa qui fait sa prière avec en toile de fond les sexy-clips des chaînes musicales ou de ce chanteur des classes populaires rêvant d’intégrer les soirées des «gosses de riches» mais incapable de réfréner sa haine de classe à l’égard de ce milieu (qui le lui rend bien, comme le montre la scène avec la cheikhat). Nombre de productions culturelles marocaines montrent les fissures d’un monde ancien qui s’écroule sans que le nouveau ne soit tout à fait advenu et nous rappelle, comme l’a fait Abdellah Baïda dans son texte paru dans le premier « Voix d’auteurs du Maroc », que plus on tombe de haut, plus dur sera la chute.
Le 24 février 2018
Source Web : Libération
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