Entretien avec Muhammad Yunus «Nous pouvons utiliser l’innovation pour développer des solutions qui répondent aux problèmes de la société»
Le pionnier de l'entrepreneuriat social et président de «Yunus Centre», Muhammad Yunus, accorde un entretien exclusif au journal «Le Matin», en marge de sa participation, jeudi à Casablanca, aux «Rencontres Responsabilité et Performance». Surnommé le «banquier des pauvres», il a fondé la première institution de microcrédit, Grameen Bank, au Bangladesh en 1976. Un concept qui lui a valu le Prix Nobel de la Paix en 2006.
Le Matin : Pouvez-vous nous expliquer votre conception de l’entrepreneuriat social ?
Muhammad Yunus : Conventionnellement, nous connaissons tous la définition de l’entrepreneuriat, qui vise le profit. Dans cette conception, l’entrepreneuriat vise à générer du profit pour les personnes qui détiennent le projet. J’ai pris cette conception et j’ai retiré le profit personnel. Il s’agit de porter des projets qui répondent à des problématiques sociales plutôt que de générer du profit pour des individus. La définition de l’entrepreneuriat social est donc «un projet qui répond à des problèmes sociaux et qui ne verse pas de dividendes aux investisseurs». Le porteur du projet peut récupérer l’argent investi, mais il ne doit pas chercher à faire du profit. Ainsi, les profits générés par l’entreprise sociale sont réinjectés dans le projet pour répondre aux problèmes sociaux.
Qu’est-ce qui a motivé votre choix de soutenir le projet «Moulat El Kheir» basé à Berrechid ?
Tout d’abord, le projet «Moulat El Kheir» est une entreprise sociale et je soutiens ce type de projets où qu’ils se trouvent. J’ai vu dans le passé comment les entreprises sociales peuvent être lancées dans le secteur de l’agriculture, dans d’autres pays et avec lesquelles nous nous sommes associés. En revanche, c’est la première fois que nous nous associons à un projet de manière formelle, en partenariat avec plusieurs grandes entreprises, pour lancer une entreprise sociale qui répond à la problématique des femmes en situation de chômage. C’est un petit projet qui implique un petit nombre de personnes, mais c’est de cette façon que sont conçues les entreprises sociales. Il faut commencer petit, prouver que le projet marche avec toutes les caractéristiques de l’entreprise sociale, puis vous pouvez récupérer l’investissement initial. Ainsi, le projet devient un exemple qui peut être répété et dupliqué pour développer le projet autant que vous le souhaitez. Vous répétez à chaque fois la même démarche et d’autres peuvent apprendre de vous. Donc, c’est comme ça que l’entreprise sociale «Moulat El Kheir» a démarré pour impliquer des femmes de la région dans la production de pommes de terre, l’objectif est qu’elles puissent avoir plus de revenus et devenir elles aussi des entrepreneures.
Quelle est la place de l’innovation dans le développement de l’entrepreneuriat social ?
L’innovation est toujours la bienvenue, mais il faut être attentif à la façon dont elle peut être employée. Par exemple, je peux être intelligent et utiliser l’innovation et la technologie pour me faire plus d’argent. C’est bien de l’innovation, mais elle n’aide pas les gens, elle est employée uniquement par le porteur du projet afin de générer du profit. Nous pouvons toutefois utiliser l’innovation pour développer des solutions qui répondent aux problèmes de la société. Des solutions qui vont se développer exponentiellement, car elles ont un impact direct sur la vie des gens. Donc, il faut toujours être vigilant quant à l’usage qui est fait de l’innovation. Si on observe les dernières technologies de l’intelligence artificielle, qui permettent de remplacer les êtres humains, celles-ci vont causer la perte de plusieurs millions d’emplois à travers le monde. Ce type d’innovation n’est pas le bienvenu, car cela va priver des gens de leurs emplois et de leurs sources de revenus. En revanche, si l’intelligence artificielle est utilisée pour aider les gens, en améliorant par exemple leur santé, elle est la bienvenue. Ainsi, les gens n’ont pas à se déplacer de longues distances pour trouver un médecin, notamment les personnes dans les régions enclavées, l’intelligence artificielle peut dans ce cas améliorer la vie de ces gens. Donc tout dépend de la manière dont vous utilisez la technologie et l’innovation.
En quoi l’entrepreneuriat social peut-il contribuer à résoudre les problématiques auxquelles font face nos sociétés (chômage, pauvreté, etc.) ?
Il y a mille et une manières de faire. C'est ce que nous faisons au Bangladesh en amenant des jeunes qui sont au chômage et en leur expliquant qu’il faut oublier de chercher des emplois et penser plutôt à devenir des entrepreneurs pour lancer leurs propres projets. Pour ce faire, nous avons créé un fonds de capital-risque en faveur des entrepreneurs sociaux. Nous demandons aux jeunes de penser à des projets, quels que soient les secteurs, une fois que nous voyons que le projet est réalisable, nous investissons des montants pour qu’il puisse voir le jour. Le travail du porteur de projet est de travailler pour que le projet se développe et nous, en tant qu’investisseurs, nous l’accompagnons pour qu’il puisse réussir. Une fois que le projet se développe, nous récupérons l’argent investi. Le jeune à la recherche de l’emploi se transforme ainsi en un entrepreneur qui crée des emplois. Voilà donc ce que nous faisons, une façon d’adresser la problématique du chômage des jeunes.
De plus en plus de jeunes sont sensibilisés à l’impact social en tant que clé du changement. Quels conseils pouvez-vous donner aux entrepreneurs en herbe ?
Les jeunes ont une force créative et l’une des manières d’employer cette force est de réfléchir à des projets qui répondent aux problèmes des gens et de créer des entreprises sociales. Les jeunes ont une énorme capacité de penser à des solutions pour répondre aux problématiques sociales qui existent autour de nous : la pauvreté, le chômage, la santé, l’environnement... Bref, il y a énormément de problèmes qui existent autour de nous.
Pour chaque problème, il y a beaucoup d’idées qui ont été développées par le passé, il faut chercher ces idées et voir comment les transformer en entreprises sociales. Si vous êtes capable de le faire, votre entreprise sociale va se développer. L’entreprise sociale a sa propre dynamique de développement, une fois qu’elle est mise en œuvre. Si vous pouvez démontrer que votre projet aide les gens, celui-ci va se déployer partout dans le monde. Chaque jeune a donc la chance de développer des idées qui vont avoir un impact sur la vie des gens en répondant à des problématiques sociales de masse.
M. Yunus : «Nous pouvons utiliser l’innovation pour développer des solutions qui répondent aux problèmes de la société»
Le 03 Novembre 2017
Source Web : Le Matin
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