#France_Europe_Maroc : « En finir avec les schémas traditionnels »
ANALYSE. Quel statut pour le Maroc vis-à-vis de la France et de l’Europe ? Par cette question, l’Institut EGA interroge la realpolitik appliquée à l’Afrique. Explications.
C'est peu de dire que les relations entre la France, l'Union européenne et l'Afrique naviguent de plus en plus sur des eaux tumultueuses. La raison : un environnement politique et économique en pleine mutation dans un monde qui se fragmente et où les pays du Sud exigent de plus en plus de rapports équitables dans une logique gagnant-gagnant. Au vu de cette réalité, la question que pose l'Institut d'études de géopolitique appliquée sur le statut du Maroc, puissance régionale en émergence, vis-à-vis de la France et de l'Europe, vaut le détour. C'est dans son rapport* qui vient de paraître que l'Institut EGA explore ce champ.
Le rapport de l'Institut d'études de géopolitique appliquée (Institut EGA) pose une question qui interroge la realpolitik française et européenne appliquée aux pays africains en tête desquels se trouve le Maroc. © DR
Dans l'entretien qui suit, son président, Alexandre Negrus, nous instruit sur les éléments géopolitiques, géoéconomiques et sociaux qu'il convient désormais d'intégrer pour plus de réalisme et de pragmatisme dans l'approche même de la coopération avec le royaume chérifien et au-delà avec l'Afrique subsaharienne. Autrement dit, sur la nécessité de sortir des postures.
Le Point Afrique : Pourquoi est-il pertinent aujourd'hui de préciser le statut du Maroc vis-à-vis de la France et de l'Europe ?
Alexandre Negrus : Dans un contexte de froid diplomatique entre le royaume du Maroc et la France, il est fondamental d'analyser les relations entre la France et le Maroc d'une part, et entre l'Union européenne et le Maroc d'autre part, avec une approche renouvelée, afin d'en finir avec certaines postures. La production de connaissances en relations internationales au sujet du royaume du Maroc est souvent redondante depuis de nombreuses années. Les relations entre Paris et Rabat sont polarisées entre enthousiastes et détracteurs mais l'approche théorique et pratique doit se faire à l'aune des évolutions contemporaines. Le Maroc assume aujourd'hui un nouveau statut que la France et l'Union européenne doivent prendre en compte.
Dans cette étude, notre approche vise à promouvoir le renouvellement du prisme français, consistant à imaginer le futur des relations entre l'Union européenne, la France et l'Afrique avec le royaume du Maroc comme pivot à plusieurs échelles. Envisager une coopération économique soutenue, c'est se projeter dans une dimension à la fois sécuritaire et géoéconomique qui permettra d'appréhender de nouveaux défis. Si le royaume du Maroc n'est pas une « spécificité », il n'en demeure pas moins que ce pays, fort de sa stabilité macroéconomique et institutionnelle, ainsi que par son approche sécuritaire, est caractérisé par sa singularité. Il y a d'évidentes opportunités de coopérations multidimensionnelles avec la France et l'Europe, ces dernières ayant un intérêt à ne pas voir les concurrents chinois, russe et turc prendre des parts de marché additionnelles.
Le contexte international et le basculement des intérêts stratégiques doivent ainsi permettre à la France de s'engager dans la définition d'une véritable doctrine de politique étrangère vis-à-vis de l'Afrique, tout en s'inscrivant dans un agenda européen qui doit aussi regarder en direction de l'Afrique. En définitive, il est indispensable d'en finir avec les schémas traditionnels, afin de soutenir une relation équilibrée et gagnant-gagnant.
Quels sont les domaines où, au-delà du constat, une réflexion et des actions communes devraient être mises en œuvre entre le Maroc, la France et l'Europe ?
Depuis plusieurs mois, le plus souvent mezza voce ou à travers les médias, une sorte de tension sourde semble s'être installée entre Rabat et Paris, là où les deux pays semblaient emprunter une trajectoire convergente depuis 2013 et la résolution de la dernière crise bilatérale après plusieurs mois de brouille diplomatique. Or, à tous les niveaux, l'installation dans la durée de relations crispées entre les deux pays est une mauvaise nouvelle pour la France, tant le Maroc affiche désormais son ambition de devenir la nouvelle puissance régionale et le point d'entrée incontournable vers l'Afrique de l'Ouest francophone.
La question de la réduction drastique des visas, notamment, constitue la pomme de discorde la plus visible et il est nécessaire, pour plusieurs raisons, de trouver une issue au différend relatif à ce sujet. Les autorités françaises et marocaines devront dès lors, rapidement, régler cet épineux dossier qui entache une coopération plus large qui est par ailleurs efficace dans nombre de domaines. C'est notamment le cas en matière sécuritaire, où le Maroc se positionne comme un acteur clé dans la lutte contre le terrorisme qui est l'une des priorités sécuritaires de la France. Il est également essentiel, à l'échelle européenne, d'accentuer la coopération avec le Maroc au sujet de la question migratoire. Les autorités françaises et européennes ont, par le passé, fait preuve d'une certaine désorganisation au sujet de la maîtrise des flux migratoires. Le partenaire marocain est très expérimenté à ce sujet car il gère d'importants flux migratoires notamment intra-africains. Le soutien de l'Union européenne doit être à la hauteur de l'enjeu. Sur ce sujet, il est nécessaire de réfléchir à des ajustements budgétaires correspondant à la réalité du terrain.
Dans un contexte de mutations internationales engagées depuis plusieurs années et accélérées par une double conjoncture de crise sanitaire mondiale relative au Covid-19 et de guerre en Ukraine, nombre de puissances émergentes tentent de saisir de nouvelles opportunités. Les défis sont nombreux entre sécurité, approvisionnement énergétique, environnement, migrations et bonne gouvernance, entre autres choses. Une grille de lecture géoéconomique est dès lors indispensable dans la mesure où le Maroc se positionne comme une puissance émergente, ambitieuse, et dont la stabilité est une garantie pour la France et l'Union européenne. Mais la France et l'Union européenne ne peuvent prétendre à des parts de marché, notamment en Afrique de l'Ouest francophone, sans qu'il y ait une contrepartie à la hauteur pour les autorités marocaines. L'Afrique comme marché d'avenir pour l'Europe serait un positionnement français et européen bien prétentieux si les contreparties ne s'équilibrent pas, dans le cadre d'une relation d'équité où chaque partie donne et reçoit dans un intérêt commun.
Dans son discours pour le 47e anniversaire de la Marche verte, le roi Mohammed VI a mis l'accent sur les dynamiques économiques du Sahara mises en œuvre par le Maroc pour illustrer la « profondeur africaine » du royaume et la position stratégique de pont de celui-ci entre l'Afrique subsaharienne et l'Europe. Pourquoi la France et l'Europe doivent-elles être attentives à cette évolution géoéconomique à forte portée géopolitique ?
Cette évolution géoéconomique du royaume chérifien est une donnée fondamentale. La France et d'autres États membres de l'Union européenne sont, à des degrés divers, favorables au plan d'autonomie avancé par le Maroc. Les positions de chacun dépendent d'un certain nombre de facteurs. L'approche géoéconomique est importante et l'un des enjeux des relations doit être clairement assumé, celui du développement économique.
Les autorités françaises doivent travailler de façon pragmatique pour se projeter sur l'avenir de leurs partenariats stratégiques en Afrique du Nord et en Afrique en général. Il est évident que le Maroc est un partenaire de poids et il n'est pas inenvisageable que, dans un avenir à l'horizon toujours incertain, au sujet du Sahara, la France franchisse le pas en s'alignant sur les positions de ses alliés américains et espagnols. Il n'est pas non plus incohérent d'imaginer la France faire valoir une position moins explicite, ce qui serait en revanche à son désavantage car ne réglerait pas la situation et affecterait davantage ses intérêts à long terme.
En définitive, il convient de ne pas s'enthousiasmer à l'idée d'un scénario relatif à la future position française car de nombreux facteurs politiques et stratégiques s'entremêlent. Les scénarios pessimistes sont également à bannir. La question centrale est de savoir ce que chaque partie attend de l'autre.
Les Européens, d'une part, cherchent à consolider leurs affaires et à obtenir de nouvelles parts de marché en Afrique, notamment dans l'Ouest francophone, en comptant sur l'appui du Maroc pour y parvenir ; d'autre part, le royaume du Maroc, qui consolide son économie et émerge en tant que puissance, attend une considération plus représentative et équilibrée de ce qu'elle permet à ses partenaires.
La crise énergétique et la volonté européenne de diversifier ses approvisionnements dans un contexte de guerre en Ukraine redistribuent nombre de cartes. Le déplacement du président français en Algérie a fait couler beaucoup d'encre ces dernières semaines. L'un des faits les plus intéressants, au cours de la visite du président Macron, ne réside pas forcément dans ce qui a été dit haut et fort mais plutôt dans les sujets qui ont été abordés avec beaucoup de précaution.
C'est notamment le cas du Sahara, puisque le président français n'a donné aucun motif de satisfaction à l'Algérie. Dans la lignée de ce déplacement le président français a annoncé se rendre au Maroc « en octobre 2022 », bien conscient que ce dialogue franco-algérien ne doit pas se faire au détriment des relations avec Rabat, déjà tendues ces derniers temps, notamment en raison de l'affaire des visas. Toutefois, cette visite présidentielle n'a pas eu lieu et à date, cette visite n'a plus été évoquée publiquement par Paris ou Rabat. À défaut d'un déplacement présidentiel, le 18 octobre 2022 le ministre délégué auprès du chef de la diplomatie française, chargé du Commerce extérieur, de l'Attractivité et des Français de l'étranger, Olivier Becht, s'est rendu au Maroc pour une visite de trois jours.
Si les relations actuelles entre Paris et Alger sont fortement axées autour de la question mémorielle, la France serait perdante à négliger son partenaire marocain avec qui les alliances peuvent s'avérer efficaces dans le cadre d'une vision stratégique de long terme. D'autant plus que le Maroc dispose d'une situation géographique avantageuse, en tant que façade atlantique et méditerranéenne. Considérer le seul besoin gazier de la France serait donc une vision court-termiste dangereuse.
La diplomatie française aurait à gagner à analyser en profondeur son calcul entre alliances de circonstances et alliances historiques et stratégiques à horizon lointain. La position française sur la question du Sahara se déterminera ainsi en fonction de facteurs économiques et géoéconomiques. Les autorités marocaines ont saisi que leur croissance économique sera un facteur clé des futurs positionnements des principales chancelleries.
Quel serait, selon vous, le bon dosage de la France et de l'Europe qui permettrait d'enrichir l'espace économique Europe-Méditerranée-Afrique dans une logique gagnant-gagnant de création de chaînes de valeur complémentaires dans le respect des contraintes imposées par la volonté de contenir le réchauffement de la planète ?
Pour dresser une analyse pertinente, il est primordial de rappeler que les continents européen et africain sont géographiquement proches. Cette proximité doit permettre de capitaliser sur la complémentarité des deux continents. Les économies du Nord sont certes matures mais elles sont vieillissantes, et les économies du Sud sont jeunes et en croissance. Il reste donc à organiser cette relation verticale Europe-Méditerranée-Afrique.
Le continent africain a besoin de s'appuyer sur des partenariats avec l'Europe et les Européens ont autant besoin de l'Afrique. La Méditerranée, l'Afrique de l'Ouest francophone et toute l'Afrique subsaharienne font l'objet de nombreuses convoitises et sollicitations et nombreux sont les acteurs à s'y manifester, à l'instar de la Chine, de l'Inde, de la Russie ou encore de la Turquie. Il est urgent de pouvoir inverser les tendances en transformant certaines crises en opportunités. Sur la question migratoire, par exemple, on doit pouvoir travailler à des solutions pertinentes permettant de développer des passerelles professionnelles, en favorisant une mobilité et une circulation de personnes dans le cadre d'un partenariat économique qui contribuerait à la création d'emplois. Au Sahel, il est urgent de travailler à l'aménagement du territoire. La construction d'infrastructures et le développement du numérique sont deux facteurs de stabilisation et de paix, dans l'intérêt de l'Europe et de l'Afrique.
Tout cela doit se faire, évidemment, dans le respect des normes environnementales. C'est là aussi un sujet au cœur de l'avenir de la coopération Europe-Méditerranée-Afrique. Tous les partenaires doivent répondre au défi commun qu'est la lutte contre le réchauffement climatique qui provoque déjà et continuera de provoquer des migrations. L'une des solutions est de promouvoir les circuits courts, qui sont non seulement plus respectueux de l'environnement mais qui ont une dimension sociale importante dans la mesure où ils permettent de développer l'emploi dans des secteurs en crise et dans des bassins qui en ont besoin.
L'Europe et l'Afrique doivent promouvoir un modèle d'intégration régionale équilibrée, sans domination de l'un au détriment de l'autre, en capitalisant sur un partage d'expériences. L'Europe doit adopter une posture de partage et travailler avec l'Afrique dans une optique de développement des territoires. La coproduction entre l'Europe et l'Afrique est une solution, sûrement plus pertinente à celle de la logique purement commerciale. Une véritable concertation politique doit être mise en œuvre pour promouvoir un dialogue qui sera la clé de la coordination entre acteurs de la société civile (dont les think tanks), les entreprises et les instances financières. Ces éléments seront les préalables nécessaires à la négociation et mise en œuvre d'un accord qui permette à l'Europe de se réindustrialiser et à l'Afrique de s'industrialiser, dans une logique gagnant-gagnant.
Le 15/11/2022
Source web par : lepoint
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