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Le soufisme au Maroc, un pont vers l’avenir

Le soufisme au Maroc, un pont vers l’avenir

Dans ce troisième volet du dossier éclairage sur le soufisme au Maroc, l’enjeu est de mieux comprendre le lien ancestral qui relie le soufisme aux marocains, l’influence qu’il a eue sur l’identité de la société mais aussi et surtout la place qu’il pourrait occuper dans l’avenir du pays alors que l’humanité se trouve aujourd’hui face à d’importants défis et peut-être devant la nécessité d’organiser de profondes transformations dans sa manière d’être et de vivre. Pour nous accompagner dans cette démarche de réflexion, sudestmaroc.com a sollicité le savoir et l’expertise du Dr Mohamed Chtatou.

Sudestmaroc.com – Le Maroc s’est très tôt présenté comme une terre de prédilection pour l’expansion et surtout l’ancrage du soufisme venue d’Orient dès le 8ème siècle. La multiplication des zaouïas dans les territoires marocains tout au long des siècles suivants illustre cette réalité. Comment expliquez-vous cette aisance du soufisme à s’implanter ainsi au Maroc aussi facilement et si durablement ?

Mohamed Chtatou – Après les attentats de Casablanca en 2003, le gouvernement du Maroc a modifié sa définition de l’islam marocain pour y inclure spécifiquement le soufisme, qui, selon ses estimations, constituerait une alternative modérée à l’islam militant. Les origines, les implications et les conséquences de l’adoption de cette politique ont leurs racines dans l’histoire du Maroc islamique dès l’avènement de la dynastie des Idrissides (789 – 974).

L’adoption et l’encouragement par le gouvernement de la confrérie soufie de Qadiriyya Boutchichiyya, comme alternative à d’autres mouvements et partis qui peuvent exprimer des vues plus critiques de la monarchie marocaine, est une expression de la wassatiyya (le juste milieu) religieuse marocaine rimant avec tolérance. Dans cette approche, le gouvernement part du principe que les soufis sont soit apolitiques, et ne sont donc pas considérés comme une menace, soit que le soufisme peut être utilisé pour contrer les organisations islamistes qui défient politiquement le gouvernement.

Avant l’arrivée de toute religion monothéiste en Afrique du Nord, de nombreuses tribus amazighes vivaient dans la région. Ces communautés n’avaient pas vraiment de religion officielle mais plutôt un mode de vie tribal qui les liait les unes aux autres en tant que peuple. Ces tribus amazighes ont ainsi existé et prospéré en Afrique du Nord pendant plus de trente siècles et, par conséquent, c’est bien le tribalisme qui a cimenté ce peuple car il est devenu l’idéologie sociale régnante tout en fournissant un système de gouvernance performant.

Cet environnement s’est avéré idéal et propice pour une autre communauté tribale qui fuyait sa patrie à la recherche d’un nouvel espace accueillant où vivre et prospérer. Il s’agit des Juifs qui sont arrivés au Maroc l’an 70 après la destruction de leur 2ème temple de Jérusalem par les Romains.

Les Juifs, en raison de leur structure sociale matriarcale qu’ils partageaient avec les Amazighs, se sont fondus dans la société marocaine et les cultures de ces deux groupes ethniques basées sur des points communs se sont transformées en une unité qui a donné naissance au substrat culturel judéo-amazigh qui a été la base sur laquelle le soufisme au 8ème siècle a pu s’ancrer et prospérer.

Il faut garder à l’esprit que la population marocaine avait très tôt rejeté l’Islam orthodoxe incarné par quelqu’un comme Oqba Ibn Nafi’ et il lui a préféré un dissident venu d’Orient, Idriss 1er, pour alors mettre en place un Islam purement marocain.

Idris Ier : né en 743 à La Mecque, il est une personnalité historique d’origine arabe, fondateur des villes de Fès, de Moulay Idriss ainsi que de l’imamat idrisside, communément considéré comme le premier État marocain. De confession zaïdite, il est l’arrière petit-fils du calife Ali et de Fatima, fille de Mahomet.(Source : Wikipédia)

Oqba Ibn Nafi’ : né en 622 à La Mecque, il est un général arabe au service du califat des Rachidoune sous le règne d’Omar, puis plus tard, le califat omeyyade sous les règnes de Muawiya Ier et Yazid Ier. Il est connu pour avoir mené la conquête musulmane du Maghreb à partir de 670. (Source : Wikipédia)

Le mausolée du Marabout Sidi Naji

Les Berghoautas (742 – 1148), guerriers amazighs, ont même créé leur propre Islam sous la direction de Tarif Matghari, plus souple et plus tolérant, par rejet de l’orthodoxie pure et dure d’un Islam venu d’ailleurs. Les dynasties amazighes, bien qu’elles étaient un produit du terroir, avaient souvent exagéré leur orthodoxie religieuse pour sévir en Andalousie face aux catholiques qui voulaient reconquérir leur pays et repousser les musulmans et les juifs. Après la Reconquista en 1492, l’Islam soufi est devenu en quelque sorte une religion d’Etat ce qui a favorisé par la suite son développement partout au Maroc donnant naissance au chérifisme et au maraboutisme. Ce climat d’harmonie a attiré les tariqas (confréries) des soufis d’Orient qui sont venus s’installer au Maroc pour se développer et prospérer et même s’étendre en Afrique comme cela s’est passé avec la confrérie Tijaniyya.

Toutefois, certains ordres soufis sont devenus tellement riches et conséquemment forts et puissants, comme la zaouïa Dilla’iyya ou la zaouïa de Dila, qu’ils ont flirté avec l’idée de prendre le pouvoir mais furent éliminés par le Sultan alaouite Moulay Rachid en 1668, et leur zaouïa brulée, pour montrer aux soufis qu’il fallait mieux s’en tenir à la religion et rester en dehors du champ politique au Maroc.

Sudestmaroc.com – Très tôt encore, de nombreuses confréries soufies au Maroc et leurs zaouïas respectives sont connues pour avoir développé avec brio la dimension temporelle de leur existence, notamment en se construisant un pouvoir économique fort et durable. Pouvez nous nous décrire ce schéma directeur qui jalonne l’histoire des zaouïas du Maroc ? Comment l’expliquez-vous ?

Mohamed Chtatou – Les soufis marocains ont installé leurs zaouïas un peu partout au Maroc et surtout dans les régions rurales. Elles avaient alors pour mission primordiale de consolider la foi d’une population paysanne illettrée, d’enseigner les préceptes de l’Islam, de diffuser le message de tolérance, de guérir les croyants et même de leur apprendre des métiers. Ainsi le soufi Sidi Ahmed Cheikh s’est installé chez les Jbalas de Tatoft, au nord-est du Ksar Kebir au 16ème siècle. Il a appris aux paysans l’usage de la musique pour guérir les maladies psychiatriques, recevant en contrepartie de la nourriture ou des offrandes d’argent. Cette tradition a donné naissance à un groupe de musique les Jajoukas qui sont connus aujourd’hui à l’échelle mondiale pour leur musique de transe.

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Jajouka en concert international

Ainsi, à travers l’histoire du Maroc depuis le 15ème siècle, les zaouïas et les marabouts se sont spécialisés dans les soins médicaux en utilisant Ttib nabawi (la médecine du Prophète), et cela leur a permis de se faire de l’argent par l’entremise d’offrandes généreuses de la part des populations. De plus, lorsque les croyants visitaient les maitres soufis, ils leur payaient des sommes d’argent appelées ziara (dîme de visite). Sans oublier que traditionnellement chaque année, les sultans gratifiaient ces saints d’un montant d’argent conséquent appelé hiba soultaniya (don sultanesque) pour garantir leur allégeance et leur offraient des terres agricoles et des agréments de commerce.

Par conséquent, ces saints sont devenus riches et influents dans la société parce qu’ils redistribuaient ces richesses aux pauvres pour les rallier à leur cause et à leur da’wa (prédication). Toutes ces pratiques existent toujours aujourd’hui et rien n’a changé d’un iota.

Les confréries soufies, acteurs de médiation sociale entre les tribus

Sudestmaroc.com – Trouvons-nous au Maroc des confréries et des zaouïas, dans l’histoire comme de nos jours, qui aient refusé tout pouvoir temporel, demeurant ainsi cantonnées dans leur mission première, mystique, dédiée au seul développement spirituel de la personne ?

Mohamed Chtatou – Historiquement parlant, le soufisme marocain a toujours concerné le domaine du développement spirituel du croyant et ce sans ambitions temporelles. D’ailleurs un grand nombre de zaouïas tout comme les sanctuaires des marabouts se sont installés loin des villes sur des crêtes des montagnes pour montrer leur rejet du matérialisme, du pouvoir, en faveur de la spiritualité. Ainsi, les confréries se sont livrées ouvertement au prosélytisme, à la prédication et à la bienfaisance pour mettre l’accent sur la valeur mystique de la vie.

Dans les confréries soufies, la vie se résumait aux sessions de dhikr (incantation), de prière et de méditation. En dehors de cela, elles pratiquaient la médiation sociale entre les tribus et les clans pour réguler les problèmes de pâturages, d’exploitation des forêts et des terres communales ainsi que les droits d’irrigation.

Dans le Rif, durant la période de la Rifublik (1889-1921) (la dissidence et révolte ouverte), les tribus et les clans entraient souvent dans des conflits armés qui coûtaient la vie à des dizaines de victimes. Ces massacres n’étaient alors stoppés que par l’intervention des confréries maraboutiques qui déclaraient l’aman (la protection et la sécurité) en plantant un drapeau vert dans le no man’s land, appelant ainsi les belligérants à négocier.

En plus de cela, les zaouïas étaient très actives dans l’action sociale par l’entremise du système de twiza, le travail bénévole collectif, en faveur d’un membre de la communauté pour construire une maison, faire des récoltes ou des moissons. La twiza pouvait être aussi une collecte de fonds pour aider un membre de la communauté à organiser une fête de mariage ou un enterrement.

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Mausolée d’un Marabout dans l’oasis de Skoura

Le progrès et le changement font partie intégrante de la spiritualité soufie marocaine

Sudestmaroc.com – Le Maroc est réputé pour être un pays de tolérance et vous avez déjà exposé dans vos précédentes publications la thèse que le soufisme est responsable de cet état d’esprit, de cette « exception marocaine » saluée par tous au sein de la communauté internationale. Pourriez-vous nous expliquer en quoi le rôle du soufisme a été majeur dans l’affirmation de cette tolérance ?

Mohamed Chtatou – Le concept de soufisme est à la fois complexe et multidimensionnel. Sa complexité est due à sa longue histoire et à son absorption par diverses cultures en Asie et en Afrique. Sa multidimensionnalité réside dans les diverses interprétations de ses principes et doctrines. Le concept de soufisme, au sens large du terme, englobe la purification individuelle, la réconciliation spirituelle du corps et de l’âme et les valeurs universelles auxquelles tous les êtres humains adhèrent.

Au Maroc, le soufisme est une vieille tradition spirituelle qui continue d’attirer les jeunes. La principale raison de cette attirance est que le progrès et le changement font partie intégrante de la spiritualité soufie marocaine.

Ainsi, des festivals tels que le festival annuel de Musique Sacrée de Fès, et les rencontres intellectuelles et culturelles qui l’accompagnent, les chants et les transes, constituent un puissant moyen d’expression sociale par lequel le profane et le sacré se fondent dans des moments enchanteurs qui élèvent les individus au-dessus des préoccupations matérielles, réconcilient le corps et l’âme et rapprochent le local et l’universel.

En tant que tel, le soufisme peut être une source d’inspiration pour les jeunes en quête de dialogue interconfessionnel. En offrant un espace spirituel que la modernité matérielle ne peut offrir, les musulmans soufis aident les communautés marocaines à s’adapter aux pressions de la modernité et aux turbulences actuelles. L’attrait du soufisme est également dû au fait qu’il n’interdit pas les moyens modernes de divertissement, le dévoilement ou le mélange de danses et de chants. Au contraire, la différence entre les vertus et le vice n’est pas déterminée par l’apparence, mais par l’intention et l’action.

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Musiciens Gnawa à Khamilia, près d’Errachidia / Source. A. Azizi

Le soufisme est ainsi une caractéristique des différents courants de la musique marocaine. Il est très présent dans les paroles d’artistes urbains comme Jil Jilala et Nass al-Ghiwane (années 70 du siècle dernier) ainsi que dans la musique des Gnawas sahariens et même des Rolling Stones. Les Gnawas sont les descendants d’esclaves africains amenés au Maroc entre le 12ème et le 17ème siècle. Plus récemment, Fnaire, un groupe de Hip-hop, a mélangé les traditions soufies avec le rap américain et est extrêmement populaire auprès des jeunes. Le Raï, une version du Hip-hop qui s’inspire de la poésie soufie en se concentrant sur le corps, les expressions simples et l’invocation du pouvoir de guérison des saints hommes et femmes, en est un exemple typique. Dans cette poésie, les saints sont considérés comme des maîtres spirituels capables d’unir les individus à Dieu.

L’islam marocain est ancré dans le soufisme

Il y a près de six ans, dans une lettre lue lors de l’ouverture du troisième forum international des disciples de la Tariqa Tijaniya à Fès, le roi Mohammed VI a loué le rôle du soufisme dans la diffusion de la sécurité spirituelle et des valeurs d’amour et d’harmonie afin de « barrer la route aux chantres du radicalisme, du terrorisme, de la dissension, du démembrement et des doctrines mystifiantes ».

La religion a toujours été importante pour les Marocains, mais dans une dimension de modération et de tolérance. C’est grâce à cette modération que les Juifs ont pu vivre et prospèrer au Maroc pendant 2 000 ans. Lorsque les Juifs sépharades ont été chassés d’Espagne en 1492, le Maroc a été l’un des rares pays à leur ouvrir ses portes.

L’Islam marocain – terme rejeté par les islamistes qui pensent qu’il n’y a qu’un seul Islam sans colorations locales – est donc un mélange de soufisme et de maraboutisme. Au Maroc, il existe des dizaines de loges et ordres soufis qui font allégeance à la monarchie et lui confèrent sa légitimité religieuse et sa force politique.

C’est pourquoi le Maroc est sorti indemne des soulèvements arabes et de la prise de pouvoir islamiste qui s’en est suivie. Cela est dû à la prédominance de l’Islam soufi dans la majorité du territoire marocain, qui est presque aussi vieux que la monarchie elle-même.

Le soufisme marocain, représenté par le maraboutisme, est naturellement tolérant, ouvert et accepte l’autre dans son « altérité ». Il a valu au pays le respect du monde entier. Aujourd’hui, de nombreux pays s’adressent au Maroc pour bénéficier de son expérience religieuse, notamment dans la formation des imams. Des dizaines d’étudiants étrangers sont inscrits à l’Académie des imams de Rabat.

L’interaction entre le soufisme au Maroc et la religion et la culture en général est indubitable. Le Maroc a toujours eu une contextualisation historique du soufisme, et au fil du temps, de nombreuses pratiques et idéaux soufis se sont intégrés à l’Islam marocain comme à la culture marocaine dans son ensemble, au point que de nombreux Marocains avec lesquels j’ai interagi ne sont pas en mesure de les séparer l’une de l’autre ou de remonter à certaines pratiques jusqu’à leur origine soufie.

Bien que de nombreux Marocains ne connaissent pas encore beaucoup le soufisme, ils en reçoivent les effets secondaires dans leur vie. Leur société, imprégnée de soufisme, promeut ainsi une tolérance accrue et une diminution de la radicalisation religieuse, surtout auprès de la jeunesse marocaine, et en raison de l’option alternative du soufisme.

L’islam marocain est donc profondément ancré dans le soufisme. Et cela s’est avéré être un antidote efficace contre l’extrémisme religieux et la preuve que l’exception marocaine est une réalité tangible dans le monde musulman.

Sudestmaroc.com – : Dans ces périodes troublées où beaucoup de personnes sur notre Terre sont en recherche d’une nouvelle manière de vivre, plus en harmonie avec le Vivant, comment le Maroc pourrait-il mieux valoriser et partager avec les étrangers de passage cet héritage culturel qu’est le soufisme ?

Mohamed Chtatou – Le soufisme a toujours été une approche théologique universelle, c’est-à-dire ouverte à tous ceux qui croient en un Dieu miséricordieux et bienveillant et qui veulent aller à sa rencontre par le chemin de la paix, de l’amour et de la bonté. Le soufisme est donc une philosophie pratique à la portée de tout être humain, sans exception, à la recherche de l’harmonie spirituelle et de la paix interne.

La pandémie, causée par un « petit machin » invisible, a montré les limites de l’homme mais aussi sa nocivité en détruisant, sans vergogne, son environnement, son habitat, son paradis terrestre pour des fins matérialistes très basses. Ce faisant, il a détruit l’équilibre écologique. Le temps est venu pour revenir à Dieu par le bien éternel et l’amour de son proche et le soufisme nous offre le moyen et la philosophie pour le faire.

Le Maroc soufi peut guider vers l’harmonie dans la vie

Le Maroc est un pays soufi depuis plus de douze siècles, un pays de générosité, d’hospitalité et d’amour. Lorsque un marocain vous offre un thé à la menthe très sucré, il vous ouvre son coeur et sa demeure. Le Maroc soufi peut vous guider vers l’harmonie dans la vie, la paix dans l’âme et la vivacité dans l’esprit.

Gageons que le Maroc soufi offrira, dans un avenir proche, un produit touristique pour l’éblouissement des sens mais aussi pour l’extase de l’âme et ce au travers la découverte et la rencontre avec les beautés naturelles des territoires du Maroc pour des stages de « silence », des formations de méditation soufie et des exercices pour l’équilibre de l’esprit et la paix interne.

Le monde post-pandémie devrait apprendre à l’homme à se rechercher intérieurement loin de tout matérialisme aberrant et destructeur et le Maroc, pays ouvert et accueillant, pourra sans aucun doute offrir un tourisme sain, responsable et propre pour tout être humain voulant se reconcilier avec son Créateur et son environnement.

Le 09/05/2020

Source Web Par Sudestmaroc

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