Le coronavirus contamine aussi les contrats!
Magistrat et docteur en droit, Mohamed Khadraoui a fait une thèse sur la vente sur plan (Vefa) soutenue à Marrakech. L’auteur est par ailleurs responsable du service documentation de la Cour de cassation. La plus haute juridiction du Royaume a plusieurs éditions jurisprudentielles (Ph. MK)
A la faveur du coronavirus, le débat juridique sur la force majeure est relancé!
Ainsi en est-il de la définition des circonstances d'urgence. Les entreprises, dont les relations commerciales sont étroitement liées avec la Chine, pâtissent de la récession de leurs productivités, transactions, chiffres d’affaires... Quelles sont les répercussions juridiques des épidémies sur les obligations contractuelles?
Les circonstances d'urgence poussent des opérateurs à se soustraire à leurs engagements contractuels, à les modifier ou à les alléger. Un bon nombre de sociétés marocaines font face à des obstacles significatifs. Ils risquent d’affecter leurs productivités et leurs obligations. Plusieurs entités ont d’ores et déjà annoncé l'annulation ou le report de vols, de voyages (Omra), de conférences et de manifestations (Salon de l’Agriculture à Meknès). Cette cascade d’annulations a porté préjudice aux partenaires et aux institutions concernés(1).
Nous sommes donc confrontés à un problème économique et juridique. Il nous incite à examiner les fondements de la force majeure brandis par des Etats et des entreprises.
«A l’impossible nul n’est tenu»
«Le contrat est la loi des contractants». Ce principe de droit repose sur trois fondements. Le premier, étant juridique, se fonde sur la volonté d’une personne ou d’une entité. Le second fondement est d’ordre éthique: le respect des conventions au nom de la parole donnée.
Le troisième fondement est social et économique. La nécessité de garantir la stabilité des transactions implique de respecter les clauses d’un contrat. N’est-il pas la loi des parties?
Un bon nombre de sociétés marocaines font face à des obstacles significatifs à cause du coronavirus. Ils risquent d’affecter leurs productivités et leurs obligations contractuelles. Royal Air Maroc a par exemple adopté un plan d’austérité avant que notre espace aérien soit fermé aux vols internationaux (Ph. Jarfi)
En tant que fait matériel, les épidémies ont des effets négatifs évidents. Ils impactent les relations juridiques des entreprises. La propagation d’un virus peut rendre impossible, ou du moins difficile, de mettre en œuvre des obligations contractuelles ou de retarder leur mise en œuvre... Cette situation critique peut affecter les entreprises quels que soient leurs statuts, leurs tailles ou leurs activités.
La pensée juridique et la jurisprudence internationales ont développé des mécanismes de protection pour les débiteurs menacés de faillite ou, du moins, pour ceux dont la responsabilité financière est sévèrement mise à mal.
Ces deux mécanismes émanent de la théorie de la force majeure et de la théorie des conditions d'urgence. Ils visent à traiter des situations dans lesquelles l'obligation contractuelle devient impossible à exécuter (force majeure) ou difficile à mettre en œuvre (conditions d'urgence).
Ils sont à l'origine de l’émanation d'un principe moral selon lequel «à l’impossible nul n’est tenu». Une personne n’est pas tenue de faire ce qui dépasse la capacité, l’intelligence et la force physique de l’être humain.
Comme le souligne la jurisprudence, la force majeure et les conditions d’urgence sont une traduction d’une relation étroite entre le droit et l'économie d'une part, et de l'éthique d'autre part. Pour demander des comptes à la partie contractante, elle doit avoir manqué à son obligation contractuelle. Parmi les formes de ce manquement figure l'inexécution d’un engagement à une échéance fixée par le contrat.
Toutefois, la partie «défaillante» peut être exemptée de sa responsabilité contractuelle. A condition qu’elle se prévaut d’un fait avéré dont la survenance est indépendante à sa volonté. Autrement dit, un événement qui échappe au contrôle du contractant qui n’a pas respecté son engagement. Ce fait sera à la base de tous les incidents et les circonstances, matériels ou juridiques, permettant à une entreprise en cause de dégager sa responsabilité civile. Elle doit prouver que le dommage ne peut pas lui être imputé dans la mesure où elle n’en est pas responsable. Et que le préjudice est plutôt la conséquence inévitable d’un cas de force majeure.
Il est fort probable que la Cour de cassation ait à connaître des litiges liés aux effets du coronavirus sur l’exécution des contrats. L’épidémie est à l’origine d’une situation sanitaire mondiale critique. Pour la justice, l’enjeu est de préserver l’équilibre contractuel et la sécurité juridique (Ph. Bziouat)
Que dit la jurisprudence?
Le législateur marocain l'a défini dans l'article 269 du Dahir des obligations et contrats (DOC): «La force majeure est tout fait que l'homme ne peut prévenir, tel que les phénomènes naturels (inondations, sécheresses, orages, incendies, sauterelles), l'invasion ennemie, le fait du prince, et qui rend impossible l'exécution de l'obligation».
La loi instaure trois conditions pour se prévaloir de la force majeure. L'imprévisibilité du fait, l’impossibilité de l’éviter, l’inexistence de la faute du débiteur qui revendique la force majeure.
La jurisprudence et le droit comparé divergent sur l'application de chacune de ces conditions. Sur le principe, la propagation d'une épidémie, en tant qu'événement matériel, peut être un cas de force majeure. A condition qu’elle ait un impact direct sur l’inexécution de l'engagement contractuel. Deux autres conditions doivent être remplies: l'imprévisibilité de l’événement et l’impossibilité de l’éviter. La troisième condition est relative à la faute du débiteur. Elle ne peut être logiquement exigée dans le cas du coronavirus.
Au contraire, les circonstances relatives à sa propagation ou celles l’ayant généré directement ou indirectement peuvent être un cas de force majeure. La pandémie a engendré une perturbation du commerce et du transport international. Il ne peut être ainsi reproché à un débiteur l'arrêt de l'importation de certaines matières premières ou la hausse des prix de certains produits...
Le cas de force majeure ne se limite pas à des faits spécifiques. Chaque incident qui répond aux conditions de l’article 269 du DOC est un cas de force majeure. Evidemment, la partie supposée défaillante doit en démontrer l’existence pour dégager sa responsabilité juridique.
«Les preuves doivent être fondées sur la certitude et non pas sur un doute et une supposition». Les juridictions supérieures sont très exigeantes sur la motivation qui fonde le pouvoir discrétionnaire des juges. La Cour de cassation marocaine l’a d’ailleurs confirmé dans un certain nombre d’arrêts, comme celui du 4 février 2014 dossier n°54/7 et du 10 janvier 2019 dossier n°1/24.
Force majeure: La controverse juridique relancée
Le coronavirus met à rude épreuve les transactions commerciales, les contrats de travail et les obligations financières et fiscales des agents économiques. Des entreprises, en particulier chinoises et américaines, ont brandi la force majeure pour se soustraire à leurs obligations contractuelles. Pas question de payer à leurs clients des pénalités de retard, des indemnités de retard ou d’inexécution du contrat. Plusieurs Etats aussi, comme la France, considèrent le coronavirus comme un cas de force majeure. Les pénalités de retard aux entreprises ayant des marchés publics ne seront pas appliquées, a annoncé fin février 2020 le ministre français de l’Economie, Bruno Le Maire. Quant à l’Autorité chinoise de développement du commerce international, elle va accorder des attestations aux entreprises dont l’activité a été ralentie par l’épidémie. Les opérateurs concernés vont devoir fournir des documents certifiés pour prouver les retards ou les perturbations dans le transport, l’export, les déclarations en douane...
Ces mesures sont annonciatrices des premiers signes d’une controverse juridique. Ainsi en est-il des conditions justifiant la force majeure face à un virus. Elles varieront selon la nature du litige.
Evénement imprévisible: Oui, mais quand et où?
A quel moment le coronavirus sera considéré par la justice comme un événement imprévu?
La Cour de cassation française a retenu la date de la conclusion du contrat. Pour preuve, son arrêt du 29 décembre 2009 lié à l’épidémie du Chikungunya. «La condition d’imprévisibilité justifiant la résiliation du contrat n’était pas réalisée. Le contrat a été conclu en août 2006, soit avant le début de l’épidémie en janvier de la même année».
L’on peut en déduire qu’un contrat antérieur à l’apparition d’une pandémie peut se prévaloir de l’imprévisibilité de l’événement.
Pour les conventions signées après l’apparition du coronavirus, il va falloir d’abord déterminer deux points. Le premier est de savoir à partir de quelle date le virus est apparu? Le second point est de savoir quand le virus a été déclaré menaçant? Est-ce à compter de la date annoncée par la Chine, le pays où siège l’entreprise qui revendique la force majeure, ou bien par l’Organisation mondiale de la santé?
Autre point, la détermination des zones géographiques touchées par un virus. Cette problématique a été soulevée dans des contrats de transports.
Ainsi, des déplacements ont été refusés vers des zones voisines à des endroits décrits comme potentiellement épidémiques.
Dans l’une de ses rares décisions sur les effets juridiques d’une pandémie, la justice française a estimé que «le risque pour la santé n’était pas majeur et présent en Thaïlande». Le tribunal de Paris a rejeté, le 4 mai 2004, le fait qu’il était impossible de voyager dans ce pays.
Le même tribunal a estimé, le 25 juillet 1998, que «l’atterrissage d’un avion dans un pays voisin d’une région atteinte de peste ne peut être justifié par un danger potentiel et n’est donc pas un cas de force majeure». O
Le 19/03/ 2020
Source web Par L’économiste
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