Arctique : le dégel du pergélisol libère d'impressionnants volumes de gaz à effet de serre
Ce « dégel brutal » affecte 5 % du pergélisol de l'Arctique, mais il pourrait doubler sa contribution au réchauffement climatique.jeudi 20 février 2020
À l'est de la Sibérie, le cratère de Batagaika causé par le dégel du pergélisol s'étale sur plus de 800 m et n'en finit pas de grandir. Il renferme les restes organiques des feuilles, végétaux et animaux morts il y a des milliers d'années.
Photographie de Katie Orlinsky, Nat Geo Image Collection
Dans les forêts d'épicéa noir qui bordent la rivière Tanana en plein centre de l'Alaska, les scientifiques Miriam Jones et Merritt Turetsky assistent depuis des années à un triste spectacle au ralenti : les arbres s'affaissent, s'inclinent puis se couchent sur un sol devenu peu à peu marécageux. Avec le temps, la terre qui les soutenait s'est affaiblie et gorgée d'eau. Ce sol autrefois impénétrable, consolidé par la glace, a fini par se réchauffer, s'enfoncer et se remplir de pluie et de neige fondue.
Les scientifiques ont conscience depuis des années que l'augmentation des températures aux latitudes nord entraîne la libération de gaz à effets de serre à mesure que fond le pergélisol, ce qui contribue à l'accélération du changement climatique mondial.
Cependant, en s'appuyant sur leur analyse des « forêts ivres » de l'Alaska, Turetsky, Jones et une équipe d'experts ont annoncé cette semaine que le réchauffement de petites parcelles de sol gelé renfermant d'importantes veines de glace allait libérer bien plus de gaz qu'initialement prévu.
Ce phénomène baptisé « dégel brutal » ne concernera probablement que 5 % du pergélisol de l'Arctique, mais ces 5 % seront probablement suffisants pour doubler la contribution totale du pergélisol au réchauffement de la planète. Cette estimation qui se veut raisonnable a été présentée par une équipe de chercheurs sous la direction de Turetsky dans une étude parue le 3 février 2020 dans la revue Nature Geoscience.
« Ce n'est qu'un petit changement, mais il peut avoir de graves conséquences, » déclare Turetsky, directrice de l'Institute for Arctic and Alpine Research de l'université du Colorado.
Selon les scientifiques, ce n'est pas vraiment ce dégel brutal qui devrait nous alarmer. Le pergélisol générera toujours moins d'émissions que notre propre consommation de charbon, de pétrole ou de gaz naturel. Comme nous l'explique David Lawrence du National Center for Atmospheric Research de Boulder, dans le Colorado, avant cette étude l'amplification du réchauffement climatique d'origine humaine par la fonte du pergélisol avait été estimée à environ 10 %.
Multiplié par deux, ce chiffre prend de l'importance car le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) n'a pas pris en compte le pergélisol dans son estimation de la date à laquelle nous devrons arrêter de consommer des énergies fossiles si nous souhaitons éviter les conséquences les plus graves du réchauffement climatique.
En d'autres termes, si notre objectif est de limiter le réchauffement à 1,5 °C ou 2 °C, nous devrons effectuer la transition vers des énergies renouvelables plus rapidement que prévu.
CONGÉLATEUR POUR CARBONE
Même si les résultats de Turetsky n'ont pas été publiés avant le début du mois, ses années de recherches et celles de plusieurs de ses coauteurs avaient alimenté un article paru dans l'édition de septembre 2019 du magazine National Geographic.
Dans cet article, on apprend que les scientifiques savent depuis fort longtemps que le pergélisol contient près de deux fois plus de carbone que l'atmosphère, principalement en raison de la présence de restes décomposés d'anciennes plantes ou d'anciens animaux. Personne ne s'attend à ce que l'intégralité ou même la majorité de ce sol finisse par dégeler. De plus, la fraction de sol effectivement touchée mettra plusieurs décennies à dégeler, ce qui entraînera une libération progressive du gaz, majoritairement du dioxyde de carbone. Là encore, une partie de ce CO2 sera absorbée par les plantes à mesure que l'augmentation des températures amplifiera le verdissement de la végétation arctique.
Cependant, sur les 23 millions de kilomètres carrés de pergélisol que compte l'Arctique, une petite partie est truffée de glace solide. Lorsque ce pergélisol dégèle, la glace fond, ce qui altère grandement le paysage. Le sol s'affaisse pour combler le vide laissé par la glace et laisse apparaître des renfoncements qui se transforment ensuite en étangs et parfois même en lacs. Cette humidité grandissante ne fait qu'accélérer encore plus le dégel.
Par ailleurs, le réchauffement du sol expose les tourbières riches en carbone qui étaient prises au piège de ce gigantesque congélateur depuis des milliers d'années. Ce phénomène peut provoquer des glissements de terrain et faire apparaître les sols anciens. De plus, dans de nombreuses régions de l'Arctique, ces changements s'opèrent bien plus rapidement que les estimations. Sur une île nordique canadienne, l'affaissement des sols a déjà été multiplié par 60 entre 1984 et 2013.
Si vous vous demandez en quoi ce phénomène est important, voici la réponse : une fois que cette glace commence à s'écouler, le paysage peut basculer d'un jour à l'autre, ou en l'espace de quelques jours, semaines ou mois. Lorsque ces changements se produisent, une plus grande quantité du carbone contenu dans ces territoires chargés en glace est libérée sous la forme de méthane, un gaz dont l'effet de serre peut être jusqu'à 25 fois plus puissant que le CO2.
Parfois, ce phénomène est directement visible par les scientifiques. Katey Walter Anthony de l'université d'Alaska à Fairbanks s'aventure régulièrement sur ces terres au beau milieu de l'obscurité d'un hiver arctique pour percer des trous au-dessus des étangs recouverts de glace. Il lui suffit alors d'allumer une flamme pour savoir si l'étang laisse échapper du méthane.
Depuis des années au printemps, les deux expertes en zones humides arctiques que sont Jones et Turetsky enfourchent leur motoneige pour rejoindre l'intérieur des terres alaskiennes afin d'y prélever des échantillons dans le pergélisol. Il y a quelques années, alors que Jones regarde à travers un trou dans le sol qu'elle vient de forer avec ses instruments, elle remarque des bulles quelques mètres plus bas. Le sol était devenu si chaud que les microbes se nourrissaient des restes anciens de matière végétale, ce qui dégageait du méthane à travers le sol humide. « On aurait dit que le sol était en ébullition, » se souvient-elle.
DE L'IMPORTANCE DU PERGÉLISOL
L'étude publiée cette semaine par Turetsky est la première à proposer une quantification de toutes les façons dont les changements qui affectent le pergélisol contribuent aux émissions de gaz à effet de serre, tout en essayant d'évaluer cette contribution.
« Au départ, on ne pensait pas que ce serait aussi conséquent, » déclare le coauteur David Lawrence. « C'était étonnant. »
Ce qu'il faut retenir, poursuit Lawrence, c'est qu'à cause du pergélisol nous aurons encore plus de mal à respecter nos objectifs d'émissions.
Les modèles informatiques qui permettent d'évaluer l'impact des émissions sur l'évolution mondiale des températures commencent seulement à intégrer le dégel du pergélisol. Le dernier grand rapport d'évaluation du GIEC paru en 2014 ne tenait pas du tout compte des émissions du pergélisol dans les objectifs relatifs aux futures températures. En 2018, dans son Rapport spécial sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C, le GIEC annonçait que les émissions mondiales d'origine humaine devaient être réduites de 45 % d'ici 2030 et complètement à l'horizon 2050. Là encore, ce rapport s'appuyait sur un modèle simplifié pour estimer le dégel progressif du pergélisol, sans tenir compte du dégel brutal.
Les scientifiques ont conscience que cela doit changer. « Nous devons fixer nos objectifs stratégiques dès maintenant » afin d'accélérer la transition vers des énergies plus propres, affirme Turetsky. Si les gouvernements ne prennent pas en compte la rétroaction du pergélisol, « nos prévisions sont-elles vraiment réalistes ? »
Cela dit, les chercheurs doivent encore déterminer comment résoudre ce problème. Les paysages de l'Arctique sont vastes et très peu contrôlés ; de plus, d'autres facteurs pouvant accélérer ce dégel entrent en jeu, comme l'augmentation des feux de forêt dans la région.
Scientifique du Laboratoire national Lawrence-Berkeley, Charles Koven est également l'un des principaux auteurs du prochain rapport d'évaluation du GIEC dans lequel il traitera un chapitre sur le cycle du carbone. Il est également coauteur de l'article de Turetsky.
« Nous sommes au fait de ces résultats et nous les prendrons en considération, » assure Koven.
D'une certaine façon, reprend Turetsky, ce phénomène étrange observé par les chercheurs à mesure que dégèle le pergélisol chargé en glace pourrait être perçu comme une aubaine.
« Les mutations de l'Arctique peuvent paraître effrayantes, » explique-t-elle. Mais « l'Arctique est en train de nous dévoiler ses leçons alors que nous sommes toujours maîtres de notre avenir. L'Arctique nous révèle ce qui se passera à travers le monde dans les décennies à venir. »
Il nous suffit d'écouter, puis d'ajuster notre réponse en conséquence.
Le 21 Février 2020
Source web Par National Geographic
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