Entretien avec Abdelmalek Alaoui: comment le think tank IMIS voit le Maroc

En marge de la sortie de l'ouvrage collectif "Un chemin marocain", Médias24 interroge le président de l'Institut marocain d'intelligence stratégique Abdelmalek Alaoui: Où va le Maroc ? Quelles sont les idées fortes qui ressortent de l'ouvrage réalisé par différents experts de la société civile?
Entretien avec Abdelmalek Alaoui: comment le think tank IMIS voit le Maroc L'ouvrage collectif initié par l'IMIS a été présenté mercredi 26 juin à Essec Paris.
Avec des parents très connus, Abdelmalek Alaoui arrive à se faire un prénom. Il préside actuellement le think tank IMIS (Institut marocain d'intelligence stratégique), à côté de ses activités de consultant et d'éditeur de presse. L'ouvrage porte sur l'évolution du Maroc au cours des vingt dernières années.
En marge de la présentation de l'ouvrage à l'Essec Paris, Médias24 l'a interrogé sur les conclusions de cet ouvrage dont le second tome, consacré à la politique et à la géopolitique est annoncé pour septembre prochain. Voici ses réponses.
"Je suis partisan de la vision antirévolutionnaire de Raymond Aron"
Médias24: Quelles sont les idées fortes qui se dégagent de ce regard de la société civile ? Par exemple, quelles ont été les ruptures ? Que disent vos contributeurs du choc "conservatismes-réformes"?
Abdelmalek Alaoui: Le Maroc a été traversé par un mouvement fortement paradoxal depuis l’avènement du nouveau siècle.
Avec l’émergence progressive d’une classe moyenne, l’émancipation des femmes et l’urbanisation croissante, la «nouvelle société» marocaine s’est clivée sous l’effet de ce triptyque. Certains appellent cela la querelle récurrente des anciens contre les modernes.
En réalité, le Maroc a connu un mouvement normal, conforme à sa démographie et sa structure sociale, avec d’un côté un socle conservateur qui s’est raffermi, et une frange de la population plus libérale qui est devenue beaucoup plus visible et revendicatrice.
Cela a inévitablement engendré des chocs, comme des plaques tectoniques. Mais de manière globale, je dirais que ce processus est sain, car il permet d’affirmer notre identité.
Je suis, pour ma part, partisan de la vision de Raymond Aron, qui était un «antirévolutionnaire». Dans les sociétés anciennes comme le Maroc, il faut que les évolutions se fassent dans l’ordre.
Chômage, évolution démographique, employabilité des jeunes: "le Maroc subit un effet ciseaux"
-Est-ce que la démographie dont vous parlez ne pose pas d’autres types de problèmes ?
Nous nous situons aujourd’hui 20 ans après le pic démographique, de plus en plus de diplômés arrivent sur le marché du travail et ne trouvent pas facilement des emplois…
-Il y a indubitablement un vrai sujet concernant l’employabilité des nouveaux entrants, dans un contexte où l’industrie ne produit plus suffisamment d’emplois dans le monde, du fait de la mécanisation et de la robotisation.
Mais aussi, n’oublions pas que notre outil de formation est inadapté aux nouvelles exigences du monde, que ce soit dans les services ou dans l’industrie, que les secteurs qui pourraient être pourvoyeurs d’emplois ont été insuffisamment encouragés, encadrés, boostés durant ces dernières années. Ces secteurs qu’il aurait fallu encourager davantage, c’est au premier plan l’industrie de services et l’industrie de loisirs, et en deuxième lieu, le commerce.
Il y a véritablement une question de réorientation de l’employabilité vers ces métiers.
Le Maroc subit un effet ciseaux: en haut de la pyramide, nous sommes en compétition avec des pays qui viennent nous drainer les ingénieurs et les diplômés ; et sur le bas de la pyramide, nous ne sommes pas en capacité de fabriquer suffisamment d’emplois.
Oui, il faut être très vigilant par rapport à cet effet ciseaux.
-Comment faire alors ? Toute solution sera à moyen terme…
-Dans le commerce en tous les cas, il y a possibilité de libérer les initiatives d’une manière très rapide, comme l’ouverture du centre-ville aux marchés itinérants, de pouvoir encourager la libre entreprise, de mettre en place des incitations qui permettent de libérer les échanges, tout cela permet rapidement d’avoir des résultats.
Dans le domaine du tourisme, il y a des opérations de consolidation des opérateurs privés, notamment nationaux, qui doivent être facilitées par les pouvoirs publics afin de leur permettre de pouvoir résorber de la dette et lever plus de capital.
Le Maroc est une singularité, pas une exception
-Est-ce qu’il y a d’autres ruptures ou d’autres idées fortes qui se dégagent du livre ?
-J’ai dit que je m’inscrivais dans les idées de Raymond Aron. La première de ces idées fortes, c’est que le Maroc a choisi un chemin particulier, le chemin de la réforme de l’intérieur et de l’incrémental.
D’un point de vue global, c’est que le Maroc constitue en ce sens, une singularité. Il n’est pas une exception comme certains ont voulu le présenter mais une singularité parce que c’est un pays qui reste attaché à son système institutionnel mais qui, en même temps, tente de se réformer de l’intérieur, avec les inévitables résistances de la part des techno-structures, de structures plus anciennes, de franges qui n’ont pas envie de changement.
Mais la véritable singularité du Maroc, et sa force -et c’est l’idée forte que nous défendons, c’est qu’il peut devenir une véritable plateforme euro-africaine des échanges. Une situation où nous serions en capacité de capter des IDE d’Europe, et en même temps, une augmentation de la qualité de la marque Maroc, pour pouvoir être cette force centrifugeuse de l’Afrique de l’Ouest. Demain, il y aurait alors des exportations marocaines qui deviendraient beaucoup plus importantes, et qui réduiraient d’autant le déficit commercial.
Donc, c’est d’abord du fait de sa géographie que le Maroc est en position d’articuler une force. Aujourd’hui, selon nous, c’est insuffisamment exploité ; soit on regarde trop l’Europe, soit on a regardé l’Afrique, mais cet objectif global de faire un véritable hub euro-africain, n’est pas encore suffisamment exploité selon nous.
"Il faut maintenant penser les projets d'infrastructure autrement"
-Dans votre propre texte d'introduction, vous évoquez "le choc des infrastructures". C'est certainement une fierté. Mais n'était-ce pas trop cher ? N'y avait-il pas d'autres priorités ? Est-ce rentable pour le pays ?
-Indubitablement, l’immense effort consenti dans les infrastructures était non seulement nécessaire, mais également salvateur.
Il est facile aujourd’hui de qualifier certains projets d’«éléphants blancs». Mais en réalité, la très grande majorité des projets d’infrastructure ont permis une sorte de «saut de grenouille du Maroc» en améliorant non seulement les transports, la connectivité ou la logistique, mais également en rendant le pays plus attractif pour les Investissements Directs étrangers (IDE) .
Renault serait-il venu sans Tanger-Med ? PSA se serait-il installé sans la libération des rails permise par la Ligne à grande vitesse ? Je ne le pense pas.
En revanche, maintenant que la majorité du pays est équipée, il faut désormais penser les projets d’infrastructure autrement, d’où le défi inhérent au nouveau modèle de développement.
-Le livre n'évoque pas suffisamment les échecs que sont l'éducation, la santé, le développement humain et les inégalités sociales...
-Évidemment, l’on peut toujours appuyer encore plus sur les échecs, il y a d’ailleurs des spécialistes pour cela, mais sans jamais proposer des solutions.
Je pense que les experts mobilisés ont traité ces sujets de manière réaliste et pragmatique, en insistant sur les pistes possibles pour sortir de l’ornière. Le développement humain, à lui seul, mériterait un livre, de même que la santé ou l’éducation.
Mais notre vocation est d’être un think-tank généraliste, qui ne veut pas produire de la connaissance qui vise l’exhaustivité, mais plutôt la globalité. Libre à chacun d’explorer plus en profondeur un sujet ou un autre...
-Le Maroc peut-il espérer une nouvelle génération de réformes ? Par exemple sur le statut de la femme...
-Il y a des signes qui le laissent penser, mais encore une fois, nous ne pouvons pas parler à la place des pouvoirs publics. A titre personnel, je le souhaite, notamment sur la question de l’héritage.
Concernant la nouvelle génération de réformes, elle est tout simplement, selon moi, inévitable dans un monde qui s’est complexifié. Il s’agit ici de conserver, voire d’améliorer notre compétitivité dans un environnement où la précarité est devenue la règle dans le travail.
Nous ne pouvons faire face à la quatrième révolution industrielle, par exemple, sans réformer le code du travail qui est obsolète en inventant une nouvelle forme de flexi-sécurité.
De même, sur le plan de l’entrepreneuriat, nous devons faire des efforts considérables pour permettre la libre entreprise. Également, la digitalisation des échanges nous interpelle et nous accusons encore un retard certain.
"Il y a beaucoup de questionnements sur la qualité du co-pilote et de la classe politique"
-Où va le Maroc ?
-C’est une question qui interdit une réponse simple.
Le Maroc va aller dans une direction qui sera également déterminée par son personnel politique.
Aujourd’hui, si on doit prendre l’image d’un Boeing 747, il n’y a aucune confusion dans l’esprit des Marocains, sur l’identité, le chemin et la direction qui est donnée par le commandant de bord ; en revanche, il y a beaucoup de questionnements sur la qualité du co-pilote et de la classe politique.
Il faut à ce niveau, un choc qualitatif important qui doit être mené au niveau de la classe politique ; il n’y a pas eu d’aggiornamento ni sur le plan de la doctrine ni sur le plan du personnel politique; ce sont globalement les mêmes personnes depuis 20 ou 25 ans, c’est-à-dire des professionnels du monde politique qui sont sur ce champ-là. Peut–être parce qu’il n’y a pas suffisamment de conditions qui sont réunies, pour qu’une nouvelle génération politique vienne investir ce champ, mais il n’y a aucun doute sur le fait que l’avenir du Maroc sera éminemment politique. Tout le reste découle de cet aggiornamento du personnel politique.
"Un chemin marocain. 1999-2019: Parcours d'un Royaume en transformation".
Publié par l'IMSi, sous la direction de Abdelmalek Alaoui. Coordination: Najib Benamour.
Edition Descartes & Cie. Paris.
Le 29/06/2019
Source web Par Médias 24
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