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Drame à Chefchaouen : Pourquoi tant de suicides

Drame à Chefchaouen : Pourquoi tant de suicides

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 1013 personnes se sont donné la mort au Maroc, dont 613 femmes en 2016. Nous sommes à la deuxième place du monde arabe après le Soudan. Autre info intéressante, le suicide augmente dans les villes du nord. L’Observateur du Maroc avait déjà alerté sur ce phénomène dans une enquête sur place.

NNour Eddine, 22 ans à peine. Plein d’espoir, il revient de Tanger à son douar d’origine à Beni Yder dans la région de Tétouan pour cultiver la terre de son père. Mais le jeune homme ne savait pas que c’est la loi du plus fort qui l’emporte dans cette zone réputée pour la culture du kif. Il l’apprendra avec la plus dure des manières en perdant son capital au bout d’une saison catastrophique. Le considérant comme étranger, les autres agriculteurs l’ont privé de l’eau nécessaire à ses jeunes plants. Endetté, démuni, isolé… il parcourt 16 km à pied avant d’aller exploser sa rage au milieu de la foule le jour du souk hebdomadaire à Oued Nakhla. Personne ne prête attention à ce qui était perçu comme une crise d’hystérie et qui était en fait un appel de détresse de la part d’un Noureddine profondément détruit. Entièrement conforté dans son sentiment de «Hogra», il se dirige d’un pas lourd vers la forêt mitoyenne, enlève son pull, le roule autour du cou et se pend à un pin. Noureddine meurt comme il a vécu, seul et démuni. Il n’avait même pas de quoi s’acheter une corde pour se pendre. « J’étais en route lorsque j’ai aperçu son corps suspendu à un arbre. Quand on l’a touché, il était encore noyé dans sa sueur. Le pauvre garçon venait de mourir et sa mort à été atroce tout comme sa vie », regrette Mohamed, un guide touristique de la région.

Une fin tragique pour ce jeune qui voulait juste se faire une place au soleil. Mais Noureddine n’est pas un cas isolé. Car dans la province de Chefchaouen, le nombre des cas de suicide est en train de monter en flèche et d’une manière inquiétante depuis quelques temps déjà. « Rien qu’en 2017, nous avons enregistré 30 cas de suicide sans parler des tentatives avortées. C’est un chiffre alarmant qui ne devrait pas laisser indifférent », s’alarme Abdelmajid Aharaz, représentant de l’Observatoire international des médias et des droits de l’Homme, section Tanger-Tétouan-Al Hoceima.

Chroniques funèbres

Trente morts au moins (parce que d’autres sources parlent d’une quarantaine) en un an, sans parler des cas enregistrés durant les années précédentes. Pour Adnane Talidi, journaliste aux sites d’information Tétouan Press et Chouen Press, cette  hémorragie suicidaire risque de se poursuivre. Profondément inquiet, le journaliste nous expose plus de 65 liens d’articles qu’il a lui-même publiés, relatant des affaires de suicide dans la région ! « De par ma profession, je suis en permanence ces dossiers et je peux vous affirmer qu’il y a lieu de s’alarmer. Auparavant, je relatais une histoire de suicide une fois par 2 mois ou plus. En 2017, il m’arrivait d’écrire sur 4 suicides en une semaine », nous explique le reporter local.

Psychose

Une situation inquiétante qui ne manque pas d’ailleurs d’interpeller la population locale et qui génère une sorte de psychose collective. « Les gens ne comprennent pas et en l’absence d’explications sur la base d’études, ils ignorent les causes d’un tel phénomène et s’inquiètent au vu de son ampleur », nous explique Mohamed Azzouz, blogueur et activiste facebbokeur du village Amtar (commune rurale de Bab Berred). Une incompréhension et une stupeur populaire qui prendra la forme d’un Hashtag largement partagé sur facebook avec l’intitulé choquant « Je suis Chaouni alors je me suicide ». Auto-stigmatisation, autodérision, auto-condamnation ou appel de détresse de la part de la population locale déstabilisée par ces suicides qui se suivent et ne se ressemblent pas ? « Lorsque des enfants ne dépassant pas 12 ans, des vieux âgés de plus de 70 ans, des jeunes dans la fleur de l’âge mettent fin à leurs jours, il faut sérieusement se poser des questions », ajoute Aharaz. Mais qu’est-ce qui pousse un individu à attenter à sa propre vie ? Pourquoi la région de Chefchouen, précisément, est-elle victime de cette vague de suicides ?

En nous rendant sur place, et au bout d’une dizaine de rencontres, certaines pistes de réponses ont commencé à prendre forme. Premiers coupables pointés du doigt par les acteurs civils: la pauvreté et l’isolement. « La province de Chefchoauen est une zone sinistrée à tous les niveaux. Les populations souffrent en silence de l’isolement, la misère, le manque de structures, d’infrastructures et le chômage », relève Abdemajid Aharaz. Adnane Talidi abonde dans le même sens, insistant sur l’ampleur des frustrations mal vécues, en particulier, par les jeunes de la région et par la population locale en général.

Si pour les touristes, les montagnes et les forêts pittoresques du Rif sont source de réjouissance et  d’éblouissement, pour les locaux ce sont des pièges à rêves. « Surtout durant la saison froide, l’isolement est insoutenable. Si on y ajoute la pauvreté, résultant essentiellement de la rareté d’opportunités d’emploi et la quasi absence de lieux et d’activité de divertissement, nous nous retrouvons avec un cocktail explosif », analyse cette source proche du milieu hospitalier à Chefchaouen et qui voit régulièrement défiler les corps inertes des suicidés.

« Kherdala ya Kherdala ! »

« Pauvreté, chômage, analphabétisme, isolement… autant de matières explosives que de nombreux jeunes et même moins jeunes de la région croient pouvoir neutraliser en s’adonnant à la drogue », analyse Mohamed Karmoun de Douar Lahcen. Connaissant bien la région et ses habitants, ce jeune acteur touristique sait bien de quoi il parle. Mais peut-être pas autant qu’Aymane (prénom changé) qui fait partie de ces jeunes se droguant pour fuir la réalité. Quand nous l’avons rencontré, il était en train de préparer sa « kmaya » (sa dose). Son « sebssi » (longue pipe) déposé à côté de lui, il coupait soigneusement une touffe de cannabis, après l’avoir débarrassée de ses graines et de ses déchets.

« Depuis quelques années, de nouvelles variantes de cannabis sont arrivées au Maroc. Venant d’Inde, du Pakistan et de la Bolivie, la résine de ces graines, qu’on appelle ici « khardala » est beaucoup plus puissante que celle du kif «beldi» (marocain) », nous révèle-t-il sur le ton du connaisseur.

« Khardala ». Voici un mot qui est sur toutes les lèvres dans la province de Chefchaouen. C’est cette espèce de kif étranger qui est directement mise en cause par les habitants dès que la question de la principale cause des suicides en série est posée. Ce mot veut dire littéralement « flippante ». Âgé à peine de 18 ans, Aymane avait lui-même déjà vécu l’enfer de « Kherdala ». « Cette herbe est 10 fois plus puissante que la beldiya (Cannabis du pays)» assure Ayman. Comme d’autres accros, il prévient de son danger mortel. Surtout que « khardala » est distribuée et consommée ailleurs que dans la province de Chefchaouen.

« Tout comme ‘Pakistana’ ou ‘Tritika’, cette drogue est beaucoup plus nocive. Elle vous rend agressif, irritable, incontrôlable et à long terme vous plonge progressivement dans la dépression. A mon avis c’est l’une des premières raisons des suicides chez les jeunes », nous explique, avec assurance, Aymane. Il nous confie qu’il a failli tuer un homme quelques mois auparavant alors qu’il était sous l’emprise de Kherdala. Toujours en fuite, il essaie de se ressaisir en ne touchant plus à cette drogue. « Ce qui n’est pas facile car elle vous rend rapidement et puissamment dépendant », ajoute son ami Brahim, 20 ans.

Selon des sources bien informées, les graines de « kherdala » proviennent de l’Inde, passent par la Turquie et l’Espagne, avant d’atteindre clandestinement le sol marocain via Sebta. Mélangée aux graines destinées à nourrir les oiseaux, Kherdala coûte 12 à 13 dhs la graine. Prisée par les agriculteurs, elle se répand rapidement dans la région. « Elle est beaucoup plus fructueuse et rentable que le cannabis beldi pour les agriculteurs », nous explique Aharaz. L’ayant découverte auparavant dans le Rif à Oued Al Kennar, nous avons pu constater la grande différence entre la plante issue de « Kherdala » et celle du cannabis national. Beaucoup plus volumineuse, atteignant parfois deux mètres de hauteur, la graine supposée indienne offre une récolte plus généreuse, ce qui constitue un véritable appât pour les agriculteurs. « Mais il ne faut pas oublier que cette plante intruse consomme beaucoup plus d’eau et nécessite un entretien continu. Sa culture est à la fois nocive pour la nappe phréatique locale et éreintante pour les cultivateurs », insiste Karmoune.

Avec un prix double par rapport au prix du produit purement national, Kherdala peut coûter au consommateur final 10 DH le gramme tandis que le haschich ‘beldi’ ne dépasse pas 5 DH localement. Mais le vrai coût se ressent surtout sur la santé des consommateurs. La multiplication des cas de personnes ayant perdu la raison et ayant attrapé des maladies psychiques suite à la consommation régulière de Kherdala est d’ailleurs le thème principal de chansons populaires locales stigmatisant la « sale drogue ». Les tubes de Ayoub Chawni et de Latifa Laâroussia sont de grands succès qui décrivent en détails les effets dévastateurs du stupéfiant. « Hamma9ti ga3 jbala… besnassa o jemmala o hta l7emmala koulchi wellate haltou hala wahia Kherdala… », Traduction: « Tu as rendu fous dealers, grossistes et mulets. Tous sont dans un piètre état à cause de toi kherdala…». Des paroles qui auraient suffi pour alerter les responsables concernés, mais c’est l’immobilisme et le silence qui restent de mise.

KHERDALA

trafic et triche

« Couteuse et nocive, cette drogue plonge de nombreux jeunes de la région dans un cercle vicieux de dépendance et de besoin. Lorsque les sources manquent et c’est souvent le cas, nombreux sont les addicts qui mettent fin à leur vie pour sortir de leur enfer », affirme Aharaz. Pour Aymane et son ami Brahim, la véritable calamité réside ailleurs. Connaissant bien le milieu des « besnassa » locaux, ils affirment que même le produit local, pourtant réputé pour sa « qualité » et son aspect « produit bio », est devenu avarié. Explication ? Pour gagner plus d’argent, on triche dans la composition du produit final commercialisé à grande échelle dans la région, mais aussi dans les autres villes du Royaume. Rajoutant des substances hautement toxiques et impropres à la consommation, les trafiquants de drogues en augmentent la quantité et l’effet en nuisant profondément à la santé physique et mentale de leurs clients. Aymane parle de «Silisione» (colle de rustine), de « Rgina » (poudre hautement hallucinogène récoltée sur les feuilles du cèdre), de poudre à base de comprimés de psychotropes puissants, de médicaments pour trisomiques… Un « cocktail » louche qui a des effets dévastateurs et irréversibles sur les consommateurs crédules. « Nous connaissons un garçon qui a perdu carrément la raison juste après avoir fumé un joint. Il ère actuellement entre les montagnes », regrette Brahim. Si pour Mohamed Azzouz de Amtar, la drogue pourrait ne pas être la seule cause du phénomène des suicides, elle reste un facteur aggravant, comme le soutient Mohamed Karmoune.

De son côté Abdelmajid Aharaz, relève que l’hypothèse de la culpabilité de la drogue est valable pour le cas de jeunes suicidés âgés entre 20 et 30 ans dont un bon nombre sont des consommateurs réguliers de drogues. Mais qu’en est-il des autres catégories, dont les jeunes filles, les enfants et adolescents et même des personnes âgées qui mettent fin eux aussi à leurs jours ? Pour cet acteur civil, qui est en contact direct avec les populations marginalisées à Bab Berred, le problème est beaucoup plus vaste et il est surtout multidimensionnel.

« J’insiste sur le poids de la marginalisation économique et l’isolement géographique dont souffre cette région sinistrée. Une situation générale lamentable qui impacte négativement le moral de la population et la fragilise considérablement. Ceci est valable pour toutes les catégories d’âge», insiste Mohamed Azzouz. Si pour le suicide des adolescents, c’est souvent une histoire d’imitation (comme l’affirme Aharaz), pour les femmes c’est une autre histoire. Subissant une double pression sociale par rapport à leurs homologues masculins, les femmes de la région croulent sous le poids de la pauvreté, mais également sous la pression sociale et les interdits limitant leurs horizons. Mariage forcé, déscolarisation précoce, liberté limitée, dur labeur dans la culture familiale du kif sans vraie contrepartie et rémunération… « La vie est trop dure pour les femmes de Ard Jbala », résume l’une d’elles. Pire encore, Aharaz évoque un phénomène nouveau qui pourrait expliquer le recours au suicide de plusieurs femmes : L’inceste. Il relate une affaire très récente d’une jeune femme ayant mis fin à ses jours au bout d’un scandale provoqué par une relation incestueuse avec son beau-frère. Une autre histoire d’une jeune mariée abusée par son beau-père… De tristes récits aux fins tragiques qui viennent s’ajouter aux chroniques funèbres. « Le plus dur, c’est que les autorités, les élus et les responsables ne font aucun effort pour élucider l’énigme et apaiser les inquiétudes des populations. Nullement alarmés par le nombre grandissant de suicide, leur silence est assordissant », s’insurgent Aharaz et Azzouz qui réclament une enquête urgente et des études sociales pour opérer une autopsie du phénomène. De son côté, le journaliste Adnane Talidi affirme préparer, en partenariat avec l’association locale Bab Taza, une rencontre-débat sur ce thème en février prochain, avec la participation de plusieurs acteurs et intervenants de différents horizons. Une tentative de trouver des pistes de réponses aux multiples interrogations qui planent sur ce sujet. Pour Abdelmajid Aharaz, la seule et véritable piste de solution n’est autre que l’intégration de la région dans un plan de développement économique et social multidimensionnel capable de briser son isolement et de remonter, par la même occasion, le moral aux populations locales. Affaire à suivre ! ?

Le 23 Février 2020

Source web Par L’observateur

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