Récit. Voici pourquoi il faut une nouvelle réforme de la Moudawana
OPINION. Certes, des lacunes persistent et pas seulement dans la Moudawana. Le code pénal est également concerné. Mais le plus important, c'est le mouvement de flux et de reflux entre modernité et régression qui est en cause et qui est un enjeu de société et de devenir.
C’est devenu un rituel. Chaque année à pareille époque, des entreprises “célèbrent“ les femmes, généralement leurs propres salariées ou leurs clientes. La manière de célébrer varie en fonction de la subtilité et de l’originalité des entreprises concernées. Cela frôle parfois la gadgétisation.
La Journée de la femme ne doit pas se réduire à cela, mais ces pratiques qui s’étendent disent quelque chose de nous, de la société marocaine. Elles ne sont pas anodines.
La reconnaissance de la femme, le respect qui lui est dû, sont devenus une valeur que personne ne peut plus contester ouvertement. Au point que les entreprises ont besoin de s’en prévaloir, de l’affirmer publiquement, de prendre des initiatives et de le faire savoir.
Cela étant dit, ce progrès des mentalités n’est pas suffisant. Aujourd’hui, une nouvelle réforme s’impose, de la Moudawana et plus largement des textes législatifs concernant la femme.
Il ne s’agit pas de lister ce qui ne va pas, du mariage des mineures au contenu du code pénal par exemple. La problématique est plus large. L'enjeu, c'est le projet de société marocain.
Comment ça se passait dans les années 80 et 90
De nos jours, il est difficile d’imaginer dans quel carcan vivaient les femmes marocaines dans les années 80 et 90, il n’y a pas si longtemps. La mentalité dominante était étrange. Il m’est arrivé d’entendre un homme conseiller un autre, autour d’un café: “il ne faut pas dialoguer avec ta femme, elle a surtout besoin d’être dressée“.
De nombreuses femmes avaient la hantise de recevoir leur “braya“, un courrier leur annonçant qu’elles étaient répudiées. En d’autres termes jetées. La répudiation, c’était lorsque l’homme décidait de rompre unilatéralement le lien du mariage. Un peu comme lorsqu’on acquiert un objet, celui-ci n’a pas de droits. On s’en sépare à volonté.
Si une femme voulait divorcer, elle ne le pouvait pas. Le mari était le seul dépositaire du lien du mariage. Il était le seul à en avoir la clé et à pouvoir le rompre et n’avait pour cela, de comptes à rendre à personne.
Si cette femme, par ailleurs mineure à vie, voulait rompre le mariage, elle devait le demander à son “mari“. Il arrivait que celui-ci monnaye cette acceptation. Autour de moi, personne n’était vraiment choqué ou rarement.
Un jour, un million de signatures
Sous cette chape de plomb -il n’y a pas d’autres termes-, une jeune femme de la gauche marocaine, Latifa Jbabdi, a un beau jour décidé avec l’association UAF (Union de l’Action Féminine), de réunir un million de signatures en faveur d’une réforme de la Moudawana.
On a du mal, à imaginer l’audace, presque l’outrecuidance de cette initiative, ni l’immensité de cette tâche. Cela se passait en 1991-92, il n’y avait ni Internet, ni TGV, ni réseaux sociaux, ni autoroutes dignes de ce nom. L’UAF y est arrivée. Hassan II a répondu en 1993, par une première et très timide réforme du Code de la famille. Réformes minimes, mais la montagne a bougé. Le tabou est tombé. Définitivement, le Code de la famille n’est pas sacré.
Mais il faudra attendre le Roi Mohammed VI et l’année 2004 pour qu’un code de la famille digne de ce nom, voie le jour, marquant une rupture historique.
Femmes députées, secrétaires d'Etat puis progressistes contre islamistes
En 1993, la première femme députée entre au Parlement marocain. En août 1997, 4 femmes sont nommées secrétaires d’Etat alors que le Maroc prépare ouvertement l’alternance. En 1998, le gouvernement progressiste dirigé par l’USFP, adopte un projet de “Plan d’intégration de la femme au développement“, censé donner davantage de droits aux femmes.
Le débat sur ce plan devient rapidement clivant et polémique et les islamistes, aussi bien du PJD que d’Al Adl wal Ihsane, enfourchent cette monture pour devenir plus visibles. Au nom de la défense de l’Islam bien entendu.
En mars 2000, le gouvernement perd définitivement la partie. N’ayant su ni vendre le plan, ni argumenter, ni convaincre, il perd pied après les marches concomitantes de Rabat et de Casablanca.
A Rabat, les libéraux réunissent environ 20.000 personnes. A Casablanca, à l’appel des islamistes, 500.000 personnes défilent contre le plan d’intégration de la femme au développement.
Le gouvernement progressiste croit alors se débarrasser de la patate chaude en la transmettant au Roi Mohammed VI. En fait, ils rendent ainsi un service inestimable au mouvement féminin, aux libéraux et in fine au Maroc. Le Roi ira en effet au-delà de ce que demandait le mouvement féminin à l’époque.
Mohammed VI crée une commission dont il changera le président en cours de route. C’est M’Hamed Boucetta qui fera aboutir la réforme d’une manière conforme aux orientations du monarque.
Duel Abdelhadi Boutaleb-Abdelilah Benkirane
Pour vous donner une idée de l’ambiance qui prévalait en ces années, voici un petit exemple. Les associations féminines étaient très actives, dynamiques, visibles et audibles. Elles étaient un fer de lance de la revendication de modernité dans la société marocaine.
Vers 2002, une association féminine organise un débat dans un grand hôtel de Rabat autour de la question féminine, en partenariat avec le magazine Femmes du Maroc. L’orateur principal est Abdelhadi Boutaleb, érudit reconnu, ex-conseiller du Roi Mohammed VI. Il défend âprement et dans un arabe finement ciselé, la monogamie et l’égalité des droits entre les hommes et les femmes. Et tout cela, en citant abondamment le Coran. Ne subsistent de ce débat que des articles de presse et un enregistrement audio.
Alors que Boutaleb parlait depuis une quinzaine de minutes, voici qu’un groupe de trois ou quatre hommes conduits par Abdelilah Benkirane, traverse la salle et vient s’asseoir aux premières rangées. Un frisson glacé parcourt l’assistance, composée presque exclusivement de militants libéraux, qui percevaient les partis politiques à référentiel religieux comme une menace.
Le conférencier Boutaleb est très applaudi. Il conclut par des phrases gravées dans ma mémoire. Il cite le Coran (Sourate An-Nissaa): “(…) Il est permis d'épouser deux, trois ou quatre, parmi les femmes qui vous plaisent, mais, si vous craignez de n'être pas justes avec celles-ci, alors une seule, ou des esclaves que vous possédez. Cela, afin de ne pas faire d'injustice“ et “Vous ne pourrez jamais être équitables entre vos femmes, même si vous en êtes soucieux“. Il appelle à considérer les deux époux comme de vrais partenaires, “une seule main n’applaudit pas, une colombe a besoin de ses deux ailes pour voler“. Standing ovation.
Benkirane prend alors la parole. Pour reprendre une métaphore qu’il utilise lui-même, sa barbe était plus fournie qu’aujourd’hui. Il parle avec véhémence. Il prend le contre-pied total de Abdelhadi Boutaleb.
La salle réplique. Driss Lachguar, député et président du groupe parlementaire de l’USFP à la Chambre des représentants, est magistral. De sa voix tonitruante, il s’oppose, avec ses mots, à cette “volonté de régression“. Il en appelle à la modernité, à l’égalité, aux valeurs universelles. Salve d’applaudissements.
Le nouveau code de la famille, une rupture historique
En février 2004, le Parlement adopte à l’unanimité, PJD compris, le projet de loi réformant le code de la famille. C’est un coup de tonnerre au Maroc et à l’étranger. Cette Moudawana est l’œuvre du Roi soutenu par les forces progressistes de la société.
Le nouveau texte est bien analysé ici.
Entre autres, il consacre “l’égalité juridique entre les hommes et les femmes, la co-responsabilité au sein du couple et l’accès de la femme à la majorité sociale:
-la possibilité d’attendre jusqu’à l’âge de 18 ans pour choisir de se marier et avec qui bon lui semble;
-l’institution du divorce par consentement mutuel;
-la possibilité de demander le divorce;
-dans le cas de divorce ou de répudiation, la possibilité de garder ses biens, son logement et ses enfants si c’est l’homme qui demande le divorce. Dans ce cas, elle bénéficie d’un partage équitable des biens du couple.
“Toujours dans un esprit de protection de la femme, la polygamie est rendue quasi impossible“.
Mouvement féminin: un certain reflux
Le mouvement féminin a-t-il alors le sentiment d’un devoir accompli ? Se repose-t-il dorénavant sur le Roi ? Malheureusement, les voix se font plus discrètes et progressivement, la société civile libérale, celle qui a défendu un projet de société égalitaire entre hommes et femmes, devient moins audible.
D’une élection à l’autre, le PJD qui incarne (il n’est pas le seul) un courant contraire, gagne de la visibilité sur la scène politique et au Parlement. En 2011, il arrive en tête des élections législatives.
Le PJD présente deux facettes. D’un côté, la politique, l’alternance démocratique, la rotation des élites. De l’autre, il véhicule des valeurs qui ne sont pas anodines et que beaucoup jugent régressives à l’instar de l’auteur de ces lignes.
En voici quelques exemples: la relation à la langue et aux langues en général, la relation à l’enseignement, les tentatives d’imposer aux chaînes de télévision marocaines des contenus conformes à une certaine idéologie, le peu d’intérêt voire la méfiance accordée au tourisme qui est le secteur le plus pourvoyeur d’emplois au Maroc en milieu urbain, les textes de loi concernant les femmes et notamment les violences faites aux femmes (retardé), ou le code pénal… Lorsque les femmes sortent massivement de la vie active, mouvement entamé au début des années 2000 mais qui s'amplifie, cette régression est imputée par certains aux valeurs dominantes dans la société marocaine à partir de 2011.
Un exemple: Abdelaziz El Omari
En 2015, l’été est chaud. Le 28 août, un meeting de Abdelilah Benkirane à Sidi Bernoussi est couvert par Médias24.
Le meeting électoral est ouvert par Abdelaziz El Omari, élu de la circonscription et ministre PJD des Relations avec le Parlement. Il rappelle, en présence d’un Benkirane imperturbable, la manifestation de mars 2000 contre le plan d’intégration de la femme au développement, qualifiant cette marche de haut fait du militantisme. Cela signifie qu’un ministre PJD évoque avec nostalgie et revendique son opposition aux droits des femmes et aux dispositions de la nouvelle Moudawana. Il sera néanmoins élu à Hay Mohammadi en tant que tête de liste PJD puis deviendra début octobre 2015, maire de la ville de Casablanca.
Dans une vidéo antérieure, il avait loué la démarche du Hamas, soulignant que les partis islamistes qui réussissent sont des partis qui ont adopté la démarche progressive (attadarrouj).
La Moudawana, manifeste des libéraux
Le PJD pèse, sur la base des votes de 2015 et 2016, 20% à 25% des voix exprimées. Mais si l’on considère le nombre d’inscrits ou le nombre de Marocains en âge de voter, on tombe à 7,5%.
Il n’en demeure pas moins qu’à partir de 2012, le PJD exerce une influence certaine. Comme d’autres partis appelés “hégémoniques minoritaires[1]“, il a gouverné en semaine et s’est positionné dans l’opposition les week-ends. Surtout, une partie de la société intériorise ses valeurs qui se diffusent et qui prennent totalement le contre-pied de la révolution modernisatrice de 2004.
Vues sous cette perspective, les choses ressemblent à un mouvement de flux et de reflux.
Aujourd’hui, le camp féminin est plus discret et c’est un euphémisme. En paraphrasant un penseur arabe, on peut estimer que la Moudawana de 2004 est une sorte de “constitution civile[2]“ du Maroc. Son texte, ainsi que le préambule de la Constitution de 2011, sont un manifeste basé sur les valeurs universelles. La législation avait précédé les mentalités (pas toutes).
L’auteur de ces lignes n’est pas le seul à rêver d’une nouvelle séquence où l’on verrait une société civile et un camp libéral plus unis, plus dynamiques, mobilisés autour de ces socles, en dehors des idéologies et de la politique.
Voilà pourquoi il FAUT militer pour une nouvelle réforme de la Moudawana.
_______
[1] Selon l’expression de Hamadi Redissi, célèbre penseur tunisien, qui a analysé ainsi le parcours d’Ennahdha après la révolution tunisienne.
[2] Selon l’expression utilisée par le penseur tunisien Ali Mezghani à propos de la situation tunisienne et dans une logique de résistance à Ennahdha.
Le 08 Mars 2019
Source web Par Médias 24
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