La guerre des langues, cette question qui fâche
«Maroc : la guerre des langues» est le titre choisi pour la dernière parution des éditions En toutes lettres. L’ouvrage réunit les points de vue d’écrivains, de linguistes, d’anthropologues, de politologues, de poètes et d’artistes, d’expressions française et arabe, sur la problématique tenace de la langue au Maroc.
«Les questions qui fâchent». Voilà un nom de collection qui annonce la couleur. Il s’agit de décortiquer les tenants et les aboutissants des grands spasmes de discorde qui secouent la société marocaine. La question de la langue a depuis longtemps été au centre d’un conflit latent, s’interposant au dialogue serein quant au devenir du multilinguisme marocain. Dans le livre, des intellectuels et des artistes essaient d’amorcer un débat dépassionné. Malgré quelque colère ou amertume, il s’en dégage un désir commun de se diriger vers un multilinguisme véritable, mettant à plat la hiérarchisation établie des langues: «Tous rêvent d’un “avenir pluriversel” libéré des problématiques jugées obsolètes. Tous aspirent à ce que les langues du Maroc coexistent dans l’équilibre, le français libéré d’une francophonie hégémonique, l’arabe libéré de ses fièvres réactionnaires, la darija et les langues amazighes délivrées du mépris et du régionalisme», résume Kenza Sefrioui, directrice du collectif.
En effet, équilibrer la situation linguistique au Maroc dirigerait la société vers une certaine égalité des chances, car «la situation linguistique marocaine reflète un état sociopolitique, un choix inconscient ou du moins implicite de la différence linguistique pour masquer, légitimer et adoucir la différence sociale», explique le politologue Omar Saghi. En outre, cela permettrait également de résister à l’obscurantisme, puisque «ce jeu pervers d’enfermer la langue arabe dans la case de l’archaïsme et la sacralité a favorisé l’émergence d’une nouvelle idéologie des élites arabisées et traditionnalistes qui vote islamiste ou partage une culture fondamentaliste», étaye le poète et traducteur Jalal El Hakmaoui.
Désordre linguistique
S’il est admis que «l’empire colonial français excluait la langue arabe au nom d’une politique de dénationalisation, visant à asseoir son pouvoir politique, économique et culturel», il faut souligner que l’arabisation «a été bâclée et exclue de la modernité au prétexte que l’arabe aurait été incapable de traduire les sciences, les techniques et les aspects de la vie moderne», analyse Jalal El Hakmaoui.
Entre les deux, la darija a longtemps été ballottée. Méprisée par le francisant car langue indigène, elle a été rejetée par l’arabisant, car riche en emprunts à la langue française. Pourtant, «l’apparition spontanée des emprunts français dans la conversation des Marocains constituait une preuve des évolutions, transformations, perturbations introduites par l’Occident», explique la sociolinguiste Zakia Iraqui Sinaceur. Et non, «la darija n’est certainement pas un arabe détérioré, pollué ou brisé. C’est une langue qui a ses propres structures et qui emprunte beaucoup à l’arabe, à l’amazigh et à d’autres langues», écrit le philosophe Abdou filali Ansari.
Quoi qu’il en soit, actuellement «le français continue à jouir d’un prestige social important, du fait de sa place dans le champ économique, la haute administration et les cercles de décisions. Cependant, toutes les enquêtes sociolinguistiques décrivent un marché linguistique en pleine mutation et où le français ne cesse de perdre de l’espace en faveur de l’arabe standard ou l’arabe marocain», nous apprend l’anthropologue Mohamed-Sghir Janjar.
Dans la littérature marocaine, longtemps persistaient des barrières et des conflits entre arabisants et francisants. «C’est une dichotomie obsolète», se lamente Yassin Adnan qui pense que de l’eau a coulé sous les ponts depuis que le français constituait la langue du colon et l’arabe celle des résistants. «Aujourd’hui, le français est une des langues des Marocains presque comme l’arabe et l’amazigh. Nous produisons tous une littérature marocaine contemporaine. La langue ne nous sépare plus comme avant», assure-t-il en pensant à ses contemporains francophones.
Réconcilier par la traduction
Pour cette génération d’auteurs parfaitement bilingues, le problème ne se pose plus en effet. Ce qui n’est malheureusement pas le cas pour tous les auteurs marocains ou pour la majorité écrasante des Marocains dont le bilinguisme tient plus du mythe que de la réalité. A ce propos, la place de la traduction comme solution à la transmission du savoir est soulevée par plusieurs intervenants, tout en préservant la liberté du choix de la langue. Pour l’écrivain Mohamed Bennis, «la traduction est le chemin vers la modernité» car «c’est une nouvelle génération d’écrivains tourmentés, en majorité bilingue, qui va hanter puis marquer les années 1970… Grâce à cette initiative, unique dans le monde arabe, on a accès aux œuvres des penseurs Jacques Derrida, Roland Barthes, Julia Kristeva, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Alain Badiou…». Obtenir ainsi une modernité de la culture marocaine peut réconcilier les langues et les mentalités.
Publié le 09/03/2018
Source Web: lavieeco
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